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Inégalités de traitement, le retour à la raison de la Cour de cassation

Idées | Chronique juridique | publié le : 07.03.2015 | Jean-Emmanuel Ray

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Inégalités de traitement, le retour à la raison de la Cour de cassation

Crédit photo Jean-Emmanuel Ray

« Dans la vie, tout le monde prend des tuiles. Mais certains se les fabriquent eux-mêmes. » Après son revirement du 27 janvier 2015 sur la légitimité présumée des avantages catégoriels conventionnels, la Cour de cassation doit méditer la remarque de Jules Renard datant de 1898. Afin d’éviter toute récidive, quelles leçons en tirer pour l’avenir ?

Les différences de traitement entre catégories professionnelles opérées par accords collectifs, négociés et signés par des syndicats représentatifs, investis de la défense des droits et des intérêts des salariés et à l’habilitation desquels ces derniers participent directement par leur vote, sont présumées justifiées au regard du principe d’égalité de traitement » (chambre sociale, 27 janvier 2015).

L’arrêt Syntec légitimant les avantages conventionnels distincts selon la catégorie professionnelle a donc pris le contre-pied du triste arrêt Pain du 1er juillet 2009, plein de défiance à l’égard des partenaires sociaux. Ainsi, le résultat d’une négociation collective est présumé licite car légitime, et un syndicat catégoriel n’est plus suspect de négocier des avantages catégoriels. Quel progrès !

LE RUBICON, À L’ENVERS

C’est donc un retour à la raison pour la Cour de cassation, qui avait franchi le Rubicon avec l’arrêt Pain analysant de la même façon un acte unilatéral de l’employeur (la prime « à la tête du client ») et le résultat d’une négociation menée avec des syndicats représentatifs aboutissant à ce subtil équilibre politique, social et économique que constitue tout accord collectif, quel qu’en soit son niveau.

C’est donc aussi un retour à la maison commune du droit du travail, sa position antérieure étalant une surprenante défiance à l’égard de la spécificité de ce droit : les sources collectives négociées. Position devenue enfin intenable pour la Cour elle-même : l’opposition entre son remarquable accompagnement de la loi refondatrice du 20 août 2008 relégitimant les acteurs et sa jurisprudence Pain considérant les accords signés comme a priori suspects s’ils évoquaient des différenciations conventionnelles était incompréhensible. Pendant hélas six ans, nos juges ont donné au monde du travail le sentiment de n’avoir pas compris les mécanismes propres à la négociation collective, ni vraiment envisagé les effets cataclysmiques (car aussi rétroactifs) d’un principe par elle créé, visant par ailleurs indistinctement accord national interprofessionnel, convention de branche même étendue et accord d’entreprise.

Car dans toute négociation il y a bien sûr l’officiel, l’objectif et le transparent que notre jurisprudence aime tant. Mais aussi les rapports de force, la tactique, l’officieux et les non-dits, les coups de poker des conflits collectifs ou encore les soldes de tout compte des négociations précédentes, dont la pertinence était bien faible pour les auteurs de cette opération « justice totale » ; particulièrement en France, où « le désir d’égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l’égalité progresse » (Alexis de Tocqueville). Il faut donc saluer le courage tranquille du TGI de Paris puis de la cour d’appel qui ont permis ce salutaire revirement.

OÙ EN EST-ON AUJOURD’HUI ?

Il faut distinguer trois points.

1. Rien ne change, et c’est parfaitement légitime, s’agissant des discriminations listées par l’article L. 1132-1 : sexe, état de santé, situation de famille, grève, activités syndicales… Faisant partie des « valeurs républicaines » évoquées comme critère de représentativité des syndicats, l’interdiction de ces discriminations est naturellement d’ordre public car fondement de notre République.

Mais un problème demeure : la confusion entre « égalité de traitement » et « non-discrimination » hélas opérée par la loi du 27 mai 2008 transposant la directive communautaire du 5 juillet 2006 et sur laquelle avait surfé l’arrêt Pain. Or c’est seulement la discrimination que le droit communautaire interdit : aucun texte n’y évoque ce « principe d’égalité de traitement » à la française créé par la chambre sociale.

2. Si une différence de traitement conventionnelle n’est plus réputée constituer une inégalité de traitement, l’arrêt Syntec ne remet hélas pas en cause le principe même du contrôle du juge sur la légitimité des différenciations conventionnelles. Mais inversant la charge de la preuve et surtout limitant drastiquement les motifs de censure, il va tarir le contentieux. « Il appartient à celui qui conteste les différences de traitement de démontrer qu’elles sont étrangères à toute considération de nature professionnelle. » La négociation collective se limitant en principe au champ large des « conditions de travail » évoquées par le Préambule constitutionnel, que reste-t-il à contrôler, sinon les rarissimes absences différenciées pour décès d’un proche ou pour enfant malade ?

