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Enquête

LA NET ECONOMIE CHAMBOULE LE MONDE DU TRAVAIL

Enquête | publié le : 01.11.2000 | Sandrine Foulon

Aux aventuriers des start-up la convivialité, les rémunérations mirobolantes ; aux fidèles de la vieille économie l'ambiance compassée, la hiérarchie pesante et les salaires en peau de chagrin ? Pas si simple. Car les jeunes pousses, négligeant le social, font des déçus. Et leurs aînées, secouées par l'e-économie, commencent à se montrer plus audacieuses dans la gestion des hommes.

Nouvelle économie

Conditions de travail

Un investissement sans limite dans le boulot

Le boulot, c'est 90 % de ma vie. Du six jours sur sept. Et lorsque je ne travaille pas, j'y pense. » À 23 ans, Julien Musso est un adepte du stakhanovisme, tendance Net économie. Les 35 heures en trois jours ne lui font pas peur. Il y a un an, avec deux compères ingénieurs, ce jeune diplômé d'une école de commerce a plongé dans l'aventure Internet. Il a fondé Kapoo, market-place-pour-les-cyberconsommateurs ; en français, un site d'achats. La jeune pousse a déjà séduit des partenaires financiers. Mais, pour aller « plus loin et plus vite », elle a besoin de lever des fonds. Alors ce 3 octobre, sous la coupole du Printemps, à Paris, Julien tente sa chance. Il a réussi à décrocher une invitation pour le First Tuesday, grand rendez-vous mensuel des entrepreneurs et des capital-risqueurs au cours duquel les uns et les autres s'échangent leurs cartes de visite. Les trois fondateurs n'attendent que cette première augmentation de capital pour quitter Sophia-Antipolis et s'installer à Paris. Là où « tout se passe ». « À mon âge, célibataire et sans enfants, c'est le moment où jamais de s'emballer complètement pour un projet, poursuit Julien. Autour de moi, certains disent que je m'investis trop. Mais c'est un choix. »

Avec une vingtaine d'années en plus, Christophe Hinfray vient de quitter la start-up Netvalue et cherche à renouveler l'expérience dans une autre entreprise de la Net économie. Tant pis si la qualité de vie n'est pas au rendez-vous ! « Les start-up violent littéralement le Code du travail. Il n'en existe pas une qui respecte les 35 heures. Déjà, dans les entreprises de high-tech, on travaille beaucoup, concède cet ancien de Compaq. Il est difficile de contrôler les e-mails envoyés tard le soir de son domicile. Mais, dans la nouvelle économie, les règles sont totalement bafouées. Il m'est souvent arrivé de commencer à 6 heures du matin et de croiser les développeurs qui partaient se coucher vers 7 heures. À 20 heures, il y a encore foule, et le week-end on croise du monde. En un mois, une start-up abat deux fois plus de travail qu'une entreprise classique. Comment voulez-vous que les Schneider et les Pechiney puissent suivre ? » Divorcé, Christophe Hinfray reconnaît qu'il lui serait difficile de mener de front boulot et vie privée. « Je suis prêt à bosser comme un fou pendant cinq ans. Ensuite, il faudra que ça s'arrête. Dans une grande entreprise industrielle où j'ai commencé ma carrière, j'ai trop vu d'ingénieurs brillants, qui avaient monté de grands projets, arriver en fin de carrière et supplier la direction de ne pas les virer. Ils étaient devenus inutiles. Je me méfie de ça. Si on n'assure pas avant 55 ans, on risque des déconvenues. Ne serait-ce que pour la retraite. »

Gestion des hommes

Polyvalence, convivialité et management de proximité

Pionniers ou reconvertis de l'ancienne économie vers la nouvelle, les défricheurs du Net vibrent à l'idée d'inventer la technologie de demain. Au milieu des cartons, sous une avalanche de fils électriques qui pendent des plafonds, Marc Drieux, directeur commercial d'Outrade.com, une start-up spécialisée dans l'externalisation de messagerie, lance les paris : « Dans deux ans, le marché de la messagerie sera monstrueux. Alors, techniquement, on doit être prêt maintenant. Voilà pourquoi on investit dans les logiciels et le matériel. » Ces chevaliers du Net partent à la recherche d'un Graal souvent inatteignable dans l'ancienne économie : la reconnaissance. « Quand on se démène pour son projet, l'implication n'est pas la même », affirme Philippe Beauchamp, qui avec six autres transfuges de Sun Microsystems a fondé enition.com, une start-up technologique.

