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Décodages

Le théâtre, outil de formation à succès

Décodages | Entreprise | publié le : 01.09.2013 | Adeline Farge

Les pratiques théâtrales sont entrées dans l’entreprise via la formation. Méthodes ludiques et effet miroir à l’appui, les salariés apprennent à convaincre, parler en public, gérer des conflits… Des outils qui servent aussi à véhiculer des messages managériaux.

Prendre de l’assurance, savoir s’exprimer en réunion, sensibiliser les salariés au handicap… Pour dynamiser les formations et impliquer les collaborateurs, les entreprises sont de plus en plus nombreuses à recourir aux pratiques théâtrales. Saynètes, improvisation, jeux de rôle remplacent pas à pas les traditionnels PowerPoint. Assise sur un canapé, Eva doit convaincre un ami d’être le témoin de son mariage. Vincent a d’autres projets : partir en vacances. Taciturne, il manque de motivation et se recroqueville sur lui-même. Plus elle s’adaptera au caractère de son interlocuteur, plus il sera enclin à décaler son départ pour assister à la cérémonie. Dans l’auditorium de SFR, à la Défense, neuf cadres sont formés à la prise de parole en public grâce à l’improvisation et aux jeux de rôle. « Chargée d’alerter la hiérarchie sur les anomalies et de remonter des informations désagréables, je suis stressée lors des réunions, justifie Eva, chef du service dysfonctionnement. J’avais besoin de conseils sur la façon de communiquer le bon message, de capter l’attention de la salle et de gérer les imprévus. »

Apparu au Canada, le théâtre d’entreprise a débarqué en France à la fin des années 1980. Après avoir suscité quelques réticences, la formule s’est imposée dans le paysage des formations. L’Oréal, le crédit agricole, bNP, auchan… depuis quelques années, les entreprises sont toujours plus nombreuses à recourir aux techniques artistiques et culturelles. Animation d’assemblées et d’anniversaires, formation à la gestion de crise, accompagnement aux changements ou sensibilisation à la diversité, les sujets ne manquent pas. Depuis deux ans, SFR utilise fréquemment les pratiques théâtrales en formation. « Cette approche interactive permet une prise de conscience des difficultés et des axes d’amélioration, qui ne seraient pas remarqués autrement. On travaille sur des choses concrètes : la gestuelle, le positionnement. Ces compétences s’acquièrent par le vécu. Avec ce mode décalé, les salariés lâchent prise et apprennent plus facilement. Ils retiennent l’intervention quand ils sont dans l’action », estime Christophe Levasseur, directeur de la formation à SFR.

Improviser pour convaincre. À contre-courant des formations traditionnelles, où les salariés restent assis devant un formateur qui se contente au mieux d’une vidéo pour animer la séance, chaque semaine, les salariés de SFR sont mis à l’épreuve. Au premier coup d’œil, la méthode est déroutante. « J’appréhendais le regard de l’autre en milieu professionnel. Lors de la première séance, on s’est regardés en chiens de faïence, puis les barrières sont tombées », raconte Pascal. Sur la scène, les exercices et les jeux s’enchaînent à grande vitesse pour dissiper les tensions. En cercle, Yasmine, Caroline, Vincent et leurs comparses doivent formuler une phrase qui rime avec celle de leur voisin : « J’irais bien au restaurant… » « Si on y allait en marchant… » La poésie est maladroite et les étourderies inévitables. « Ne restez pas dans la logique de la gagne et du contrôle. Acceptez la défaite », recommande Vincent Leviste, comédien et formateur à Scène Expériences.

Après avoir été rattrapé par le succès de l’improvisation dans les grandes écoles, Laurent Pewzner a créé cette société en 2005. « Les élèves de Polytechnique et les ingénieurs sont centrés sur l’intellect. En management et en négociation, c’est une clé professionnelle. L’improvisation aide à convaincre ses interlocuteurs, à gérer des conflits, à manager des collaborateurs ou encore à exprimer ses émotions », assure-t-il. Depuis sa création, scène expériences comptabilise 495 clients.

Pour séduire les sociétés du CAC 40, le théâtre d’entreprise s’est professionnalisé. Pendant longtemps les comédiens ont été perçus comme des saltimbanques aux pratiques peu conventionnelles. « Ces méthodes pédagogiques sont ludiques. Malgré l’intérêt pour les serious games, le jeu en tant que tel n’est pas considéré comme une activité sérieuse, souligne Melchior Salgado, maître de conférences en sciences de gestion à l’université de Lyon. L’entreprise est un monde étranger pour les artistes. Il est donc essentiel que les intervenants s’en approprient les rouages. » Pour rendre réutilisables les techniques théâtrales en milieu professionnel, Scène Expériences fait appel en priorité aux comédiens ­diplômés des grandes écoles.

Après des études dans une école d’ingénieurs à Nantes et de marketing à l’Essec, Vincent intègre un cabinet de conseil avant d’être embauché par la Société générale comme consultant en organisation et en conduite du changement. « En 2012, j’ai fait le choix de démissionner. L’entreprise devenait un frein à ma passion, note celui qui consacre 20 % de son activité au théâtre en entreprise. On est plus pertinents lors de nos interventions. On connaît les problèmes managériaux, on a subi la pression et on est conscients des tensions dans les équipes. » Pour l’écriture de ses pièces, Jean-Louis Rapini, lui, joue au détective. Afin de coller à la réalité de l’entreprise, ce scénariste et directeur de Guichets fermés mène l’enquête auprès d’un panel de salariés représentatifs du personnel. À partir de ses interviews, il rédige des dialogues fidèles au vocabulaire maison et aux témoignages des collaborateurs. « Grâce à son effet miroir, le théâtre d’entreprise pousse à la réflexion. Mon travail est de repositionner les salariés dans leurs organisations en leur disant : regardez-vous », explique Jean-Louis ­Rapini.

Dédramatiser des situations. Depuis une vingtaine d’années, Guichets fermés s’est spécialisé sur ce créneau porteur. France Télécom, l’Oréal, le Crédit agricole comptent parmi ses 600 clients. Avec ses saynètes sur mesure ou sur catalogue, cette société intervient sur les grandes thématiques des ressources humaines : les entretiens annuels d’évaluation, les risques psychosociaux, la diversité et les relations intergénérationnelles. « Le théâtre permet d’aborder les difficultés au sein des équipes et les sujets délicats. Avec légèreté, on dédramatise les ­situations. Il permet de libérer la parole et d’éviter les non-dits. »

Conscient des limites de l’art en entreprise, il n’hésite pas à se faire accompagner par des consultants ou des spécialistes de la question en interne. Pendu au téléphone, le patron d’une entreprise fictive est désemparé par un appel du siège. « Comment recruter des personnes handicapées sans nuire à la productivité ? Si je me bats contre les Chinois avec une équipe de bras cassés, je mets la clé sous la porte », se plaint-il auprès de la directrice des ressources humaines. Étape par étape, on suit le combat de cette dernière pour parvenir à la signature d’un accord d’entreprise sur l’accès à l’emploi des personnes handicapées. Pour faire bouger les mentalités, elle s’allie avec un ouvrier, Raymond. À sa question sur une possible embauche d’un travailleur handicapé, le chef d’atelier lui rétorque : « C’est quoi ces conneries ! Il ne serait pas opérationnel et ça serait une perte de temps. Tu l’imagines zigzaguer entre deux machines avec son fauteuil ! » Rires dans la salle. Avec humour et dans un décor rudimentaire, le petit fauteuil de Raymond balaie le champ et les idées reçues sur le handicap au travail. Après la représentation, les salariés sont invités à débattre sur la pièce et à partager leurs expériences.

