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Politique sociale

Dans la jungle des conventions collectives

Politique sociale | publié le : 31.12.2012 | Stéphane Béchaux

Des textes obsolètes, d’autres confidentiels, des nouveaux dans des secteurs émergents… Le champ de la régulation sociale hexagonale est éclaté en 700 conventions collectives. Une prolifération que les pouvoirs publics aimeraient bien juguler.

La fin du suspense, c’est pour bientôt. Dans quelques mois, le ministre du Travail fera connaître par arrêté la liste des organisations syndicales représentatives dans les différentes branches professionnelles. Ou, plus exactement, dans chacune des conventions collectives recensées par la Direction générale du travail (DGT). On saura alors précisément quels syndicats sont autorisés à négocier et à signer des accords dans les transports routiers, les hôtels-cafés-restaurants, les banques ou les industries chimiques. Mais aussi dans… les industries du peigne de la vallée de l’Hers et du Touyre, le négoce en fournitures dentaires, le commerce des machines à coudre, le camping, les pâtes alimentaires sèches et le couscous non préparé, le conditionnement, la commercialisation et la transformation des œufs, la fabrication des sacs en papier de Saint-Junien, en Haute-Vienne !

Car la France n’est pas seulement le pays aux 365 fromages, elle est aussi celui aux 700 conventions collectives, hors secteur agricole. Parmi celles-ci, seule la moitié a une portée nationale et à peine un dixième concerne plus de 40 000 salariés. Un émiettement mortifère pour le dialogue social. Et ingérable. À la DGT, personne ne dispose d’un quelconque état des lieux exhaustif de l’activité conventionnelle. Et les services statistiques de la Dares concentrent leurs moyens sur le suivi des plus grosses branches, en mettant de côté les 430 qui couvrent moins de 5 000 salariés. Un choix pragmatique qui laisse dans l’ombre, entre autres, les pharmaciens du régime minier, les tisseurs rubaniers à domicile de la région de Saint-Étienne, les artistes interprètes engagés pour des émissions de télévision, les maîtres et artisans tailleurs de Loire-Atlantique et le personnel navigant technique des exploitants d’hélicoptères.

Détectives privés et porteurs de presse. Avec un taux de couverture conventionnelle supérieur à 97 % – contre 75 % en 1982, au moment des lois Auroux –, la France devrait en avoir fini avec le processus de morcellement de ses branches. Il n’en est rien. Car les partenaires sociaux ne se contentent pas de toiletter ou de renégocier les conventions existantes, datant parfois de l’après-guerre : ils en inventent encore de nouvelles. « L’initiative revient souvent à des organisations d’employeurs qui considèrent que les besoins de leurs adhérents sont mal pris en compte. Mais toute chambre patronale n’a pas vocation à gérer sa propre convention collective », explique Annelore Coury, sous-directrice des relations collectives et individuelles du travail à la DGT. Au cours des cinq dernières années, les détectives privés, les cuisinistes, les ateliers et chantiers d’insertion, les personnels des banques de la Martinique, les commissaires-priseurs, l’édition phonographique ou les porteurs de presse ont ainsi cherché à se doter de leurs propres règles. Sans oublier la trentaine de guides et accompagnateurs… en milieu amazonien ! « On s’est lancés dans une démarche de reconnaissance de notre métier. Pour mettre en place des certificats de qualification professionnelle, il nous fallait créer une branche », justifie Frédéric Auclaire, de la Compagnie des guides de Guyane. Une initiative soutenue par la direction du travail locale, puis le ministère, qui a étendu le texte (voir encadré page suivante) sans barguigner.

