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Idées

Le printemps du télétravail

Idées | Chronique juridique | publié le : 05.05.2014 | Jean-Emmanuel Ray

Dans notre monde du social aujourd’hui un peu déprimé, est-il possible de trouver un thème d’intérêt général et gagnant-gagnant ? Gagnant pour les salariés en termes de qualité de vie, gagnant pour l’entreprise en termes de productivité ? Depuis la loi du 22 mars 2012 qui l’a fait entrer dans le Code, le télétravail décolle et les accords collectifs se multiplient.

Au bureau, je ne fais que réagir ; c’est à la maison que je peux vraiment travailler ! » Avec l’irruption du haut débit puis du cloud, un nombre toujours croissant de salariés œuvrent régulièrement dans le temple de l’intimité de la vie privée : leur home. Beaucoup y travaillent d’ailleurs mieux qu’au bureau, au-delà de 21 heures et le dimanche : sans courriels permanents, sans sonneries continuelles dans le petit space très open, sans M & M’s (managers and meetings) exaspérants.

« Débordé » ? Si poser une porte de voiture a une fin, le travail intellectuel est toujours améliorable : donc sans limite temporelle ni géographique. Il « déborde » où ? On estime à plus des deux tiers des télétravailleurs ceux en gris foncé, c’est-à-dire effectuant en dehors des règles fixées par la loi du 22 mars 2012 « un travail qui aurait également pu être exécuté dans les locaux de l’employeur, hors de ces locaux, de façon régulière et volontaire en utilisant les NTIC » (L. 1222-9).

Mais les choses avancent, les arrangements individuels laissant la place à des accords collectifs de plus en plus permissifs. Sur 120 accords signés, une petite moitié est exclusivement consacrée au télétravail, les autres l’évoquant dans des accords plus larges : « équilibre vie professionnelle et vie personnelle », « responsabilité sociale des entreprises », « qualité de vie au travail », après l’ANI du 19 juin 2013.

NÉCESSAIRE ACCORD COLLECTIF

Certes, le télétravail ne fait l’objet d’aucune obligation de négocier, l’employeur disposant d’un pouvoir discrétionnaire pour le mettre, ou non, en place. Et même en pleine chasse aux frais immobiliers, il ne faut pas espérer qu’un accord collectif permette d’obliger un collaborateur à travailler chez lui, même si rien n’interdit de prévoir dès l’embauche que le travail s’effectuera exclusivement au domicile. Ce qui est le cas pour nombre de « télé acteurs » : il n’y a pas qu’en Inde ou à Madagascar que le télétravail s’industrialise. Pour le salarié en poste, la loi de mars 2012 a légitimement posé un principe de double volontariat : « Le refus d’accepter un poste de télétravailleur n’est pas un motif de rupture du contrat de travail. Le contrat de travail précise les conditions de passage en télétravail. » (L. 1222-9.) Les télétravaux forcés sont illicites car c’est une question de respect du domicile et de la vie familiale.

POURQUOI NÉGOCIER ?

1. Car nombre d’entreprises passent aujourd’hui d’une somme d’arrangements individuels ou de tolérances par service à une nouvelle organisation collective du travail. Et, au pays de la religion laïque de l’égalité, les comparaisons vont bon train, avec contentieux en égalité de traitement à la clé.

2. Car le Code du travail a certes décidé de traiter le salarié en télétravail exactement comme n’importe quel autre collaborateur. Mais un télétravailleur n’est pas un travailleur comme un autre : conformité de ce lieu de travail très spécifique où courent un doberman et deux bébés, respect des durées du travail et surtout de repos, travail isolé ou sortie de secours… Dans la vraie vie, l’employeur doit donc souvent tutoyer notre Code du travail conçu pour une manufacture : il est donc à tous points de vue risqué de le mettre en place sans y associer CHSCT, CE et partenaires sociaux, qui suivront son déploiement au sein d’un comité paritaire de suivi (voir le passionnant numéro spécial de « Travail & changement », Anact, février 2014, téléchargeable sur www.anact.fr). Et, pour préserver l’avenir, le premier accord sera à durée déterminée d’un an.

QUE NÉGOCIER ?

1. Les éligibilités. Après avoir rappelé que le télétravail n’est ni un droit, ni une obligation, ni une récompense, ni une sanction (le harceleur que l’on renvoie dans son foyer), seront fixées les conditions d’éligibilité en termes depostes : techniquement, mais aussi selon les fonctions. Un « RRH de proximité » n’est pas un ingénieur de R & D. Le télétravail exigeant d’être intégré dans un collectif pour travailler efficacement à distance, une ancienneté minimale d’un an sera exigée excluant les salariés en CDD, les stagiaires et les apprentis.