Hors de question que les aficionados de la Net économie fassent marche arrière. Capables de jouer les standardistes le matin et de signer des contrats juteux avec de grands groupes l'après-midi, ces touche-à-tout apprennent vite et changent de fonction comme de chemise. « La Net économie est aussi un formidable tremplin pour les atypiques, ceux qui ont des formations pas très vendeuses. Ils y trouvent l'opportunité de prendre des responsabilités là où ils devraient attendre vingt ans dans des schémas plus classiques. C'est un moyen de se mettre en valeur », relève Christophe Hinfray. Cette polyvalence est effectivement très recherchée. En témoigne la ruée des cabinets de recrutement vers les salariés de boo.com, le jour même du dépôt de bilan du magasin virtuel spécialisé dans les vêtements branchés.

Dans cette atmosphère euphorique, typique des créations d'entreprise, et en l'absence, du moins les premiers temps, d'effectifs suffisants, le management de proximité inhérent aux start-up s'avère extrêmement efficace. Hiérarchie quasi inexistante dans des locaux en open space, communication constante lors des réunions informelles à la cafétéria, autour du baby-foot ou dans la salle de gym… Dans l'ancien cirque équestre qui abrite la quinzaine de jeunes pousses « incubées » par Republic Alley, à deux pas de la place de la République, à Paris, les 12 start-uppers de Publibook, un site d'édition en ligne, se partagent 80 mètres carrés. Il suffit de lever le nez de son PC pour régler un problème. « Pour nous, travailler est presque un plaisir, explique Amaury Hemar, 23 ans, l'un des fondateurs. On essaie de rendre les relations le plus conviviales possible. Chacun peut s'exprimer s'il trouve une décision aberrante. Cela étant, nos rôles sont bien répartis entre le directeur commercial, le directeur production… »

La distribution des rôles de chacun fait pourtant rarement l'objet d'une réflexion approfondie. Avant le « grand nettoyage » qu'opèrent généralement les investisseurs lorsqu'ils misent sur une start-up et imposent une organisation plus drastique, la gestion des hommes se fait au petit bonheur. « Le management est le point faible des start-up, admet Charles Madeline, chargé de ce domaine à Republic Alley. Les fondateurs arrivent avec de bonnes idées mais n'ont pas le temps de s'occuper des hommes. » Les responsables de cet incubateur passent d'ailleurs une bonne partie de leur temps à cocooner. Et à aplanir les difficultés entre les créateurs. Spécialiste des start-up, le chasseur de têtes Jean-Pierre Leguay, associé chez H. Neumann, en a fait l'expérience : « Les conflits internes, les tiraillements entre associés et leaders informels prennent une dimension beaucoup plus grave dans une start-up. Tout est décuplé. » Les luttes de pouvoir se déchaînent et les amitiés se défont. Au First Tuesday, une jeune créatrice fait son mea culpa : « J'ai commencé avec un ami. Plus jamais ! Maintenant, je me suis entourée d'un financier et d'un technicien. »

Quant aux recrues qui prennent le train en marche, elles ont parfois du mal à saisir toutes les finesses de ce management informel. « La plupart des responsables ne sont absolument pas formés à encadrer des salariés, explique Camille, 24 ans, embauchée dans une start-up parisienne. Au cours d'un déjeuner, un membre de l'équipe est brusquement intronisé responsable de ses deux collègues, qui ont commencé comme lui. Tout simplement parce qu'il est plus rapide. » Transfuge de l'ancienne économie, elle n'accepte pas le management à l'affectif. « Dès que les responsables perçoivent un fléchissement ou un moral en baisse, ils nous proposent une soirée au restau. C'est infantilisant. Et certains, parce que c'est leur bébé, considèrent la start-up et les salariés qui vont avec comme leur royaume absolu. » Dégoûtée « à vie » des start-up, Camille vient de remettre son CV dans le circuit. « Après sept mois, je n'en peux plus. Et tant pis pour mes stocks !… » À quelques arrondissements de là, dans une autre start-up, les déçus ne se comptent plus. « Chez nous, le turnover est de 250 %, ironise un infographiste. Il y a un type qui a donné sa démission avant même d'avoir signé son contrat. Mais, de toute façon, les contrats ne sont pas monnaie courante. Les déclarations Urssaf encore moins. Les recommandés arrivent comme s'il en pleuvait et l'Inspection du travail nous a déjà dressé un procès-verbal. »

Rémunération

Salaire plus stocks : motivant mais très aléatoire

Pour compenser ces lacunes managériales, la perspective d'un enrichissement rapide reste un formidable moteur. Il faut dire que les premières success stories du Net ont de quoi faire rêver. Récemment, la valeur d'achat d'une entreprise française de 250 salariés en pointe sur la fibre optique a été estimée à 7 milliards de francs. Ce qui représente une véritable fortune pour la poignée de fondateurs. « La possibilité de toucher un jour le jackpot est très motivante », admet Philippe Beauchamp, directeur commercial d'enition.com. Même état d'esprit pour Julien, qui ne comprend pas pourquoi « la société française jette la pierre à des Jean-Marie Messier et encense des Anelka ». Les salaires de la Net économie donnent le vertige. En dépit des minicracks boursiers qui secouent le secteur, les arrivants parviennent à négocier un salaire équivalent à celui de leur précédent job, avec les stocks en prime. Christophe Hinfray fait partie de ces élus. Il a bien négocié son passage de Compaq chez Netvalue. La start-up lui a octroyé un salaire de 1 million de francs (en fixe et en variable), assorti de stock-options. « Le système des objectifs mis en place par la société pour attirer de jeunes commerciaux bac + 4 recrutés aux alentours de 400 000 francs (240 000 francs en fixe, 160 000 francs en variable) est assez séduisant. Si l'un des commerciaux dépasse de 30 % son objectif, par un procédé de double bonus, il obtient 160 % de son variable. »

Avec l'assainissement du marché opéré aux États-Unis, les modes de rémunération ont évolué. « Il y a encore un an, c'était gaguesque. Tout le monde voulait intégrer une start-up, être payé uniquement en stock- options. Aux États-Unis, le mouvement s'est inversé. Désormais, les salariés veulent aussi du cash », constate Sylvie Tisserand, consultante du cabinet Kernlight, spécialiste du management des start-up. Et d'ailleurs, les filiales françaises de sociétés américaines ne s'y trompent pas. « Elles défient toute concurrence, poursuit la consultante. Pour un bon développeur, elles sont capables d'aligner 800 000 francs en fixe, 500 000 francs en variable et 500 000 francs en prime d'intégration. » Ce qui n'empêche pas les stock-options d'exercer leur pouvoir de séduction. Même si leur finalité n'est pas toujours bien comprise par les candidats. « Les stocks constituent un incentive pour pousser les salariés à la performance. Ce n'est en aucun cas un outil de rémunération censé compenser un salaire plus bas. Ce n'est pas un dû. Les salariés bénéficiaires doivent être bien conscients qu'ils peuvent tout perdre », explique Bruno Robin, avocat spécialisé dans le conseil aux patrons de start-up. Et pourtant, dans la pratique, les atterrissages forcés sont douloureux. Les moyens de récupérer le manque à gagner très aléatoires. Quant aux promesses de distribution, elles ne sont pas toujours tenues.

Relations sociales

Des sites défouloirs pour un syndicalisme virtuel

Dans la start-up de Camille, six mois après avoir été recrutés, les salariés n'avaient toujours pas vu la couleur d'une seule stock-option. Une situation qui a été à l'origine d'une grève du zèle. « Ce sont les informaticiens qui ont mené la fronde. C'est normal, ils sont intouchables. Sans eux, la start-up s'écroule. Ils voulaient que soient rendus publics le plan de stocks, leur montant, à qui elles seraient attribuées… Ils souhaitaient même l'élection d'un représentant du personnel. Avant l'introduction en Bourse, ça aurait fait mauvais genre. Les fondateurs ont cédé sur les stocks. Mais, en bout de course, nous n'avons pas obtenu cette fameuse transparence. D'autant que chacun est allé plaider sa cause personnelle pour en obtenir davantage. »