Pour marquer les esprits, trois autres saynètes viendront illustrer les thématiques développées lors de cette formation. « Sans le théâtre, les stagiaires se sentent moins concernés. En les renvoyant à leur vécu, il les aide à s’approprier les concepts théoriques. Cet outil permet de faire passer des messages et d’interroger les managers sur leurs pratiques. Mais ce n’est pas qu’une belle pièce avant de retourner au bureau. On délivre une vraie formation sur le management », explique Stéphane Roose, directeur associé de JLO Conseil, cabinet de consultants spécialisés dans la diversité. Depuis trois ans, Guichets fermés, associé au cabinet JLO Conseil, a formé près de 6 000 managers, chefs de rayon et direc­teurs d’exploitation, pour la somme de 4 000 euros par intervention.

Malgré tous ses attraits, le théâtre d’entreprise ne peut pas être manié en toutes circonstances. Il n’a pas sa place dans les situations conflictuelles comme les plans de licenciements. « C’est un outil au service de l’entreprise pour véhiculer des messages. Il peut y avoir un risque de manipulation », interpelle l’enseignant en gestion Melchior salgado. Du choix de l’intervenant dépend beaucoup la qualité et la réussite de l’opération.

REPÈRES

THÉÂTRE À LA CARTE

Création : 1992

Chiffre d’affaires : 6 468 164 euros

2 000 interventions par an 500 clients

DECOMMEDIA

Création : 1996

Chiffre d’affaires : 680 000 euros

80 interventions par an 500 clients

GUICHETS FERMÉS

Création : 1992

Chiffre d’affaires : 600 000 euros

130 interventions par an 600 clients

Jouer pour se rapprocher des autres

« Dans le théâtre d’entreprise, les enjeux sont ­définis au niveau de la hiérarchie. » Pour préserver sa liberté d’artiste, Gérard Gallego refuse de plonger dans les affres des sociétés. Depuis 1992, ce metteur en scène, formateur et fondateur de l’association Instant présent, met l’improvi­sation théâtrale au service de l’insertion sociale des jeunes de banlieue, des personnes handicapées, des détenus et des demandeurs d’emploi.

Jusqu’à la fin du mois d’octobre, Gérard Gallego intervient à la Cité des métiers, à la Villette, dans le cadre de l’atelier « Cultiver la confiance et l’estime de soi pour retrouver un emploi ». « Quand les mois défilent et que les démarches n’aboutissent pas, le moral en prend un coup. Les ateliers m’aident à relativiser ma situation professionnelle et à être plus sereine devant les recruteurs », raconte Salima, jeune diplômée, en recherche d’emploi dans la communication. Assis en cercle, 15 participants lancent leur prénom à tour de rôle. Nabil, Salima, Céline… Les noms fusent de toute part. Pour réussir cet exercice, ils doivent le prononcer distinctement sans se couper la parole. Puis ils déambulent dans la pièce les yeux fermés en récitant des nombres. Les corps se croisent, s’entremêlent. Ces demandeurs d’emploi sont amenés à chercher le contact humain, à se saluer de manière surprenante. Ces exercices peuvent paraître anodins. Mais ils font travailler différents leviers : le corporel, le verbal, le regard, l’écoute.

« Pour les entretiens de motivation, ces techniques nous poussent à nous surpasser et à développer notre capacité à répondre à des questions déstabilisantes », estime Salima. Après les échauffements, deux personnes s’avancent sur le devant de la « scène » pour entonner une chanson. Malgré quelques fausses notes, elles sont applaudies par leurs camarades. Gêne, rires dans la salle. Les élèves apprennent à lutter contre la peur du ridicule et à recevoir des compliments. « Dans la vie de tous les jours, on met de la distance avec les autres. Avec cette expérience commune, il s’est créé une alchimie entre nous, relate Abdel, demandeur d’emploi dans la vente. On avance dans nos recherches ensemble. Le théâtre est un accélérateur de rencontres. »

Auteur

  • Adeline Farge