Taille critique ? Ce foisonnement conventionnel ne répond pas uniquement à des particularismes locaux ou des lubies patronales. Il découle aussi de l’émergence de nouveaux acteurs économiques en quête d’une structuration de leur filière et d’une régulation sociale. Les entreprises de services à la personne sont de ceux-là. Après moult rebondissements, elles viennent de conclure leurs négociations visant à créer une bible sociale pour leur secteur d’activité. De même, les employeurs de crèches privées ambitionnent d’élaborer leur propre statut collectif applicable à leurs troupes en plein essor. « On a besoin de fidéliser nos salariés et de professionnaliser nos métiers. Or aucune convention collective ne nous paraît susceptible de nous accueillir. Les unes sont réservées au secteur non lucratif, les autres ne collent pas à notre activité », explique Stéphane Proust, DRH de La Maison bleue. Avant de se jeter à l’eau, la Fédération française des entreprises de crèches (FFEC) cherche néanmoins à obtenir le feu vert de la DGT. Histoire de ne pas connaître la même mésaventure que les agences de détectives privés, qui se sont vu retoquer, en 2011, leur demande de reconnaissance de leur branche professionnelle. Un refus d’extension « pour motif d’intérêt général », le ministère considérant que ce secteur d’activité, limité à 3 000 personnes, dont 500 salariés, ne possède pas la taille critique pour faire vivre une négociation collective de qualité.

Une arme que les pouvoirs publics menacent de dégainer plus souvent. « L’État considère que cet outil pourra désormais être utilisé de manière raisonnable pour éviter l’inflation du nombre de branches professionnelles », peut-on ainsi lire dans le dernier bilan de la négociation collective du ministère du Travail. Il est grand temps. Car si les grandes branches parviennent, bon an mal an, à entretenir un dialogue social satisfaisant en leur sein, les plus petites s’avèrent très souvent à la traîne. Voire moribondes, à l’instar des voies ferrées d’intérêt local, dont le dernier accord remonte à 1983, ou le commerce des machines à coudre, qui n’a rien signé depuis presque quarante ans hormis un accord salarial en 1999.

70 % de conventions collectives ont plus de vingt ans, avec des salaires parfois libellés en francs

Résultat, 70 % des conventions collectives ont aujourd’hui plus de vingt ans, avec des grilles de classification parfois totalement caduques et des minima salariaux toujours libellés en francs. « Un grand nombre d’entre elles ne remplissent plus leur rôle de régulation économique et sociale. Et leurs signataires n’y mènent aucune réflexion stratégique sur l’évolution de l’activité et des métiers. Pour celles-là, il faut que le ministère prenne ses responsabilités et en prononce la caducité », affirme Jean-Frédéric Poisson, député UMP des Yvelines. Auteur, en 2009, d’un rapport très complet sur les branches professionnelles, le parlementaire plaide pour la réduction drastique de leur nombre. Un argument qui fait mouche auprès de certains militants syndicaux. « Ça fait plus de vingt ans qu’on revendique une convention collective unique pour les secteurs du bois et de l’ameublement. Mais, en face, les chambres patronales sont très nombreuses », souligne Rui Portal, secrétaire général de la FNCB CFDT (construction et bois). Parmi les 28 conventions collectives que gère sa fédération figurent celles de l’ameublement, des menuiseries, des panneaux, du pin maritime en forêt de Gascogne, du camping et du travail mécanique du bois.

Dans les industries métallurgiques, l’éclatement des champs conventionnels est plus spectaculaire encore. Si les cadres et les ingénieurs bénéficient d’une seule convention nationale, les cols bleus dépendent, eux, de 76 conventions territoriales distinctes. « Tous les syndicats réclament depuis très longtemps leur unification. Ce que refuse l’UIMM, qui est structurée sur une base territoriale, avec des chambres patronales qui veulent garder leur autonomie, notamment pour négocier les minima », note Dominique Gillier, leader des métallos cédétistes. En matière de formation, de gestion prévisionnelle des emplois ou dedurée du travail, les ouvriers relèvent en revanche des mêmes accords nationaux.