En l'absence totale de représentants syndicaux, les salariés de la Net économie recourent à d'autres modes d'expression et de revendication. Les sites défouloirs fleurissent avec plus ou moins de bonheur. Après Ubi Free, le premier syndicat virtuel, d'autres sites servent anonymement de réceptacle aux récriminations des salariés. Dernier en date, tchooze.com accueille aussi bien des considérations sur le montant de certains salaires dans les start-up que sur les désillusions. Sur ce site, une Alexandra égratigne Spray, la célèbre start-up suédoise : « Spray, tout le monde en parle : superlocaux, spaghetti management, funky business, tous branchés et jeunes ! Vu de dehors, la classe ! Vu de dedans, ça l'est moins : on presse le citron, pseudo responsabilité car, finalement, trop dépendant de la maison mère en Suède. Le spaghetti management, ça fait plus de nœuds qu'autre chose, du coup tout le monde et personne à la fois n'est responsable. […] Toujours pas de stocks pour les trois quarts des employés. Bref une entreprise comme les autres, avec des défauts. » Et Camille de renchérir : « La Net économie offre le meilleur et le pire de l'ancienne économie. » Modèle économique éphémère et très efficace, l'esprit start-up a oublié le social.

« Vieille » économie

Conditions de travail

Pas question de tout sacrifier à l'entreprise

Vive le temps libre ! Manon, 26 ans, comptable dans une société d'épargne salariale, se sent bien dans son travail. Elle observe régulièrement collègues et supérieurs hiérarchiques larguer les amarres pour la nouvelle économie. « Doubler son salaire, ça fait envie, bien sûr. Mais doubler ses horaires, beaucoup moins. » Avoir une vie « à côté », rien de plus important pour Manon. Son entreprise a instauré des horaires variables et une badgeuse doit être mise en place. « Nous avons 7 heures 48 à réaliser par jour, souligne la jeune comptable. Mais nous avons des plages d'arrivée (de 7 h 30 à 9 h 30) et de départ (de 16 h 15 à 19 h 30). C'est une grande liberté pour les parents qui emmènent leurs enfants à l'école. » Les 35 heures lui ont apporté 23 jours de congé en plus. « Au total, avec les journées flottantes, j'ai 52 jours de vacances. De quoi profiter de la vie. » Cadre supérieur dans une société d'assurance vie, Pierre ne compte pas ses heures. Mais s'il termine parfois à minuit, la plupart du temps il rentre au bercail vers 19 h 30. « L'activité est très cyclique, mais ça ne m'empêche pas d'avoir une vie sociale. Ma rémunération est liée à la performance. J'ai donc tout intérêt à me défoncer pour mon boulot mais je n'irai pas au-delà de certaines limites. »

Il ne faut surtout pas en déduire que les salariés de l'ancienne économie manquent d'ambition. En outre, ils font preuve d'une certaine maturité. « Les nouveaux venus pensent davantage à la qualité de la vie. Et, de façon générale, ils ne sont plus prêts à prendre des responsabilités. Ils s'investissent mais ne se marient plus avec l'entreprise », explique Claude Fer, un cadre sup qui a fait le choix de ne pas être un salarié « à vie » puisqu'il réalise des missions de direction générale pour EIM, une société d'intérim de top managers. Dans la nouvelle comme dans l'ancienne économie, il côtoie quotidiennement des jeunes « peu enclins à tout sacrifier pour faire carrière, contrairement à leurs homologues nord-américains ». Un constat corroboré par toutes les enquêtes sur les aspirations des jeunes diplômés. Une étude réalisée par Universum et Média System auprès de 2 400 étudiants en dernière année d'école de commerce, d'ingénieurs et d'université révèle ainsi que près de trois futurs diplômés sur quatre recherchent un équilibre entre vie privée et vie professionnelle. Cette année, avant même le salaire – pourtant priorité numéro un dans l'étude 1999 –, les futurs salariés privilégient une carrière internationale, le développement personnel et l'accroissement de leurs opportunités professionnelles. Et les majors de l'économie française, L'Oréal, Aerospatiale et Danone en tête, peuvent se rassurer. Elles recueillent encore les suffrages de ces jeunes diplômés qui ne sont que 9 % à vouloir intégrer une start-up.

De façon plus générale, l'argent n'est pas la motivation première des salariés de l'ancienne économie. Selon un sondage Ipsos pour le magazine Rebondir, 95 % des salariés des entreprises privées et publiques interrogés placent l'ambiance de travail en tête de leurs aspirations, s'ils étaient amenés à changer d'entreprise. Suivent, dans l'ordre, les possibilités d'évolution de carrière et les augmentations de salaire.

Gestion des hommes

Une organisation souvent cloisonnée et peu réactive

Même si la vieille économie se libère lentement de son modèle dominant – postes de travail cloisonnés, hiérarchie pyramidale et rémunération davantage assise sur les augmentations de salaire collectives que sur l'individuel et le variable –, elle reste à la traîne des start-up. Ce qui provoque frustrations chez les salariés et blocages chez les dirigeants. Lors de la dernière université d'été du Medef, les jeunes entrepreneurs glosant sur l'hyperréactivité de leurs start-up et sur les cours de Bourse qui s'envolent ont suscité l'agacement de l'auditoire, composé de patrons de grands groupes mais aussi d'une flopée de PME. « Nous ne sommes pas vieux, nous ne sommes pas lents », s'est insurgé Serge Dassault. « Old économie, vieille économie, bientôt on parlera de nous comme d'entreprises folkloriques ! » a riposté un patron de PME. Il n'empêche que face à l'attractivité de la nouvelle économie les entreprises plus anciennes s'efforcent d'anticiper.

« Nous faisons face à une génération “perturbante”, concède Cécile Giraud, responsable des RH chez Dassault Aviation. Les plus jeunes n'ont plus du tout les mêmes valeurs que leurs aînés. Ils sont en général plus mûrs, méfiants à l'égard de l'entreprise. Et adoptent une démarche donnant-donnant. Hédonistes, ils ont appris à ne faire confiance qu'à eux-mêmes. Leurs exigences sont devenues très fortes. » À cette caractéristique de génération s'ajoute le syndrome propre à la Net économie. « Ces nouveaux venus demandent davantage de réactivité. La patience n'est plus leur vertu. Ils veulent qu'on leur présente les évolutions de carrière possibles sur trois à cinq ans. » Chez Dassault, recruter ne pose pas encore de véritable problème. « Nous avons la chance d'avoir un produit, les avions, qui fait encore rêver les gens. On parvient encore à motiver des jeunes, même s'ils savent qu'ils vont travailler sur des programmes à longue échéance, jusqu'à vingt-cinq ans parfois. J'ai récemment discuté avec un technicien qui venait de recevoir une proposition hallucinante d'un chasseur de têtes. On lui offrait le double de son salaire. Mais il a décidé de rester car, pour l'instant, il affirme prendre du plaisir dans son travail. La Net économie nous fait beaucoup réfléchir, en nous poussant à remettre en cause la gestion des ressources humaines. » Notamment à l'égard des seniors, parfois perturbés par le phénomène start-up. « Dans nos entreprises, la reconnaissance est synonyme d'expérience, et là, ils découvrent qu'on peut être jeune, beau et riche à la fois. À nous de faire valoir nos atouts : la pérennité, le concret, le savoir-faire. »

Ces entreprises, qui n'ont pas attendu la nouvelle économie pour réduire les niveaux hiérarchiques et éliminer les petits chefs, doivent redoubler d'effort. Des mesures de rétorsion, à l'image de celles prises chez Kaysersberg Packaging, font désordre. Cet été, deux opérateurs de cette usine alsacienne d'emballage ont été licenciés sans préavis pour avoir pris un quart d'heure supplémentaire lors de la pause. « Nous avons fait grève et les opérateurs ont été réintégrés », raconte Mario Bendler, délégué syndical CFDT, qui déplore ces pratiques d'un autre âge. Pour Renaud Paquin, directeur général de Mix RH, cabinet de conseil en RH, la psycho rigidité a fait long feu. « J'ai dû conseiller un directeur financier très malheureux. Il avait quitté une bonne vieille société d'informatique qu'il jugeait rétrograde pour une start-up. Et il s'est retrouvé dans son costume-cravate à gérer des jeunes aux jeans déchirés qui ne respectent pas la hiérarchie. Mais le recaser dans l'ancienne économie sera difficile, car ses structures aussi évoluent. »

