logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Idées

L’abracadabrantesque durée du travail à la française

Idées | Chronique juridique | publié le : 04.11.2014 | Jean-Emmanuel Ray

La définition du temps de travail a été la véritable révolution de la loi de janvier 2000 : « Temps pendant lequel le salarié est à la disposition de l’employeur et se conforme à ses directives, sans pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles. » Entre nos portables et le cloud, ce passage du temps sur la machine à celui « à disposition » constituait une bombe.

Le travailleur du savoir assisté par ordinateur se joue des frontières de temps comme de lieu. Il avance souvent plus efficacement chez lui, au calme, que dans le très open mais mini space avec ses 987 sonneries quotidiennes : surtout depuis qu’un téléphone 4G et un portable lui permettent de se déplacer partout avec tout son bureau, dans « un espace sans distance et un temps sans délais » (F. Jauréguiberry). Aveu du législateur de janvier 2000 : la création du forfait jours pour les cadres autonomes, qui semble aujourd’hui dans le collimateur de la chambre sociale.

I. FORFAIT JOURS : LE CHOC DE COMPLEXIFICATION

Après celle de l’industrie chimique, du commerce de gros, des experts-comptables, du secteur sanitaire, celle du BTP est la dernière convention de branche à avoir fait les frais du contrôle de plus en plus étroit de la Cour de cassation. Prévoyant « seulement qu’il appartient aux salariés de tenir compte des limites journalières et hebdomadaires, d’organiser leurs actions dans ce cadre et, en cas de circonstances particulières, d’en référer à leur hiérarchie de rattachement », ces mesures « ne sont pas de nature à garantir que l’amplitude et la charge de travail restent raisonnables et assurent une bonne répartition, dans le temps, du travail de l’intéressé, et donc à assurer la protection de la sécurité et de la santé du salarié » (chambre sociale, 11 juin 2014). Avec une conséquence rétroactive et très contagieuse pour des dizaines de milliers de cadres : « La convention de forfait en jours était nulle. »

Attention ! La sanction serait différente s’il s’agit du simple « non-respect par l’employeur des clauses de l’accord collectif destinées à assurer la protection de la sécurité et de la santé des salariés » : jusqu’à ce que l’employeur rentre dans le droit chemin, la convention serait alors seulement « privée d’effet » (chambre sociale, 2 juillet 2014 ; voir « Le forfait en jours et l’effectivité des garanties offertes », Ph. Florès, Semaine sociale Lamy, 16 juin 2014).

Le lecteur très optimiste verra dans cette salve d’arrêts une rigueur bienvenue afin de protéger nos cadres d’un nouveau « système d’exploitation » créé par Bill Gates et phagocytant leurs temps de repos. Mais pouvant aussi éviter demain à ce créatif système une censure côté CJUE, mais surtout CEDH : saisi par la CFE-CGC puis la CGT, le Comité européen des droits sociaux du Conseil de l’Europe lui avait très sérieusement reproché le 10 décembre 2010 d’aboutir à des durées hebdomadaires de 78 heures, puisque la durée quotidienne pouvait atteindre 13 heures (24 – 11) sur six jours ouvrables, durée effectivement déraisonnable. Heureusement, la chambre sociale a rappelé le 10 avril 2014 la différence entre amplitude journalière et durée maximale : « La durée maximale de travail est déterminée sur la base du temps de travail effectif, non sur celle des amplitudes horaires dont doit être déduite la part de l’activité qui ne correspond pas à du travail effectif. »

Mais on peut aussi estimer que ces arrêts de censure successifs, visant des conventions de branche (souvent étendues), font bien peu de cas de la promotion de la négociation collective comme mode de régulation sociale, avec un réel contrôle de la légitimité des acteurs et des accords depuis les lois du 20 août 2008 puis du 5 mars 2014.

Après cette irruption de la Cour dans le champ des avantages conventionnels au nom d’un principe d’égalité de traitement inventé (qui s’ajoute à sa très légitime lutte contre les discriminations), son contrôle de plus en plus sévère sur les forfaits jours au nom de la santé de ces nouvelles Cosette est en train de ressusciter les contrôles horaires pour des cadres par définition autonomes : ainsi de l’accord Syntec du 1er avril 2014 ayant pieusement recopié l’arrêt du 24 avril 2013 censurant l’accord précédent.

Nous ramenant au modèle militaro-industriel, cette jurisprudence va finir par étouffer ce système initié puis mis en œuvre par des syndicats qui se voient ainsi, entreprises et branches confondues, renvoyés au rayon des « idiots utiles ». Sans parler de l’oubli du très réaliste aveu conduisant à la création du forfait jours le 19 janvier 2000 : vouloir mesurer à la minute près le temps de travail d’un travailleur du savoir est vain et ne peut conduire qu’à la construction de magnifiques usines à gaz juridiques plombant les entreprises françaises qui avaient trouvé avec ce système créatif une solution astucieuse et équitable, plébiscitée par ses bénéficiaires, certes loin des 35 heures mais qui ne veulent ni pointer ni s’expliquer en détail sur leur « emploi du temps ». Et a fortiori perdre leurs jours de repos.

