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Politique sociale

L'Italie soumet ses mastodontes publics à la dure loi du privé

Politique sociale | REPORTAGE | publié le : 01.10.2000 | Marie-Noëlle Terrisse

L'État italien n'y va pas par quatre chemins pour moderniser ses entreprises. À la tête des chemins de fer, de la Poste ou de l'EDF transalpins, il a nommé des managers issus du privé. Lesquels appliquent des méthodes de choc : réduction des coûts, renégociation des statuts et des avantages, individualisation des salaires… Une révolution qui fait peu de cas des résistances syndicales.

Imaginez Carlos Ghosn, le patron bulldozer de Nissan, propulsé à la tête d'EDF, ou Pierre Blayau, le restructurateur sans état d'âme de Moulinex, chargé de gérer le paquebot SNCF, en lieu et place de hauts fonctionnaires proches du pouvoir. C'est le genre de tour de passe-passe auquel se sont livrés les gouvernements italiens de centre gauche qui se sont succédé depuis 1996, bien décidés à dompter leurs pachydermes publics. Et, le 30 juin dernier, continuant sur cet élan, le gouvernement de Giuliano Amato liquidait la plus importante de ses holdings, l'IRI (Institut pour la reconstruction industrielle), mettant ainsi un point final à soixante-sept ans d'intervention de l'État dans le tissu industriel de la Péninsule.

Première cible de ce zèle étatique, l'Enel – l'EDF italienne –, dont les anciens dirigeants étaient mis en cause dans l'opération Mani Pulite. En juin 1996 arrive donc à la tête de la société un tandem constitué d'un nouveau président, Chicco Testa, et d'un administrateur de choc, Franco Tatò, passé par Olivetti et la Fininvest. Quelques mois plus tard, le patron des chemins de fer italiens, les fameux Ferrovie dello Stato (FS), est lui aussi éclaboussé par un scandale judiciaire. Même symptôme, même remède. Le gouvernement appelle à la présidence un universitaire réputé, Claudio Demattè, et nomme au poste d'administrateur délégué Giancarlo Cimoli, ex-administrateur du groupe privé d'énergie Edison. En février 1998, enfin, c'est la Poste italienne, en pleine crise, qui est confiée à Corrado Passera. Un manager au CV prestigieux, puisque cet ancien de McKinsey a été administrateur du Banco Ambrosiano Veneto et… bras droit de Carlo De Benedetti chez Olivetti.

Les têtes valsent à la Poste

Les nouveaux administrateurs des trois entreprises publiques ont en commun la réputation de ne pas être des tendres. Franco Tatò est même surnommé Kaiser Franz… Leur mandat est clair. Ils doivent bien sûr assainir les comptes – l'Enel dégage aujourd'hui de substantiels bénéfices, mais les deux autres entreprises publiques présentent encore des pertes importantes. Surtout, ils sont chargés de faire la révolution culturelle dans ces pesantes structures administratives. Aussitôt dit, aussitôt fait, l'Enel se transforme en holding contrôlant une vingtaine de sociétés. La Poste constitue des divisions par activités (courrier, services financiers, réseau d'agences…), avec une structure centrale légère. Passés plus tardivement dans les mains d'un patron à poigne, les Ferrovie dello Stato viennent seulement de se doter d'une société autonome pour les transports, tandis que la division qui gère les infrastructures deviendra une société à part entière d'ici à quelques mois. Dernière mission des trois patrons : préparer leur entreprise à une éventuelle privatisation. Plus d'un tiers du capital de l'Enel a déjà été mis sur le marché à l'automne dernier.

Pour les salariés des trois entreprises, ce changement brutal de management se traduit par de nouveaux objectifs : la rentabilité, le service à la clientèle. Et, pour l'état-major, par une purge. À la Poste, les 25 fonctions clés changent de titulaires et, parmi elles, quinze viennent de l'extérieur. « Nous devions faire venir des compétences qui n'étaient pas présentes en interne, en marketing, dans les technologies de l'informatique ou des télécommunications, la planification et le contrôle. Il était fondamental d'avoir à bord des managers qui avaient déjà vécu des processus de restructuration, de déréglementation, de globalisation du marché », explique Corrado Passera. Une centaine de cadres supérieurs venus du secteur bancaire, de l'industrie et du monde du conseil débarquent donc à la Poste. À l'Enel, « les premiers niveaux ont été renouvelés à 80 % », note Angelo Delfino, le DRH. Même discours qu'à la Poste : « Il fallait trouver de nouvelles compétences. La stratégie du groupe est de s'ouvrir aux autres services collectifs – l'eau, le gaz – pour compenser les futures pertes de parts de marché dans l'électricité. » Les managers ne sont plus placés là en raison de leurs affinités politiques… Une sacrée rupture avec les pratiques antérieures.

Stock-options pour les dirigeants

Pour bousculer les mauvaises habitudes et révolutionner les méthodes de management, les trois entreprises vont plus loin. L'ensemble des cadres supérieurs de l'Enel, les 450 cadres dirigeants de la Poste et leurs 970 homologues des chemins de fer passent sous le régime des dirigenti, la convention collective des cadres supérieurs de l'industrie privée, qui exclut les avancements par ancienneté, introduit le management par objectifs et augmente la partie variable de la rémunération. À la Poste, les responsables de division, mais aussi les directeurs régionaux ou de filiale sont responsables de leurs résultats, et la part variable peut représenter 10 à 15 % de leur salaire. « Les cadres supérieurs étaient prêts à transformer l'administration publique en entreprise », affirme Corrado Passera.

Moins catégorique, le DRH de la Poste, Francesco Micheli, issu lui-même du secteur bancaire, admet quelques résistances lorsqu'il a fallu supprimer l'avancement automatique : « Pensez que les cadres supérieurs recevaient une indemnité à chaque fois qu'ils changeaient de fonction ! » Dans les chemins de fer, les cadres ont joué le jeu, selon le DRH, Francesco Forlenza, venu du groupe pétrolier ENI. Désormais cotée à la Bourse de Milan, l'Enel a pu pousser la logique à l'extrême : « Nos dirigenti bénéficient d'un plan de stock-options », explique Angelo Delfino.

Relative paix sociale à l'Enel

Va pour les cadres. Mais le discours a été beaucoup plus difficile à faire passer auprès de la base. Et pour cause : la Poste comme les chemins de fer italiens vivent depuis des années au rythme des charrettes. Les cheminots, qui étaient près de 200 000 il y a dix ans, ne sont plus que 110 000 actuellement. Et la direction pense que l'entreprise pourrait fonctionner avec moins de 100 000 personnes. Pour limiter à l'avenir les restructurations, les trois grandes centrales syndicales – la CGIL, la CISL et l'UIL – ont consenti à signer un accord le 23 novembre 1999 afin de réduire d'ici à 2003 le coût du travail de 18 à 20 %. Un mécanisme complexe permettra d'embaucher les nouveaux ferrovieri à des salaires inférieurs à ceux des cheminots en poste. Mais l'accord, qui n'a pas été signé par les syndicats autonomes, n'est toujours pas appliqué concrètement.

La Poste est confrontée au même problème : fin 1999, les postiers n'étaient plus que 178 500 contre environ 220 000 en 1994. Mais le plan d'entreprise prévoit de faire redescendre la part des frais de personnel de 82 % à 70 % des recettes fin 2002. Seule l'Enel envisage plus sereinement la réduction de ses effectifs : entre décembre 1998 et mai 2000, 10 000 personnes ont quitté la société, qui ne compte plus à présent que 77 000 salariés. Mais ces départs ont été « indolores », selon le DRH. En accord avec les syndicats, la direction a trouvé un système original. Une commission bilatérale croise les offres et les demandes internes et requalifie les salariés pour qu'ils occupent de nouveaux métiers, dans le groupe ou à l'extérieur. Une société de formation, Sfera, a été constituée à cet effet.

Pour les organisations syndicales, le bouleversement a été radical. Car, à la Poste et aux chemins de fer, ils « cogéraient » pratiquement l'entreprise. La situation sociale est pourtant loin d'être identique dans les trois entreprises. L'Enel bénéficie d'une relative paix sociale, en grande partie parce que les trois grandes centrales, CGIL, CISL et UIL, représentent plus de 70 % des salariés. Le gouvernement les a abondamment consultées sur la loi libéralisant l'électricité. « Le rapport avec les syndicats est constructif, et le processus de libéralisation a été enclenché sans une heure de grève », note Angelo Delfino, le DRH du groupe.

Les syndicats brossent un tableau moins idyllique. « C'est vrai, il n'y a pas eu de gros mouvements de grève, mais la conflictualité reste diffuse sur le terrain », explique Giacomo Berni, secrétaire général de la FNLE-CGIL. « Avec la holding centrale, les relations en sont plutôt à la recherche réciproque d'une entente. Mais, sur le terrain, nous sommes dans la confusion la plus totale. » Secrétaire général de la FLAEI-CISL, Arsenio Carosi est encore plus pessimiste : « Les salariés sont démotivés. Avec l'arrivée de managers venus de l'industrie, la direction a choisi la discontinuité. Et le personnel n'arrive plus à s'identifier. »

La CISL en travers de la réforme de la Poste

À la Poste, Corrado Passera a dû batailler ferme pour faire revenir l'entreprise dans le droit commun : « Le rôle des syndicats à la Poste n'était pas celui que l'on rencontre normalement dans une grande entreprise du secteur concurrentiel. Cela venait, comme souvent dans les administrations et les entreprises publiques, de la faiblesse de l'actionnaire et du management. Nous sommes en train de devenir une entreprise normale, avec le respect du rôle de chacun. » Si la CGIL et l'UIL ont soutenu l'action du nouvel administrateur, la CISL a adopté une position critique. « Nous nous sommes toujours battus pour une réforme de la Poste. Mais nous n'approuvons pas le plan d'entreprise, notamment la répartition en divisions », explique Nino Sorgi, secrétaire général CISL de la Poste.

À défaut de convaincre l'ensemble des syndicats, la Poste n'a pas ménagé ses efforts pour impliquer les salariés dans le changement. Elle a lancé l'un des plans de formation les plus ambitieux jamais imaginés en Italie : 500 000 journées de formation l'an dernier, pratiquement autant cette année. « Nous avons dû donner à 70 000 personnes des rudiments d'informatique, former quelques milliers de vendeurs de produits et de services, quelques centaines de spécialistes des télécommunications pour faire fonctionner le réseau et faire appel à 1 000 formateurs ! Nous préparons actuellement un module pour les directeurs des bureaux de poste, qui vont devoir se comporter comme des gestionnaires de petite entreprise », s'enflamme Corrado Passera. Mais même ce programme n'a pas trouvé grâce aux yeux de la CISL.

L'opposition des autonomes

Mais c'est aux Ferrovie dello Stato que le climat social est le plus tendu. Face à des syndicats confédéraux qui regroupent environ la moitié des salariés et soutiennent, dans ses grandes lignes, le processus de réforme, les syndicats autonomes adhérant à la fédération de l'Orsa jouent les fauteurs de trouble. Ce sont eux qui ont déclenché l'essentiel des grèves ces derniers mois. Bien qu'ils soient peu nombreux, machinistes ou chefs de gare parviennent sans peine à paralyser rapidement une bonne partie du réseau ferroviaire transalpin. Bruno Salustri, coordinateur national du syndicat des machinistes Comu, l'un des cinq secrétaires de l'Orsa, annonce la couleur : « Nous sommes contre une libéralisation mal maîtrisée, suivant le modèle anglais. Contre la division en sociétés. Contre de nouvelles suppressions d'emplois qui ne seraient pas accompagnées d'innovations technologiques et représenteraient donc une menace pour la sécurité. »

Il sera cependant difficile pour l'Orsa de bloquer le processus de réforme engagé : « Nous pouvons juste limiter les dégâts », constate Bruno Salustri. Ce qui constitue en soi une forme de victoire pour l'administrateur des FS, Giancarlo Cimoli. Pour lui comme pour Franco Tatò et Corrado Passera, ses homologues de l'Enel et de la Poste, le chemin parcouru depuis 1996 est déjà impressionnant. Même s'il ne s'agit encore que d'une première étape, l'assainissement des entreprises publiques est à mettre au crédit de la gauche italienne. Difficile d'imaginer que la droite ait pu s'atteler à de telles réformes sans susciter une véritable révolte !

Des conventions collectives à redéfinir

Les nouvelles conventions collectives des trois grandes entreprises devraient être signées au plus tard au début de l'automne. Processus de libéralisation oblige, l'Enel et les FS travaillent non pas sur un accord d'entreprise, mais sur un accord de secteur qui puisse s'appliquer aux nouvelles entreprises qui entreront sur le marché.

Dans les négociations, on parle peu de réduction du temps de travail – les salariés de l'Enel sont déjà sur la base de 38 heures par semaine, ceux de la Poste et des FS, de 36 heures. La flexibilité des horaires, requise dans un service public, est déjà largement pratiquée et les syndicats sont prêts à aller plus loin à condition de définir un cadrage strict. Plus difficile à résoudre, la question des contrats de travail que les Italiens appellent « atypiques » (CDD, intérim, temps partiel…).

À la Poste, il s'agit de négocier « la première convention en tant qu'entreprise », rappelle Corrado Passera. Dans le domaine de l'électricité, le problème est plus complexe. Il existe en effet aujourd'hui trois conventions collectives : celle de l'Enel, celle des entreprises municipales et celle des entreprises privées qui produisent de l'électricité. « Il s'agit d'homogénéiser les comportements des trois types d'entreprises, mais aucune ne veut perdre son identité », reconnaît Angelo Delfino, DRH de l'Enel. D'autant que les salariés qui bénéficient de la meilleure convention ne sont pas prêts à renoncer à leurs avantages. Aux FS, les négociations achoppent encore.

La CGIL, la CISL et l'UIL devaient présenter une plate-forme de revendications, mais les autonomes négociaient en parallèle. « Il ne s'agit pas d'ajuster l'ancienne convention, mais de la refaire », explique Francesco Forlenza, le DRH. « Cela nous amène à toucher à des prérogatives – automatisme dans les carrières, rétributions annexes… Cela dit, si nous ne le faisons pas, nous perdrons des parts de marché. »

Auteur

  • Marie-Noëlle Terrisse