Malgré tout, la leçon est retenue dans un nombre de plus en plus grand d'entreprises. « Nous sommes le produit du management qu'on reçoit. La qualité du service dépend donc de la qualité du management », affirme François Potier, DRH du groupe Pinault-Printemps-Redoute. Université pour faire passer les valeurs de l'entreprise, management à l'écoute, le groupe met le paquet pour susciter la confiance, « la notion la plus fragile qui soit », poursuit le DRH. « Nous essayons de simplifier les organisations, de raccourcir les circuits hiérarchiques. Nous devons être extrêmement manœuvrant. » Et même si les beaux discours consensuels sur la nécessité de prendre en compte l'humain restent lettre morte dans les sociétés pressées par leurs actionnaires, l'ancienne économie a davantage le temps. Le temps de prendre du recul, de mettre en place stratégies et formations pour identifier les compétences et apprendre à travailler en équipe.

Là, on sait aussi favoriser les progressions de carrière et la mobilité. Programme « Move » pour PPR, projet de bourse d'emplois dynamique et anonyme pour Lagardère… Les salariés mécontents de leur sort peuvent désormais passer outre l'avis de leur supérieur direct et s'épanouir dans une autre fonction. Manon, qui s'ennuyait dans son premier emploi, a pu rebondir dans un autre service. Quant à Pierre, il a évolué très vite. À 29 ans, il s'est vu confier la gestion d'une trentaine de commerciaux. Un changement de mentalité pour la « bancassurance ». Car plus question non plus d'attendre 40 ans pour enfin assumer des responsabilités. « Nous essayons d'en confier aux moins de 30 ans », explique François Potier. Autres signes d'évolution des mentalités, le tutoiement et la décontraction vestimentaire, longtemps apanage des start-up, se banalisent. Le casual friday a fait son entrée chez Thomson ou Arthur Andersen (voir encadré, page 24). « On nous demande d'avoir une tenue présentable, explique Manon. Au cas où un client viendrait dans l'immeuble. Mais, d'une manière générale, le style n'est plus aussi rigide. »

Rémunération

Du fixe et du variable, la sécurité en prime

Difficile de toucher le gros lot dans l'ancienne économie, championne toutes catégories des fractures salariales. Mais, pour une catégorie de privilégiés, l'assurance de partir avec un bas de laine substantiel les conforte dans leur décision de rester. En matière de rémunération, les entreprises commencent à se montrer ingénieuses. « Il existe des systèmes extrêmement efficaces et motivants, souligne Jean-Marc Révereau, spécialiste de la rémunération chez JMR Consulting. Entre le fixe, le variable, les primes, les bonus, les incentives sur objectifs…, les entreprises peuvent faire leur marché. On trouve des plans d'épargne salariale avantageux avec actionnariat salarié et abondement par l'entreprise (jusqu'à 22 500 francs). Les effets de levier sont identiques aux stock-options mais avec une sécurité en plus. Lorsqu'on touche chaque année l'équivalent de deux mois de salaire sans charges et nets d'impôt, c'est plutôt agréable. »