II. UN RÉGIME PROBATOIRE DÉDOUBLÉ

Qui doit démontrer quoi dans un contentieux sur la durée du travail ?

1. Principe : partage de la preuve. « S’il résulte de l’article L. 3171-4 que la preuve des heures de travail effectuées n’incombe spécialement à aucune des parties et que l’employeur doit fournir au juge les éléments de nature à justifier les horaires effectivement réalisés, il appartient cependant [au salarié] de fournir au juge des éléments de nature à étayer sa demande. » (Chambre sociale, 15 mai 2013.) À lui, donc, de former sa conviction. Mais s’opposant souvent aux juges du fond, la chambre fait ici une interprétation très permissive de l’article L. 3171-4. Dans l’arrêt du 24 septembre 2014, la cour de Reims avait rejeté la demande de paiement d’heures, « M. X. ne produisant aucun élément même récapitulatif des heures qu’il prétend avoir réalisées ». Jugement cassé : « M. X. produisait un courrier adressé à son employeur mentionnant les horaires de travail effectués ainsi que l’attestation d’une cliente de nature à corroborer sa présence au-delà de 20 heures sur son lieu de travail, ensemble d’éléments suffisamment précis pour permettre à l’employeur d’y répondre en fournissant ses propres éléments. »

2. Inversion de la charge de la preuve pour les durées maximales du travail et le respect des temps de pause ou de repos, au nom de la très prétorienne obligation de sécurité de résultat. « Les dispositions de l’article L. 3171-4 […] ne sont applicables ni à la preuve du respect des seuils et plafonds prévus par le droit de l’Union européenne ni à la preuve de ceux prévus par les articles L. 3121-34 et L. 3121-35 du Code du travail, qui incombe à l’employeur » (chambre sociale, 20 février 2013). Pour les temps de pause (20 minutes après 6 heures de travail), ou les plafonds quotidiens et hebdomadaires garantissant une durée minimale de repos, la charge de la preuve repose donc sur l’employeur.

Du conseil de prud’hommes à la Cour de cassation, cette abracadabrantesque complexité fait souvent fuir les magistrats chargés de ces dossiers, devant parfois, sur la seule base de carnets à spirale annotés au crayon, recalculer semaine par semaine les heures supplémentaires, sur 60 mois hier, sur 36 depuis juin 2013. C’est donc souvent le moins ancien dans le grade le moins élevé qui accomplit ce chronophage pensum, sans pouvoir, en théorie, allouer une somme forfaitaire au demandeur.

Par les quatre arrêts rendus le 4 décembre 2013, la Cour de cassation a allégé sa propre charge de travail : les juges du fond évaluent désormais « souverainement l’importance des heures supplémentaires et fixent en conséquence les créances salariales s’y rapportant ». À un employeur leur reprochant de « l’avoir condamné au paiement d’une somme forfaitaire sans préciser le nombre d’heures réellement travaillées, ni le détail de son calcul », la Cour répond ainsi qu’« après avoir apprécié l’ensemble des éléments de preuve qui lui étaient soumis la cour d’appel, qui n’a pas procédé à une évaluation forfaitaire, a, sans être tenue de préciser le détail du calcul appliqué, souverainement évalué l’importance des heures supplémentaires et fixé en conséquence les créances salariales s’y rapportant ». Enfin un choc de simplification !

FLASH
Temps de trajet, de travail et de repos

1. Attention au risque pénal ! « Le temps de déplacement professionnel entre le domicile d’un client et celui d’un autre client, au cours d’une même journée, constitue un temps de travail effectif et non un temps de pause, dès lors que les salariés ne sont pas soustraits, au cours de ces trajets, à l’autorité du chef d’entreprise » (chambre criminelle, 2 septembre 2014). Délit de travail dissimulé pour cette entreprise employant des auxiliaires de vie allant d’un domicile à l’autre, mais décomptant ces temps de trajet comme temps de pause.

2. Chaque semaine, un formateur de l’Afpa se déplace pour intervenir dans différents centres. Partant d’un temps standard domicile-entreprise de 30 minutes, il réclame l’application de L. 3121-4 (repos ou contrepartie financière, pas heures supplémentaires : chambre sociale, 14 novembre 2012). Ce que la cour d’appel de Paris lui octroie, pour cinq fois par semaine. Une décision cassée : la cour d’appel avait retenu « le temps de déplacement théorique correspondant à cinq allers-retours d’un travailleur type, alors qu’elle avait constaté que le salarié n’effectuait le déplacement entre le domicile et le lieu de travail et retour qu’une fois par semaine » (chambre sociale, 24 septembre 2014).

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray