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Débat

L'État doit-il laisser plus de place au contrat collectif et aux partenaires sociaux ?

Débat | publié le : 01.10.2000 |

Le bras de fer entre le gouvernement et les signataires de la convention d'assurance chômage pose crûment la question des rapports entre l'État et les acteurs sociaux (patronat et syndicats), des relations entre la loi et l'accord collectif. Peut-il et doit-il y avoir dans notre pays imprégné de culture étatiste et jacobine une place pour la démocratie sociale, à côté de la démocratie politique ? Et, si oui, laquelle ? La réponse de trois experts.

« Il faut rompre avec une culture qui voit dans l'État la source exclusive du progrès social. »

JEAN KASPAR

Consultant en stratégies sociales.

Il n'y a rien de plus urgent que de rompre avec une culture de gouvernement d'un autre âge qui voit dans l'État la source principale, sinon exclusive, du progrès économique et social. Certes, dans le passé, l'État a été, dans notre pays, un indiscutable accélérateur du progrès dans le domaine économique ou social. Si l'État a joué un tel rôle, c'est d'abord parce que les forces politiques et syndicales lui ont donné une place centrale dans la conduite et l'impulsion du changement. C'est aussi le résultat du conservatisme du patronat qui n'a pas fait preuve tout au long du XIXe siècle et de l'essentiel du XXe d'un grand esprit d'ouverture pour impulser, par la négociation contractuelle, une dynamique sociale autonome. Faut-il rappeler que le syndicat n'a été reconnu dans l'entreprise que par loi, en 1968, et qu'il a fallu la loi de novembre 1982 pour que se développe réellement la négociation d'entreprise. Personne ne peut contester que l'État a des responsabilités sociales à assumer, des ambitions à promouvoir, des objectifs de solidarité à impulser. Il ne s'agit pas de se contenter d'un État minimal garanti. Il faut redéfinir le rôle de chacun des acteurs et faire jouer les indispensables partenariats et coopérations. Si, comme le dit Jacques Delors, « l'État ne doit pas être la voiture-balai du social », il ne doit pas non plus prétendre être le grand prêtre qui, du haut de son piédestal, prêche en matière de pratiques contractuelles le bien et le mal. Pourtant, comme l'illustre la décision du gouvernement rejetant l'accord sur l'Unedic, cette thèse reste encore d'actualité pour certains ministres qui se prétendent « modernes ». Bien entendu, le tout contractuel ne résiste pas plus à l'analyse. D'abord parce que les défis sociaux auxquels sont confrontées les entreprises et la société nécessitent le développement d'un partenariat fort et de véritables coopérations entre de multiples acteurs. Il faut en effet être aveugle ou dogmatique pour ne pas voir qu'aucun des acteurs ne peut seul faire face, avec pertinence et efficacité, à l'ampleur et à la complexité des questions à résoudre ; ni l'État, ni les organisations syndicales ou patronales, ni les multiples associations. Ensuite parce que ceux qui peuvent négocier se trouvent souvent être les plus protégés, les mieux organisés, en position stratégique ou de rapport de force favorable.

Le primat de la coopération doit donc l'emporter sur l'esprit de concurrence entre les acteurs. L'État doit de plus en plus déléguer, contribuer à élargir les espaces d'autonomie et d'intervention des différents acteurs, et ouvrir des espaces d'expérimentations et d'innovations sociales.

Le Medef ne peut plus considérer que les entrepreneurs sont les seuls porteurs de l'intérêt des entreprises. Les représentants du personnel, les institutions représentatives et les représentants syndicaux ont autant de légitimité pour en discuter. Qu'il ne se contente pas, comme cela a été le cas sur la durée du travail, de guerres de tranchées aussi stupides qu'inutiles. Qu'au contraire, comme il l'a fait pour le débat de la refondation, il pose les vraies questions et tente avec les organisations syndicales et avec l'État, si nécessaire, d'y répondre. C'est à ces conditions que notre société et les entreprises pourront affronter avec efficacité les défis économiques, sociaux et culturels.

« Élargir le rôle des partenaires sociaux suppose quelques réformes préalables. »

MARIE-LAURE MORIN

Directrice de recherche en droit du travail au CNRS-Lirhe.

Faut-il accorder plus de place aux partenaires sociaux et à l'accord collectif ? Il ne peut s'agir de faire prévaloir la liberté du contrat privé, fût-il collectif, sur la loi d'ordre public : les intérêts collectifs ne sont pas l'intérêt général. S'il s'agit de définir la place des partenaires sociaux dans la démocratie sociale, c'est-à-dire de « l'autonomie collective », c'est une autre affaire. La négociation collective est une liberté publique, expression du principe de participation des salariés reconnu par le préambule de notre Constitution. Son étendue exprime le rôle reconnu aux partenaires sociaux dans la réglementation et la gestion des relations sociales. C'est cela qui est en cause.

Dans notre histoire, l'autonomie collective a toujours été encastrée dans la loi d'ordre public social, chargée en priorité d'assurer la protection de tous les salariés. L'importance de la loi tient autant à notre tradition républicaine d'égalité qu'à l'attitude des partenaires qui préféraient s'en remettre à l'État.