Pour ce consultant, il ne s'agit pas d'opposer stock-options et épargne salariale, mais d'être réaliste et surtout de savoir cibler. « À trop distribuer des stocks à tout le monde, on en diminue le montant. Les stocks devraient être réservées aux top managers ou aux postes clés. Pour l'ensemble des salariés qui veulent du cash assez rapidement, il faut diminuer le risque, surtout lorsque les sociétés ne sont même pas encore cotées en Bourse. » Suivant le bon vieux dicton « un tiens vaut mieux que deux tu l'auras », nombre d'entreprises associent l'aléatoire et la sécurité. TF1, Auchan, Lagardère ou encore PPR ont ouvert des plans d'actionnariat salarié, assortis de plans d'intéressement et d'épargne intéressants. Avec 170 000 francs de salaire brut annuel, Manon n'oublie pas sa rémunération périphérique. Cette année, les montants de la participation et de l'intéressement se sont respectivement élevés à 18 000 francs et à 12 000 francs. « En outre, si je place 10 000 francs sur le plan d'épargne retraite, l'entreprise abonde du montant équivalent. Finalement, lorsqu'on additionne le tout, ce n'est pas négligeable. Même si ces sommes sont bloquées pour cinq et huit ans. » Quant aux progressions de salaire, elles peuvent également faire, grâce au levier des promotions, des bonds importants. Il y a un an, Pierre a débuté sur une base de 300 000 francs. Six mois après, il atteignait 450 000 francs. Et, pour 2001, il table sur une rémunération de… 800 000 francs.

Relations sociales

Accords collectifs et syndicats… des garde-fous contre les abus

Individualistes, peu syndiqués, pas toujours enclins à se mobiliser pour le collectif, les cadres de l'ancienne économie ont tout de même conservé certains réflexes. Celui de consulter le délégué syndical en cas de problème, de faire appel au CE ou au CHSCT, de négocier des avantages… Camille salue ainsi le travail de syndicats lors des négociations sur les 35 heures. « Nous avons obtenu tout ce que nous souhaitions, explique-t-elle. Le droit de cumuler des jours dans l'année, alors que la direction s'y refusait, etc. »

Chacun sait implicitement que le Code du travail peut être un rempart contre les abus. « Il n'y a pas de nouvelle et d'ancienne économie, mais il y a bien des natures de candidats différentes, avec des valeurs et des attentes propres. Coexistent les partisans du fast is beautiful et ceux du big is security », résume Renaud Paquin. Et, pour l'heure, ces derniers restent encore les mieux protégés. Au premier coup de grisou ils savent qu'ils peuvent compter sur un contrat, sur une convention collective. Dans l'euphorie qui entoure la création d'entreprise, les disciples du fast omettent souvent d'assurer leurs arrières.

« C'est le flou le plus total, constate Joël Colbeaux, avocat du cabinet Grand, Auzas et Associés. Les modalités de travail ne sont pas précisées, chacun travaille chez soi, tout le monde est associé. Mais on ne peut pas tout mettre sous ce statut. Les déconvenues sont nombreuses lorsque le projet s'écroule. » Débarqué par les investisseurs au bout de huit mois, Olivier, salarié de la Net économie, court toujours après ses stocks. Alors que Franck, directeur financier dans un groupe agroalimentaire qui vient de fusionner, a négocié un golden parachute. C'est toute la différence.

L'habit ne fait pas la tribu
Sportswear dans l'ancienne, costume dans la nouvelle, les pistes se brouillent

Dans le petit dictionnaire des idées reçues, le « start-upper » mâle est jeune, gravement tendance, porte le dernier Levi's pattes d'ef surpiqué, des baskets New Balance (pas les Superga, c'est bourgeois et familial), des lunettes façon Laurent Jalabert, mange les pizzas froides à même le carton, ne travaille qu'en « open space » néo-industriel, s'exprime par e-mail, se déplace en trottinette et ignore le vouvoiement. Plus rare, la start-uppeuse est un savant mélange de Björk et d'héroïne de manga.

Sous les lambris, dans des bureaux cloisonnés avec assistante, le cadre sup féminin de la « old » ne se dépare pas de ses tailleurs Max Mara et de quelques rangées de perles de culture. Quant à son homologue masculin, il ne quitte pas ses costumes Hugo Boss et ses cravates Kenzo, accroche chaque matin son imper Burberrys sur une patère, glisse ses chaussettes en fil d'Écosse uni dans des Church ou des Weston, aime les repas d'affaires et reste très attaché à l'étiquette.

