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Politique sociale

Une industrie tricolore sans matière grise ?

Politique sociale | publié le : 01.01.2012 | Emmanuelle Souffi

Après les usines, les industriels délocalisent leur R & D en Asie ou en Amérique latine. Une lame de fond qui dépasse la question des coûts salariaux.

Joli tête-à-queue… Convoqué dare-dare à l’Élysée pour s’expliquer sur son plan d’adaptation dévoilé fin octobre, Philippe Varin, président du directoire de PSA, a ouvert la boîte de Pandore. Les 2 100 postes supprimés dans la R & D du constructeur ont mis en émoi la communauté scientifique et les prestataires de services, principales victimes de ces coupes franches. Certes, le groupe automobille réalise toujours 85 % de sa R & D chez nous. Sur 2 milliards de budget de R & D programmé en 2012, 1,9 milliard l’est dans les usines françaises. La marque a beau dénoncer « le mauvais procès » en délocalisation fait par les politiques et les médias, difficile de ne pas y voir une réorientation stratégique vers les pays émergents. D’ici à 2013, les effectifs de son centre technique de Shanghai devraient doubler pour atteindre un millier. Déshabiller Pierre pour mieux habiller Paul…

Même si c’est sans doute la première fois qu’un industriel affirme aussi clairement vouloir traiter sur le même pied ses labos que jadis ses usines, PSA ne fait que suivre un mouvement amorcé depuis des années. Sanofi-Aventis, STMicroelectronics, Rhodia, les laboratoires Lilly, le fabricant de tablettes Archos… Tous ont ouvert des centres en Amérique latine et en Asie, Chine ou Inde. Des laboratoires de pointe qui planchent sur les technologies du futur quand, par le passé, c’étaient des équipes françaises qui s’y collaient. Plombé par les génériques et l’échec de certains médicaments, Sanofi-Aventis a remis à plat l’organisation de ses labos l’année dernière. Deux milliards d’euros d’économies d’ici à 2013 et 1 200 postes supprimés dans la R & D… Le fleuron français mise sur les partenariats avec le privé et la Chine, où il a ouvert une nouvelle unité.

Pendant longtemps, les cols blancs se sont crus à l’abri des externalisations et autres délocalisations. Régulièrement citée comme métier d’avenir, y compris par l’ex-Commissariat du Plan, la R & D incarnait la voie royale pour tout jeune diplômé. L’expertise et les diplômes de ses salariés la protégeraient des Chinois et des Indiens, perçus comme le Grand Satan, fossoyeur du made in France. Belle illusion ! « On se mentait en disant que seuls les ouvriers étaient victimes de l’internationalisation », convient Xavier Tedeschi, fondateur de Latitude RH, spécialisé dans l’accompagnement de la transformation des entreprises. En vérité, ces cols blancs hautement qualifiés sont logés à la même enseigne.

Plus près des gisements de croissance. À cela plusieurs raisons. D’abord, simple logique industrielle, les usines ayant été délocalisées dans ces zones, autant faire de même avec les labos pour les rapprocher des ­gisements de croissance. « C’est totalement illusoire de penser qu’on peut tout fabriquer et tout concevoir en France. Il y a des développements qui ne peuvent être faits que localement car les attentes sont différentes », tempête un porte-parole de PSA, la seule société qui ait accepté de répondre à nos questions. Et de rappeler que le groupe emploie 15 000 chercheurs, développeurs et concepteurs dans l’Hexagone, contre 600 en Chine et 1 400 en Amérique latine.

Au début, ces compétences extérieures venaient en soutien des équipes françaises. Par exemple, pour adapter un nouveau véhicule aux pratiques culturelles. « La conception de nouveaux produits était maintenue jalousement dans les sociétés mères des pays d’origine. Aujourd’hui, tout est globalisé. La part de la R & D confiée aux filiales est passée en quelques années de 5 % à près de 30 % », analyse El Mouhoub Mouhoud, professeur d’économie à Paris-Dauphine, auteur de Mondialisation et délocalisation des entreprises (La Découverte, 2006). Quand Renault achète Nissan, c’est aussi pour conquérir le marché japonais et mettre la main sur ses laboratoires. La demande explosant dans les pays émergents, les industriels investissent en masse là-bas. La classe moyenne – 400 à 500 millions de personnes ! – veut consommer Frenchy. Au contraire, avec ses taux de croissance atones, la vieille Europe n’incarne plus l’avenir.

Deusio, développer et produire sur place, ça revient quand même moins cher. Mais, à la différence de la délocalisation d’usine, ça n’est pas tant les salaires qui sont en cause que les frais de transport des marchandises. « À l’inverse de la production, ce n’est pas de la délocalisation verticale. On va là-bas non pas pour faire du dumping social, mais parce que ça coûte cher d’exporter », résume El Mouhoub Mouhoud. Imaginez des milliers de voitures conçues et fabriquées à Douai pour le marché asiatique, transportées ensuite par bateau jusqu’à Shen­zhen… Pas très compétitif à l’arrivée ! « Il ne faut pas rêver, les Chinois ne vont jamais acheter des véhicules 100 % français ! En plus, ce serait désastreux pour le développement durable et la planète », prévient Anne Valleron, déléguée syndicale centrale CFE-CGC de PSA.

Tertio, en installant une partie de leur R & D hors de France, les industriels bénéficient d’une force de frappe hyperréactive et qualifiée. Toutes les plus grandes écoles françaises sont en Amérique latine et en Asie. Au travers d’une vingtaine de partenariats avec des prestigieuses business schools, HEC est présente dans sept pays asiatiques. Idem pour Centrale Paris, qui a également multiplié les accords avec des écoles brésiliennes. De quoi offrir aux multinationales du personnel dûment formé. « Aujourd’hui, la différence entre des ingénieurs français, indiens et chinois est nulle ! » clame Xavier Tedeschi.

Aides et subventions. Bien décidés à attirer ces pourvoyeurs d’emplois, les gouvernements ont ouvert le robinet à aides et subventions. Les dépôts de brevet rapportent des réductions fiscales. Des rabais sont offerts à chaque construction de nouveau centre. Résultat, en quelques années, Shanghai et Bangalore sont devenues les nouvelles Mecque de la R & D ! Avec ses pôles biotech, ses parcs électroniques, ses écoles prestigieuses – et son code du travail plutôt souple –, Shanghai fait mieux que Boston, San Francisco et Seattle réunis ! Dans le parc industriel de Xinzhuang, Rhodia a construit un centre de recherche fondamentale où travaillent une centaine de chercheurs. Le géant tricolore de la chimie a déposé une douzaine de brevets en Chine en 2009, l’objectif étant d’aboutir à 20 par an. En fermant, en 2010, son centre de recherche caennais, ST-Ericsson a renforcé ses troupes à Bangalore, en Inde, et à Austin, au Texas.

Rhodia a déposé une douzaine de brevets en Chine en 2009, l’objectif étant d’aboutir à 20 par an

Vue de France, cette concurrence de matière grise est vécue comme un drame. « Il n’est plus simplement question de compléter le travail d’équipes françaises, mais bien de tout transférer, regrette Karine Leverger, déléguée générale du Syntec Ingénierie, qui représente 220 000 emplois. Ce sont des activités à forte valeur ajoutée, facteur de compétitivité, qu’on perd et qu’on ne retrouve pas. » La fédération estime avoir perdu 3 000 emplois et manqué 7 000 embauches d’ingénieurs et de techniciens en 2009. Sur les 2 100 postes rayés dans la R & D chez PSA, 1 600 concernent les prestataires extérieurs (Segula Technologies, Altran, Alten). Des salariés qui travaillent parfois depuis des années chez le constructeur et qui vont voir leur mission s’arrêter du jour au lendemain. Des plans de restruc­turation seraient en préparation dans certaines PME du secteur. Selon le Syntec Ingénierie, les constructeurs automobiles inciteraient les prestataires de services à se développer dans les pays émergents, mais sans aucune garantie contractuelle. Le sujet est sensible et aucune société d’ingénierie n’a souhaité nous répondre.

