logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Enquête

Baisser les salaires n’est plus tabou

Enquête | publié le : 01.03.2012 | Anne-Cécile Geoffroy

Image

Baisser les salaires n’est plus tabou

Crédit photo Anne-Cécile Geoffroy

Nicolas Sarkozy fait des pactes de compétitivité à l’allemande la nouvelle arme antichômage. Un compromis salaire/emploi à risque alors que les augmentations sont en berne et que la flexibilité tire les rémunérations vers le bas.

C’est non ! Du côté des syndicats, pas question de laisser le champ libre aux accords compétitivité-emploi et surtout pas en deux mois, à la veille d’une élection présidentielle.« Un nouveau prétexte pour s’attaquer à toutes les clauses du contrat de travail, dont le salaire », dénonce Mohamed Oussedik, secrétaire confédéral de la CGT. Pour la CFDT, la menace porte sur la durée du travail et la remise en cause des 35 heures. Jusqu’ici les quelques entreprises signataires d’accords ad hoc, comme Poclain Hydraulics, dans l’Oise, devaient nécessairement obtenir l’adhésion individuelle de chaque salarié pour baisser leur salaire. Un verrou juridique que Nicolas Sarkozy souhaite faire sauter pour, dit-il, favoriser la compétitivité des entreprises hexagonales et préserver l’emploi.

Moins de salaire pour plus d’emploi : la nouvelle antienne du président de la République, après celle du « travailler plus pour gagner plus », marquerait-elle un tournant ? La France a en effet toujours choisi de tirer la croissance par la relance de la consommation via les augmentations de salaire. Durant son quinquennat, Nicolas Sarkozy n’aura eu de cesse de jouer cette partition via le déblocage de la participation, la défiscalisation des heures supplémentaires ou encore la « prime dividendes ». Mais l’envolée du chômage et l’obsession du coût du travail relancent la bataille des salaires. Une forteresse que les gouvernements avaient bien évité d’attaquer de front. De leur côté, les entreprises disposent d’un arsenal de mesures pour doper l’emploi, la productivité et flexibiliser le temps de travail, dont l’un des effets a été de tirer les salaires vers le bas. Annualisation du temps de travail, multiplication des temps partiels, CDD, intérim. En 2010, les CDD de moins d’une semaine représentaient 46,2 % des embauches contre 29,7 % en 2000, selon les données de l’Acoss. Les dispositifs d’allégement de cotisations sociales (20 milliards d’euros par an) mis en place depuis le milieu des années 90 pour pousser les entreprises à créer des emplois ont aussi grevé les rémunérations. « Ces mesures ont nourri les trappes à bas salaires. Elles dissuadent les entreprises d’augmenter les salaires au-delà de 1,6 smic. Aujourd’hui, 60 % des salaires sont inférieurs à cette borne, explique Pierre Concialdi, chercheur à l’Institut de recherches économiques et sociales. L’impact de cette politique d’allégement n’est pas non plus à la hauteur des attentes. Selon les évaluations, les entreprises auraient créé entre 100 000 et 600 000 emplois. »

Prolongation du temps de travail sans contrepartie. Convaincu par le modèle allemand et ses pactes de compétitivité, Nicolas Sarkozy en fait une nouvelle arme anticrise. « En Allemagne, ces pactes jouent majoritairement sur la prolongation du temps de travail sans contrepartie salariale. Les baisses directes de salaire sont très rares. Elles provoqueraient trop de tension, explique Adelheid Hege, sociologue, cochercheuse au Centre de recherche interuniversitaire sur la mondialisation et le travail. Pour passer la crise, les entreprises ont surtout eu recours de façon massive au chômage partiel. » Un dispositif que la France vient également d’assouplir en supprimant l’autorisation administrative des Direccte jusqu’ici nécessaire. « Si les accords compétitivité-emploi entrent en œuvre, ils vont enterrer les dispositions prises sur le chômage partiel, pronostique Mohamed Oussedik à la CGT. Les entreprises préféreront des accords valables deux ans plutôt que des périodes d’activité partielle plus limitées. »

Du côté des employeurs, la modération salariale est déjà de mise depuis la crise de 2008. En 2011, la hausse des salaires réels a été de 0,9 %, selon l’institut ECA International. Et pour 2012, placée sous le signe de la récession avec une prévision de croissance à – 0,2 % selon l’OFCE, la tendance est à la morosité. « Une entreprise sur cinq a révisé à la baisse ses budgets d’augmentation entre nos enquêtes d’août et d’octobre derniers », indique Ariane de Calbiac, consultante en rémunération globale chez Aon Hewitt. « On sent que les entreprises ne sont plus prêtes à mettre n’importe quel prix sur les compétences, y compris pénuriques », ajoute Frédéric Béziers, directeur France et Luxembourg chez Hays. « La modération salariale va durer plusieurs années, prévient Denis Falcimagne, directeur de projet à Entreprise & Personnel. Or la baisse des enveloppes d’augmentation salariale ne permet plus de gérer des carrières au même rythme que les années précédentes. Il leur faut trouver d’autres moyens de fidéliser les salariés. » Et de les motiver.