Style décontracté contre style amidonné ? Dans la pratique, les salariés de la nouvelle et de l'ancienne économie s'amusent à brouiller les pistes. Réputés anticonformistes, les fondateurs de start-up sont tous VP ou CEO (à prononcer « vipi » pour « vice president » et « si-i-o » pour « chief executive officer »). Et beaucoup ne dédaignent pas les attributs de l'ancienne économie. À commencer par la cravate. Lors du dernier « First Tuesday », rendez-vous mensuel des entrepreneurs et des investisseurs, la moitié des participants ne l'avaient pas oubliée, les autres portant chemise blanche et costume anthracite. « Au début, c'était très convivial, se souvient un habitué de ces manifestations. Aujourd'hui, c'est davantage collet monté, beaucoup plus pro. Et il faut montrer patte blanche. » Les gens finissent par s'emmêler les pinceaux. « Je ne savais pas trop comment venir. Sur les photos, on voit les participants tantôt en costume-cravate, tantôt en polo. Alors j'ai opté pour un mix », confie un jeune entrepreneur en jean noir, chemise blanche et blazer sombre. Quant aux salariés de l'ancienne économie, ils sont nombreux à avoir adopté le « casual friday ». D'Arthur Andersen à Thomson-CSF, les nouveaux « dress codes » envahissent les plus honorables des établissements. Et si les tongues et le piercing ne sont pas encore autorisés pour démarcher le client, le sportswear a de plus en plus droit de cité.

Glossaire

Start-up : en français, jeune pousse en hypercroissance axée sur les nouvelles technologies. Elles sont orientées B to C (« business to consumer », e-commerce pour les particuliers) ou B to B (« business to business », services pour les entreprises). Les start-up techno planchent sur les technologies de demain. Certaines start-up sont créées dans l'optique d'être vendues très rapidement, pour permettre à leurs fondateurs d'empocher une coquette plus-value. D'autres, les go far, clament en revanche leur volonté de faire perdurer l'activité.

Brick and mortar : les « briques et mortier » ou entreprises de l'ancienne économie dont le métier (fabrication de produits ou services) nécessite des équipements lourds. Quand elles développent des activités Internet, elles sont rebaptisées click and mortar (la Fnac, par exemple) par opposition aux pure players, les sociétés travaillant exclusivement sur Internet.

Spin-off : les filiales créées par les grands groupes pour prendre en charge une activité sur le Net.

Les mots préférés : il faut avant tout définir son business model (projet commercial) pour déterminer un business plan (projet et plan financier) et aller dégotter des fonds auprès des venture capitalists (capital-risqueurs) jusqu'à l'IPO (« initial public offer » : introduction en Bourse).

La Net économie aime aussi le luxe
Dès qu'ils ont touché le gros lot, les « start-uppers » s'exilent dans les beaux quartiers

Tellement différents, les salariés fortunés de l'ancienne et de la nouvelle économie ? On a vu les seconds, devenus millionnaires, affirmer qu'ils ne troqueraient pas leur Clio contre une Ferrari ni leur F3 contre un duplex. On leur a prêté de nouvelles valeurs : bohèmes, néobabs, antibourgeois. Et pourtant. « Cet été, dans la Silicon Valley, pour attirer un “business developer”, une annonce proposait un salaire mirobolant avec, en prime, une BMW Z3 », raconte un jeune créateur de start-up. Quant aux salariés de jeunes pousses prometteuses, ils s'amusent des changements de mentalité. « Au début, on était une quinzaine dans une petite maison en banlieue. On mangeait tous ensemble. Aujourd'hui, nous sommes à la Défense, bien dans le moule, explique un jeune infographiste recruté dans une start-up. Quant aux créateurs, ils sont partis l'un après l'autre habiter dans le XVIe arrondissement. » L'industrie française du luxe se félicite de l'arrivée de ces nouveaux consommateurs. Ils voyagent aux Seychelles, achètent des yachts et apprécient le confort. Et si ces jeunes porte-drapeaux flamboyants de la Net économie délaissent encore les résidences secondaires dans le Luberon ou à l'île de Ré, ils acquièrent de somptueux appartements dans la capitale. « Ces jeunes fortunés de la nouvelle économie veulent de l'exceptionnel, dans les beaux quartiers, constate Nathalie Garcin, responsable de l'agence immobilière Émile Garcin à Paris. À l'automne, un jeune milliardaire de la Net économie nous a acheté un 300 mètres carrés, quai d'Orsay, avec vue sur la Seine. 25 millions de francs. »

Auteur

  • Sandrine Foulon