3. Comme le prouve l’arrêt UMT datant du même 27 janvier 2015, la chambre sociale n’a rien abandonné du tout s’agissant de l’exercice du pouvoir de direction. On en reste à une présomption simple mais singulière d’arbitraire patronal sur les décisions individuelles, dont il appartiendra à l’employeur de démontrer l’objectivité et la pertinence en cas de contentieux. Mais également, comme dans cet arrêt UMT, s’agissant d’engagements unilatéraux de l’employeur, pourtant nécessairement collectifs et donc a priori objectifs. Méfiance en forme de maladie professionnelle de juges dont le métier consiste à examiner des cas pathologiques.

ÉVITER TOUTE RÉCIDIVE POUR L’AVENIR

Essayons de tirer les leçons de cette pénible expérience, où des syndicalistes ont été assimilés à des tenants d’un corporatisme étroit, des employeurs présumés fautifs devant s’expliquer sur un texte pourtant conventionnel, juristes ou DRH devant enfin en assumer les abracadabrantesques conséquences concrètes.

1. Même le juge du droit juge au nom du peuple français. Si l’adage dura lex, sed lex doit à l’évidence s’appliquer s’agissant de règles d’ordre public comme la discrimination, le juge ne peut sans trembler (« Ne légiférer qu’en tremblant, préférer toujours la solution qui exige moins de droit et laisse le plus aux mœurs et à la morale », J. Carbonnier) sortir de son chapeau un principe à la portée indéfinie, puis l’appliquer de façon identique, sinon dogmatique, à un contentieux individuel comme à la validité d’une stipulation conventionnelle ayant visé dans le passé des milliers, voire des centaines de milliers de salariés : plus de 700 000 salariés sont couverts par la convention Syntec.

Hors règles d’ordre public, notre créatif juge du droit ne peut raisonnablement s’abstraire des effets sociaux des arrêts qu’il rend. C’était l’incontestable supériorité en forme de pragmatisme du Conseil d’État, dont nombre de membres se sont frottés dans leur carrière à la vie quotidienne de l’Administration, et sortent d’une vision purement contentieuse pour réfléchir sur le but de la règle en cause. Il faut donc renforcer la nomination de conseillers en service extraordinaire à la Cour de cassation et y inclure, après une sérieuse sélection, d’éminents praticiens issus de l’entreprise, des deux côtés. Mais aussi que nos jeunes auditeurs de l’Ecole nationale de la magisrature puissent connaître, lors d’un stage de longue durée, la vraie vie d’une PME d’aujourd’hui. Et pas que des RPS ou des TMS.

2. Le législateur lui-même doit mener des études d’impact en amont des débats au Parlement… Avant son premier rétropédalage du 8 juin 2011, « en raison des réactions parfois vives suscitées par l’arrêt Pain, dont certains prédisaient qu’il allait remettre en cause tout l’édifice conventionnel », la chambre sociale avait voulu « approfondir sa réflexion par l’organisation d’échanges avec les représentants des organisations patronales et syndicales », selon son communiqué. Cette très heureuse initiative, qui pourrait passer par les avocats généraux et ne lierait évidemment en rien les juges du siège, doit devenir systématique pour des questions essentielles, bien en amont du délibéré pour se donner le temps d’une vraie réflexion. « En s’accoutumant à négliger les anciens usages sous prétexte de faire mieux, on introduit souvent de grands maux pour en corriger de moindres. » (J.-J. Rousseau, justement dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de 1755.)

Jean-Emmanuel Ray

Professeur de droit à l’université Paris I (Sorbonne), où il dirige le master professionnel Développement des ressources humaines, et à Sciences po. Il a publié en septembre 2014 la 23e édition de Droit du travail, droit vivant (éditions Liaisons).

Et les forfaits jours, par définition conventionnels ?

Les forfaits jours font l’objet d’une lente asphyxie jurisprudentielle, malgré le sauvetage de la convention collective des banques par l’arrêt du 17 décembre 2014 évoquant une « durée maximale raisonnable de travail ». En clair, les durées maximales de 10 heures par jour et 48 heures hebdomadaires ne sont pas ici applicables, ce qu’énonce depuis longtemps le Code lui-même… Problème : très critique à leur égard en 2010, le Comité européen des droits sociaux a jugé le 22 janvier 2015 les forfaits jours compatibles avec la Charte sociale européenne. « La nouvelle jurisprudence de la Cour de cassation donne des assurances quant au respect de la durée du travail raisonnable », justifie le Comité. Tout en fixant une condition : « Si les limites de la durée de travail quotidienne et hebdomadaire désormais fixées sont identiques à celles fixées par le Code du travail. » Là encore, les syndicats négociant ce système créatif des forfaits jours plébiscité par ses bénéficiaires seraient-ils gravement irresponsables ? Pour éviter que, demain, ce ne soit le droit communautaire qui les remette en cause, la France doit profiter de la révision de la directive sur le temps de travail de 1993 en cours à Bruxelles pour y faire figurer ce système adapté à la révolution de l’immatériel.

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray