logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Politique sociale

Inapte et licencié : la double peine

Politique sociale | publié le : 01.12.2011 | Rozenn Le Saint

Les employeurs sont tenus de reclasser tout salarié déclaré inapte à son poste avant de le licencier. Mais leurs efforts ne sont pas souvent à la hauteur.

Un patron qui porte des banderoles et fait le piquet de grève, seul, à l’entrée de son magasin, pour dénoncer la « charge de travail inhumaine » de ses caissières, c’est plutôt inhabituel ! L’initiative de Jean-Marc Hubert, directeur d’un supermarché Lidl de Lamballe (Côtes-d’Armor), au printemps dernier, a ravivé le débat sur les mauvaises conditions de travail des salariés de la grande distribution discount. Dans son magasin, quatre salariés sur huit sont victimes d’une maladie professionnelle reconnue qui relève de troubles musculo-squelettiques ; Jean-Marc Hubert lui-même souffre d’épicondylite du coude. L’enseigne est aussi championne du licenciement pour inaptitude. L’an dernier, elle en a prononcé dix en Bretagne, qui compte 848 salariés de Lidl. « Avant, il y en avait cinq maximum chaque année, mais depuis trois ans, ça a explosé avec les nouvelles mesures commer­ciales. On était déjà à fond, maintenant, on est à 110 % », relate l’ex-directeur du magasin, qui devait retrouver son poste à temps partiel le 21 novembre après trois mois de formation et près de quatre en arrêt maladie.

Lorsqu’un médecin du travail déclare inapte un salarié à son poste, l’employeur est tenu de le reclasser. Le licenciement ne peut être envisagé que si ce reclassement est impossible. Or « aujourd’hui, plus personne n’ose parler de ses problèmes de dos, de peur d’être envoyé chez le médecin du travail, puis déclaré inapte et licencié », témoigne Jean-Michel Hubert, par ailleurs délégué syndical CFTC. Selon lui, Lidl ne fait aucun effort de reclassement : « Dans une petite entreprise, c’est difficile, mais au sein d’une multinationale avec 17 000 salariés en France, c’est différent. Or quand une caissière est déclarée inapte à son poste, on lui en propose un autre, mais à Strasbourg ou Marseille, et un travail qui demande un bac + 2, voire + 4, alors que la plupart n’ont même pas un BEP. »

Pourtant, le reclassement au sein même d’un magasin est possible, selon lui. Il y a six ans, une de ses caissières a gardé son poste, en y intégrant un peu de travail administratif et de rangement : « L’effort a été fait parce que l’en­treprise n’avait pas le choix, la personne en question étant salariée protégée. Mais si l’aménagement de poste est possible pour elle, il l’est pour les autres ! » en déduit le quinquagénaire, qui est en contact avec le sénateur PS Ronan Kerdraon, membre de la commission des affai­res sociales. Jean-Marc Hubert souhaite une ­réforme du licenciement pour inaptitude, de sorte que « le CHSCT ait plus de pouvoir de contrôle et que le soin de reclasser ne soit pas exclusivement laissé aux employeurs ». Et il n’est pas le seul à réclamer une réforme : « Il y a urgence, car le licenciement pour inaptitude est utilisé comme une stratégie de contournement », dénonce Pierre-Yves Verkindt, professeur de droit à la Sorbonne et membre du Cercle de prospective sociale.

Instrumentalisation du droit. La rupture du contrat de travail en raison de l’état de santé ou du handicap du salarié n’étant pas légale, car basée sur un motif discriminatoire, le licenciement pour inaptitude permet de se débarrasser de salariés non opérationnels à 100 %. Cette « instrumentalisation du droit » risque de s’amplifier encore avec la réforme des retraites du 9 novembre 2010 : « Faire reconnaître une pénibilité permettant un départ en retraite anticipée devient un vrai parcours du combattant, le nombre de licenciements pour inaptitude risque d’enfler », anticipe le juriste.

Autre cheval de bataille de Pierre-Yves Verkindt, les lacunes du droit de l’inaptitude au travail. Il a par exemple milité pour combler un vide juridique en rendant possible la rupture de contrat à durée déterminée (CDD) pour inaptitude. Jusqu’à présent, le salarié en CDD déclaré inapte à cause d’une maladie non professionnelle se retrouvait dans une situation où « il ne pouvait pas s’inscrire à Pôle emploi, car son contrat n’était pas rompu, mais l’employeur ne lui versait pas forcément de salaire puisqu’il ne travaillait plus », explique Hervé Gosselin, conseiller à la chambre sociale de la Cour de cassation, auteur d’un rapport en 2007 sur le licenciement pour inaptitude. Un article de la loi du 17 mai 2011 de simplification et d’amélioration de la qualité du droit a le mérite de sortir le salarié en CDD déclaré inapte de ce statut incertain. Mais une ambiguïté du texte fait craindre à Fabrice Grout, responsable juridique de la Fnath (association des accidentés de la vie), qu’un an d’ancienneté soit nécessaire pour percevoir une indemnité de licenciement : la plupart des CDD licenciés pour inaptitude deviendraient donc de « simples Kleenex ». La Cour de cassation devra trancher sur l’obligation d’ancienneté ou non.

« Avant de réformer, il faudrait surtout appliquer la loi » (Bernard Salengro, médecin du travail, SGMT)

Reclassement au diable vauvert. « Avant de réformer, il faudrait surtout appliquer la loi, plaide Bernard Salengro, du Syndicat général des médecins du travail (SGMT-CFE-CGC). Aujourd’hui, l’employeur ne fait pas l’effort de reclassement nécessaire. » En témoigne le cas d’un chauffeur routier âgé de 56 ans et victime d’un accident du travail en tirant une palette, fin 2009. Un an plus tard, il est déclaré inapte à son poste et est licencié. Alors qu’il gagnait 2 300 euros brut par mois, on lui propose un poste à temps partiel à 720 euros, dans les bureaux, à 600 kilomètres de chez lui. « La Fnath m’avait prévenu, l’employeur est obligé de proposer un reclassement, mais généralement c’est au diable vauvert, afin que le salarié refuse. »

Autre cas, ce couvreur de 51 ans, trente-trois ans de maison, licencié pour inaptitude à cause de problèmes de dos. Suite à un arrêt maladie, le médecin du travail l’a déclaré apte à travailler à son poste, mais avec restriction de charge. « Cela ne devait pas convenir au patron, alors à la deuxième visite il a été déclaré inapte », indique un de ses proches. « Les employeurs exercent des pressions sur les médecins du travail », confirme Bernard Salengro. Et à quelques années de la retraite, difficile de retrouver un emploi… Reste les allocations chômage. En fin de droits, seule la reconnaissance d’une incapacité permanente partielle ou du caractère professionnelle de la maladie qui a causé l’inaptitude permet de toucher une pension proportionnelle aux revenus, « qui pour les plus petits salaires ne dépasse pas le montant de l’allocation aux adultes handicapés (743,62 euros par mois) », indique Fabrice Grout.

Une des rares études sur le licenciement pour inaptitude, réalisée par trois médecins du travail de Meurthe-et-Moselle, montre que sur près de 140 000 personnes suivies, 341 ont été déclarées inaptes en 2007 ; parmi elles, seules 18 % avaient retrouvé un travail un an plus tard. « L’inaptitude ne permet pas de rebondir et de passer à autre chose… Quand le licenciement est prononcé, c’est en désespoir de cause », indique un des auteurs, Amélie Adam, de l’Association lorraine de santé en milieu de travail (ALSMT). « Les personnes qui ont des séquelles physiques, comme des troubles ostéoarticulaires, ont encore plus de mal à retrouver du travail, car le problème sera le même pour une entreprise X ou Y. Pour celles qui ont été exposées à des risques psychosociaux, il y a plus de possibilités », estime-t-elle. Or dans sept cas de licenciement sur dix, ce sont les exigences physiques qui ont favorisé l’inaptitude ; pour un quart, ce sont les troubles psychopathologiques. « Rien d’étonnant, puisqu’on constate de plus en plus de stress lié au travail lors des visites médicales », relate Amélie Adam. Une tendance confirmée par maître Defosse, avocat spécialisé en droit social, à Dijon : « Il y a davantage de souffrance au travail, donc plus de situations où l’inaptitude doit être relevée, et de moins en moins d’énergie déployée par l’employeur. »

100 000 licenciements pour inaptitude par an en moyenne.

Source : Syndicat général des médecins du travail.

70 % des licenciés pour inaptitude le sont à cause d’exigences physiques.

25 % le sont pour des raisons psychopathologiques.

Source : Association lorraine de santé en milieu de travail.

La psychanalyste de la souffrance au travail licenciée pour inaptitude

L’histoire de Marie Pezé est celle du comble du licenciement pour inaptitude. En 2010, cette psychanalyste a été remerciée du Centre d’accueil et de soins hospitaliers de Nanterre (Hauts-de-Seine), où elle avait créé la première consultation spécialisée « souffrance au travail » de France, treize ans plus tôt. Handicapée physiquement à 80 %, elle avait réclamé en vain des aménagements de poste pour pouvoir éviter les déplacements inutiles (un bureau personnel au rez-de-chaussée avec un ordinateur sur son bureau, une imprimante à disposition…).

« Les cordonniers sont souvent les plus mal chaussés.

En filigrane, mes bagarres quotidiennes face au refus d’aménager mon poste révèlent une discrimination au handicap », dénonce Marie Pezé, qui a déposé une plainte devant le tribunal administratif. « Des propositions d’autres locaux ont été faites, mais Marie Pezé les a refusées au prétexte que ses patients n’y seraient pas bien », plaide l’avocate de la direction, maître Abecassis. Quand début 2009 la psychologue du travail qui l’épaulait part sans être remplacée, la charge de travail de Marie Pezé s’accroît, son stress avec. Résultat, elle finit par être déclarée « définitivement inapte » et licenciée. « J’étais inapte à mon poste, mais pas à mon métier », regrette-t-elle.

Auteur

  • Rozenn Le Saint