Mutuelle et retraite. La question traverse aussi bien le secteur privé que le secteur public où la conception du salaire a beaucoup changé ces dernières années avec une individualisation massive des rémunérations. Ce qui exclut une grande partie des salariés, privés d’augmentations individuelles car jugés peu performants. Pour cacher la misère, l’accent est mis sur tous les à-côtés du salaire. Salariés du privé et fonctionnaires ne devraient plus seulement raisonner en monnaie sonnante et trébuchante mais être séduits par une bonne mutuelle ou une meilleure retraite. Faudra-t-il faire un jour le deuil de sa bonne vieille feuille de paie ?

Blanche Segrestin Professeure à l’École des mines ParisTech
“Les salariés qui acceptent une baisse de salaire devraient recevoir une compensation”

Les entreprises sont-elles fondées à baisser les salaires au nom de la protection de l’emploi ?

Baisser les salaires revient à demander aux salariés d’investir dans l’avenir de l’entreprise. Tandis que les actionnaires sont censés investir et assumer le risque de l’entreprise, ils peuvent en fait peser sur les choix stratégiques et reporter les risques sur les salariés, et donc l’emploi. Le dirigeant de l’entreprise prend des décisions au nom d’un intérêt collectif mais dont les conséquences ne sont pas totalement mutualisées. On oublie que c’est précisément la subordination des individus à une autorité de gestion qui introduit le risque de l’entreprise. En travaillant dans une entreprise, les salariés confient leur carrière et leur développement potentiel à son dirigeant. Ce qui peut avoir des conséquences terribles, comme on le voit actuellement avec Kodak, les choix de gestion se répercutant nécessairement sur l’employabilité des salariés.

Vous appuyez votre démonstration sur la règle des « avaries communes ». En quoi consiste-t-elle ?

C’est une des règles les plus anciennes et constantes du droit maritime international. Elle prévoit qu’en cas de tempête le capitaine d’un navire peut jeter des marchandises à la mer si cette action peut sauver le navire. Son autorité lui permet de faire des sacrifices, appelés « avaries communes », parce qu’ils sont réalisés dans l’intérêt de tous. Cette règle force la solidarité entre ceux qui possèdent les biens transportés. À l’arrivée, ils supporteront les pertes de manière solidaire, quelles que soient celles qu’ils ont subies individuellement. Par analogie, on peut en tirer beaucoup d’enseignements pour l’entreprise : si l’on baisse les salaires, c’est surtout pour sauver l’entreprise. Les salariés qui consentent à un sacrifice en acceptant de voir leur salaire réduit ou en étant licenciés, au nom de la survie de l’entreprise, devraient donc recevoir une compensation. En Allemagne, des syndicats ont proposé qu’elle prenne la forme d’actions distribuées à tous. De sorte que, si l’entreprise parvient à renouer avec les bénéfices, actionnaires et salariés en profitent.

Au-delà des salaires, vous préconisez également une refondation complète de l’entreprise.

Le cas des salaires révèle un déséquilibre symptomatique de la situation de l’entreprise où les salariés ne participent pas à la gouvernance. L’entreprise fonctionne entre deux droits – celui des sociétés commerciales et celui du travail – qui ne sont pas reliés l’un avec l’autre. Cela est dû au fait que l’entreprise, telle que nous la connaissons, est née au XIXe siècle mais qu’on lui a appliqué des règles de droit antérieures, inadaptées aux enjeux d’innovation et de création collective qui constituent son cœur. L’objectif d’une entreprise ne peut se résumer à la réalisation de profits : il peut aussi comprendre, le cas échéant, la protection de l’emploi. Ensuite, il faudrait établir un statut des dirigeants. Celui-ci est actuellement indéterminé au point qu’on a pu les assimiler à des agents chargés de représenter l’intérêt des actionnaires, ce qui les rend incapables de défendre l’intérêt de l’entreprise. Il faut également des règles de contrôle et de représentation des parties prenantes cohérentes avec les risques que chacun prend effectivement. Enfin, une fois qu’une autorité de gestion est instaurée par les parties, la règle de solidarité des avaries communes doit fonctionner. La crise nous révèle qu’une gestion fondée sur la valorisation du capital, souvent court-termiste, peut avoir des effets catastrophiques. Il y a donc un enjeu très fort à montrer que l’entreprise n’est pas réductible à la société anonyme et qu’elle a besoin d’un droit spécifique.

Propos recueillis par Laure Dumont

Auteur

  • Anne-Cécile Geoffroy