Pour autant, les tricolores ont les moyens de résister. L’Ile-de-France reste la première région d’accueil de la R & D en Europe. Les filières de formation s’internationalisent et le niveau de qualification ne cesse de progresser. Et c’est tant mieux, car il est plus simple de rivaliser sur le terrain des savoir-faire que sur celui des coûts sociaux… « Il faut soutenir l’innovation et concentrer les aides sur les emplois à valeur ajoutée », plaide El Mouhoub Mouhoud. Ce qui suppose une politique industrielle cohérente. Or, avec 39 milliards d’euros par an consacrés aux dépenses de R & D, la France est loin derrière l’Allemagne (61 milliards) et le Japon (110 milliards), selon l’OCDE. Pis, entre 2003 et 2009, quand les Allemands augmentaient leurs investissements de 0,3 % du PIB et les Italiens de 0,16 %, la France n’accentuait ses efforts que de 0,04 %. Quant aux entreprises chinoises, leur appétit a de quoi faire frémir ! Leur budget de R & D a flambé de 40 % en 2010, selon Eurostat. Contre 0,7 % dans les sociétés tricolores. À l’avenir, les métiers seront transnationaux. « Il faut sensibiliser les jeunes générations au fait que, demain, ce sera peut-être Shanghai ou Hongkong et pas Aubervilliers ou la Défense ! » lance le fondateur de Latitude RH. Les ingénieurs travailleront davantage sur des segments de produits selon une organisation plus éclatée. Une sorte de R & D à la chaîne…

Gilles Le Blanc, professeur d’économie à l’École des mines ParisTech, spécialiste de l’innovation
“Arrêtons de penser que nous sommes les meilleurs !”

Assiste-t-on à un mouvement de fond de décentralisation des services de R & D en France ?

Au-delà de l’industrie, cette lame touche tous les secteurs (finances, marketing, RH, logiciels…) et elle remonte bien avant la crise de 2008. Ce mouvement a démarré avec la pharmacie où, pendant longtemps, deux tiers des nouveaux produits étaient européens. Aujourd’hui, deux tiers sont américains.

Pourquoi effectuer le développement de produits ou de services innovants en dehors de nos frontières ?

Les entreprises ont d’abord cherché à optimiser la production en sous-traitant, externalisant, délocalisant. Puis les achats et la distribution. Reste l’amont, qui coûte cher et emploie du monde – environ 150 000 personnes –, et dont l’efficacité est discutée. C’est l’argument de PSA : Volkswagen développe sept projets par an, et nous, seulement cinq. Or, pour résister à la concurrence, ça n’est pas qu’une question d’argent et de taille. Pendant longtemps, le modèle dominant, c’était le gros centre de R & D intégré, où l’on accumule les ingénieurs pour avoir la plus grosse force de frappe et plancher sur une trajectoire technologique dominante. C’est celui du Technocentre de Renault. Or les secteurs porteurs de demain (santé, vieillissement, environnement…) supposent une variété de trajectoires et des capacités à développer plusieurs produits en même temps dans des champs différents.

Ça n’est donc pas qu’une question de coûts ?

Non ! Car, en Chine ou ailleurs, les coûts salariaux explosent aussi ! Les entreprises vont chercher dans ces pays des technologies sur cible, des compétences qu’elles ne trouvent pas en France. Ce qui suppose d’accepter de travailler avec eux et d’arrêter de penser qu’on est les meilleurs.

Les métiers vont fortement évoluer…

Le rapport à l’innovation est en train de changer. Fini, le gros labo où l’on fait toute sa carrière ! À la place, des cellules de R & D et des kyrielles de PME qui auront besoin d’ingénieurs qualifiés. La nature même du métier va se modifier : on sera moins organisateur, intégré dans une chaîne de conception, mais davantage une compétence insérée dans des réseaux élargis (laboratoires, entreprises étrangères…). Les tâches seront fragmentées. À l’avenir, l’activité de recherche restera importante. Dans le développement, on traitera moins des objets finalisés que des morceaux d’objets. Cette internationalisation de la R & D comporte certes des menaces pour l’emploi. Mais elle génère aussi des opportunités, car des milliers d’entreprises vont basculer dans la R & D, la clé pour s’en sortir étant l’effort d’innovation.

Propos recueillis par Emmanuelle Souffi

Auteur

  • Emmanuelle Souffi