Dans les secteurs des services, la prolifération des branches professionnelles pose même de redoutables défis aux fédérations syndicales, toutes étiquettes confondues. Elle oblige leurs permanents à suivre de très nombreux champs professionnels, parfois éloignés de leur métier d’origine. Au nom de la CSFV CFTC, Jean-Marie Argence s’occupe ainsi d’une vingtaine de conventions collectives, dans des secteurs des plus variés : les cliniques vétérinaires, l’animation, l’hôtellerie de plein air, les mareyeurs, la bonneterie, la distribution de boissons, le sport, la chocolaterie… « En trente ans d’intérim, j’ai dû faire 250 métiers différents, rétorque l’intéressé. Et puis, avant les réunions, j’envoie des e-mails à quelques personnes pour connaître leurs préoccupations. » Le resserrement du nombre de branches faciliterait la composition des délégations syndicales. Mais comporterait aussi son lot d’inconvénients. « Dans les grandes conventions collectives, le dialogue social est très compliqué. L’aspect politique prend souvent le dessus et plus rien n’avance. Dans les petites, en revanche, on arrive à mettre en place des dispositifs adaptés, par une politique de petits pas », insiste Didier Pieux, secrétaire fédéral à la FGTA FO. La très grosse branche des commerces de gros démontre, pourtant, que la transversalité peut fonctionner. Malgré ses… 18 organisations patronales, spécialisées dans la carte postale, les surgelés, les vélos ou la maroquinerie, elle parvient à signer de nombreux accords.

Concentration. Certaines branches choisissent ainsi d’unir leurs forces. Voilà tout juste deux ans, les partenaires sociaux des grossistes en jouets, bimbeloterie et bazars ont par exemple signé un accord d’adhésion à la convention collective des commerces de gros de l’habillement, de la mercerie, de la chaussure et du jouet. « La branche s’est énormément réduite et concentrée. D’année en année, le nombre de CE qui organisent des arbres de Noël diminue », justifie Patrick Blanc, délégué général de la fédération patronale, la FCJT. Une décision sage : depuis sa ratification – le 1er mai… 1968 par la seule CGT ! –, le texte n’avait fait l’objet d’aucune actualisation, hormis un accord salarial datant de 1975. Autre événement, plus marquant celui-ci, la signature, le 3 février dernier au théâtre Mogador, de la nouvelle convention des entreprises du secteur privé du spectacle vivant. L’accord, négocié de haute lutte pendant six ans par sept organisations patronales et seize syndicats, comporte des clauses communes et six annexes spécifiques pour les différents types d’employeurs (cirques, cabarets, producteurs de spectacles en tournée…). Cet énorme chantier, auquel la DGT a pris une part très active, permet d’unifier trois conventions collectives. Un mini-élagage dans la jungle des textes sectoriels.

Visa du ministère du Travail

La négociation sectorielle a beau relever, en théorie, de l’initiative des partenaires sociaux, les pouvoirs publics veillent néanmoins au grain. Pour qu’une convention de branche s’impose à tous les salariés qui en dépendent, il faut que les signataires en obtiennent l’extension auprès du ministère du Travail. Une procédure qui prend des mois, au cours de laquelle la DGT vérifie, entre autres, que le champ d’application du texte n’empiète pas sur un autre, qu’il ne contient pas de clause illicite et a bien été signé par des syndicats patronaux aptes à représenter toute la profession. Avant de prendre sa décision, le ministère doit avoir recueilli l’avis d’une sous-commission dans laquelle siègent les confédérations d’employeurs et de salariés.

Les résistances peuvent y être fortes, surtout côté patronal. Exemple avec la branche du diagnostic immobilier : retoquée en 2008 pour absence de taille critique, elle s’est rapprochée des ascensoristes pour se voir à nouveau refuser l’extension pour cause de chevauchement avec les bureaux d’études !

Autre outil dans les mains du ministre du Travail, l’élargissement. En cas d’absence ou de carence des acteurs d’une branche pendant cinq ans, la DGT peut rendre obligatoire une convention ou un accord déjà étendu dans un autre secteur professionnel ou territorial. À condition que la sous-commission précitée ne s’y oppose pas et que la branche d’accueil présente « des conditions économiques analogues ».

Une procédure peu utilisée. Parmi les rares branches souvent « punies », les maîtres d’œuvre en bâtiment et les institutions de prévoyance : les premiers sont priés d’appliquer les textes des entreprises d’architecture, les seconds ceux des institutions de retraite. Dernière arme, souvent utilisée celle-là, la mise en place de commissions mixtes paritaires. Il s’agit, dans les branches en panne de dialogue social, de faire présider les négociations par un représentant de l’État. L’an dernier, 85 branches ont bénéficié de cette intermédiation, qui a débouché sur la signature de 309 textes.

Auteur

  • Stéphane Béchaux