Les changements intervenus depuis trente ans ayant rendu illisibles les relations entre la loi et l'accord, une clarification s'impose. Notre Constitution pose bien une double légitimité de l'État et des partenaires sociaux dans le domaine social : le principe de participation fonde le droit à la négociation collective que les syndicats ont « vocation naturelle » à exercer, et l'article 34 donne à l'État compétence pour définir les principes fondamentaux du droit du travail et du droit syndical. La mise en œuvre de droits sociaux illustre cette double légitimité : l'État en est le garant, il lui appartient d'en fixer les principes généraux, mais il peut en déléguer la gestion. Cette double légitimité ne donne certes pas une autonomie constitutionnelle aux partenaires sociaux au sens où l'intervention de l'État ne devrait être que subsidiaire, comme dans d'autres pays, mais elle peut fonder un élargissement de la place des partenaires à partir des trois questions suivantes.

D'abord, que faut-il entendre par « principes fondamentaux » ? S'agit-il d'entrer dans le détail de la réglementation ou de poser des principes généraux garants de l'égalité des citoyens, sauf à déléguer à la négociation le soin d'adapter leur mise en œuvre à la variété des situations ? Cette dernière possibilité suppose des partenaires sociaux qui optent pour la négociation et qui soient suffisamment forts pour conclure des accords équilibrés. Il y a là un champ de réforme sur lequel les esprits sont mûrs, à condition qu'au pluralisme et à la concurrence syndicale actuelle se substituent des pratiques d'engagements majoritaires.

Pour faire le partage entre les principes fondamentaux et ce qui relève de la négociation, la double légitimité de l'État et des partenaires sociaux ne suppose-t-elle pas de définir, en amont de la loi, des formes de concertation entre les uns et les autres ? Question difficile, tant notre tradition est faite d'indépendance jalouse, ce qui explique que la concertation soit toujours demeurée informelle, sinon obscure. L'affaire de l'Unedic en montre en tout cas la nécessité.

« C'est la légitimité des accords minoritaires qui pose aujourd'hui problème. »

GÉRARD ADAM

Professeur au Cnam, titulaire de la chaire « Relations professionnelles ».

La hiérarchie des normes (prééminence de la Constitution sur la loi, de la loi sur le règlement et, de manière générale, de toutes ces normes sur le contrat) constitue un principe « fondamental » de la République, a déclaré Lionel Jospin lors de l'université d'été du PS. Pas question, donc, d'avaliser telle quelle la convention Unedic : « C'eût été remettre en cause la souveraineté du législateur qui tire sa légitimité du suffrage universel. » Cette conception des rapports sociaux est aux antipodes de la logique de la refondation sociale qui postule l'autonomie complète des partenaires sociaux et le caractère privé des relations du travail. Les syndicats se trouvent donc écartelés entre deux logiques. L'une les incite à demander constamment à l'État de légiférer sur les moindres détails de la vie sociale. L'autre les conduit à privilégier la négociation collective, source majeure de leur légitimité et même de leur existence.

Lorsque la politique contractuelle a pris son essor dans les années 70, le compromis entre ces deux logiques a pu s'établir pour deux raisons convergentes très simples. D'une part, les accords conclus constituaient des plus par rapport au socle législatif. Dès lors on était dans le droit fil de la conception traditionnelle des accords collectifs ajoutant des avantages à la loi. Les non-signataires limitaient leur opposition à un refus de pure forme. D'autre part, au nom de la politique contractuelle, les gouvernements (y compris ceux de droite) se faisaient un devoir de privilégier le rôle des syndicats aux dépens même des droits du législateur, au point que la loi n'était souvent que le texte d'application des grands accords nationaux.

Cet équilibre a commencé à se rompre lorsque se sont multipliés les accords dérogatoires ou donnant-donnant, supprimant des avantages acquis. Inévitablement, le débat s'est ouvert sur la légitimité d'accords minoritaires. Il s'est posé avec d'autant plus d'acuité qu'il n'était plus envisageable de considérer la CGT comme hors du jeu contractuel au motif qu'elle ne signait pratiquement jamais d'accord.

En faisant de la refondation sociale une sorte de riposte idéologique après les 35 heures, le Medef a évidemment exacerbé le débat en le globalisant. Son pari d'imposer à l'État d'avaliser les accords conclus avec les syndicats – celui sur l'Unedic n'est que le premier d'une liste qui s'annonçait longue – n'était jouable qu'à condition de recueillir l'appui sinon de la totalité, du moins de la majorité des syndicats. Faute d'avoir obtenu l'assentiment de FO et de la CGC, le Medef a suscité un conflit majeur dont l'issue est désormais la certitude qu'à laucun gouvernement n'acceptera de donner son agrément à un accord minoritaire, surtout si celui-ci entend introduire des changements sociaux majeurs.

La leçon est claire : ce qui est en cause est moins l'antagonisme théorique entre la loi et l'accord que le sort des accords minoritaires. Quel gouvernement s'opposerait à un texte contractuel, même dérogatoire, s'il était signé par l'ensemble des syndicats ? À l'opposé, comment s'indigner que le gouvernement envoie aux oubliettes un accord sur le temps de travail dans la fonction publique approuvé par la seule CFDT et rejeté par six autres syndicats ?