2. Le matériel. Frais professionnels, sujet sensible et très contagieux. Principe général rappelé par l’arrêt de synthèse du 2 avril 2014 : « Les frais qu’un salarié justifie avoir exposés pour les besoins de son activité professionnelle et dans l’intérêt de l’employeur doivent être remboursés sans qu’ils puissent être imputés sur la rémunération qui lui est due, à moins qu’il n’ait été contractuellement prévu qu’il en conserverait la charge moyennant le versement d’une somme fixée à l’avance de manière forfaitaire. » En ce qui concerne le télétravail, la loi de 2012 semble claire : « L’employeur est tenu de prendre en charge tous les coûts découlant directement de l’exercice du télétravail, notamment le coût des matériels, logiciels, abonnements, communications et outils ainsi que de la maintenance de ceux-ci. » (L. 1222-10.) « Découlant directement » : mais quid des frais indirects ? Ceux engendrés par l’occupation d’une partie du domicile (valeur locative, chauffage…) ne seraient pas pris en charge ?

3. Les locaux. « L’occupation, à la demande de l’employeur, du domicile du salarié à des fins professionnelles constitue une immixtion dans la vie privée de celui-ci. Si le salarié accède à la demande de son employeur, ce dernier doit l’indemniser de cette sujétion particulière, ainsi que des frais engendrés par l’occupation à titre professionnel du domicile. »

L’arrêt du 9 avril 2010 semblait opposer télétravail demandé par le salarié à celui proposé par l’employeur, ce que ne fait plus la loi du 22 mars 2012 sur les frais directs. « Le salarié ne peut prétendre à une indemnité au titre de l’occupation de son domicile lorsqu’un local professionnel est mis effectivement à sa disposition. » L’arrêt du 4 décembre 2013 paraît clair : l’employeur donnant au salarié le choix de son lieu de télétravail avec des bureaux de proximité ici ou de coworking là, il ne doit pas payer deux fois. Mais si existent 138 espaces de travail pour 369 collaborateurs ?

DÉLICATE RÉVERSIBILITÉ

« Lorsque les parties sont convenues d’une exécution de tout ou partie de la prestation de travail par le salarié à son domicile, l’employeur ne peut modifier cette organisation contractuelle du travail sans l’accord du salarié. » L’arrêt du 12 février 2014 a rappelé que le télétravail n’était pas soumis au régime de droit commun de la modification, la mise en télétravail impliquant la signature d’un avenant. Mais quid alors de la réversibilité expressément prévue par l’article L. 1222-9 ? « L’avenant précise les conditions de passage en télétravail et les conditions de retour à une exécution du contrat de travail sans télétravail. » Contracter, c’est prévoir. Il appartient à l’accord collectif, nécessairement repris par chaque avenant individuel, de fixer précisément les conditions du retour en entreprise demandé par l’un ou l’autre, ce qui n’avait pas été fait en l’espèce. Autre solution : prévoir une durée préfix de télétravail.

Voilà pour le droit. Dans les faits, cette réversibilité reste théorique, comme l’a remarqué le sociologue Yves Lasfargue. Menée avec la CFDT Cadres, son enquête de 2013 auprès de (vrais) télétravailleurs (www.teletravail-negociation.blogspot.fr) met en lumière un double phénomène : une durée du travail importante, sinon envahissante, mais une immense satisfaction. Non seulement les entreprises comptent sur les doigts d’une main les demandes de retour au bercail, mais, s’agissant de travailleurs du savoir de haut niveau, elles savent qu’elles prendraient le risque d’un départ en l’exigeant. Lorsqu’on a goûté aux joies d’un travail plus autonome et à un nouvel équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle…

FLASH
Pics de pollution et télétravaux forcés

Le risque de pandémie grippale H1N1 avait obligé, fin 2009, nombre d’entreprises à monter un plan de continuité de l’activité, le gouvernement encourageant « le télétravail, permettant à la fois d’assurer la continuité de l’activité de l’entreprise et de limiter sensiblement l’exposition des salariés aux risques de contamination ».

Fin mars 2014, les pics de pollution conduisant à la circulation alternée obligatoire en région parisienne ont relancé ce mode ponctuel de travail alternatif, que la loi du 22 mars 2012 a expressément autorisé : « En cas de circonstances exceptionnelles, notamment de menace d’épidémie ou en cas de force majeure, la mise en œuvre du télétravail peut être considérée comme un aménagement du poste de travail rendu nécessaire pour permettre la continuité de l’activité de l’entreprise et garantir la protection des salariés. » (L. 1222-11.) Pas de modification du contrat, exécution ? Mais on ne bascule pas du jour au lendemain au travail à distance pour tous : tous les emplois ne peuvent être ainsi exercés et, pour des raisons de sécurité, il ne peut être question que le serveur central s’ouvre à toutes les connexions extérieures.

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray