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Les lents progrès des usines textiles de Dacca

Décodages | Bangladesh | publié le : 03.10.2015 | Elsa Fayner

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Les lents progrès des usines textiles de Dacca

Crédit photo Elsa Fayner

La sécurité des ateliers connaît des avancées dans la capitale du Bangladesh. Mais les conditions de travail indécentes perdurent et les droits des ouvriers restent à la traîne. Reportage sur place.

Les biches traversent l’enclos pour se faire prendre en photo, tandis que les paons jouent les indifférents. Quand un visiteur est accueilli chez Beximco, il a droit à la visite du parc et au restaurant climatisé au bord du lac. Une rareté à Dacca, la capitale du Bangladesh intoxiquée aux pots d’échappement et aux relents qu’exhalent les déchets sous plus de 35°C. Dans cette entreprise textile, 30 000 ouvriers assemblent chemises, tee-shirts et jeans pour Kiabi, H&M, Zara ou Bershka. Comme si elles n’avaient plus honte d’être made in Bangladesh, ces marques ont accepté d’être citées dans l’impeccable diaporama promotionnel que projette, dans une salle de réunion déserte, le responsable « ressources humaines et conformité ».

Chez Beximco, derrière de lourdes portes coupe-feu, les murs des ateliers sont ornés d’armoires à pharmacie et les plafonds de détecteurs de fumée. Des flèches indiquent au sol les issues les plus proches. Et sur chaque ligne de production, deux ou trois ouvriers portent une veste rouge estampillée « sauvetage incendie ». La preuve que, depuis l’effondrement du Rana Plaza, le Bangladesh a engagé un processus de mise aux normes de ses installations. Indispensable pour le pays, deuxième exportateur mondial de vêtements, dont les 4 000 usines de confection représentent 80 % des exportations. L’ancienne colonie britannique revient de très loin. Le 23 avril 2013, veille du drame qui a fait plus de 1 000 morts et 2 000 blessés, les travailleurs du Rana Plaza avaient constaté des fissures dans lesquelles « on pouvait passer la main », se souvient une rescapée. Parmi les fournisseurs de marques occidentales travaillant là, seuls quelques-uns avaient accepté que leur atelier soit évacué.

Usines hors des clous.

Le jour de l’effondrement de l’immeuble, le gouvernement avait refusé les secours internationaux. Depuis, il a bien dû accepter l’intervention étrangère. Face à la pression exercée par des syndicats et par le collectif Clean Clothes Campaign, 175 donneurs d’ordre européens ont signé avec les fédérations internationales des syndicats du textile et des services un accord quinquennal sur la prévention des incendies et la sécurité des bâtiments. Chez les Français, seules sept enseignes se sont engagées : Auchan, Camaïeu, Carrefour, Leclerc, Casino, Monoprix et l’équipementier sportif Financière D’Aguesseau. De leur côté, les Américains ont mené leur initiative, Alliance, tandis qu’un Plan d’action national a fait passer le nombre d’inspecteurs du travail de 100 à 300 en deux ans.

Fin juin 2015, 3 000 usines avaient été visitées, selon l’Organisation internationale du travail (OIT). Plus de 600 ont fermé, la plupart ayant perdu leurs clients. Mais il en reste encore un tiers très en dehors des clous. C’est le cas des usines Elate et Excell, situées à 200 mètres l’une de l’autre dans le centre-ville de Dacca. Les piles de vêtements s’y entassent dangereusement au bord d’allées qui se terminent en impasse, rendant toute évacuation difficile. Détenues par le même propriétaire, elles fournissent les marques américaines JC Penney, Studio Ray et le négociant hongkongais Li And Fung, qui approvisionne l’Europe et les États-Unis. Installés dans des immeubles d’habitation, ces sites pourraient bientôt fermer. C’est en tout cas ce que croit savoir l’un des managers. « Le propriétaire possède une autre usine plus récente, en banlieue, il y reçoit déjà tous ses visiteurs », indique-t-il.

Ici, une poignée d’ouvriers ont voulu se syndiquer. La réponse a été immédiate : ils ont été licenciés, comme le raconte l’une des salariées concernées. Le cas n’est pas rare. Prononcer le terme de « syndicat » au Bangladesh provoque une réaction horrifiée chez la plupart des interlocuteurs. Mais la jeune femme a d’autres griefs. « On nous demandait de ne pas boire, pour ne pas avoir à se rendre aux toilettes. Et, tous les jours, des superviseurs battaient des ouvriers », témoigne-t-elle, affirmant avoir été frappée à deux reprises. Des pratiques ancrées dans les relations sociales, que la modernisation des infrastructures ne fait pas disparaître.

Autre ambiance de travail, celle de ce fournisseur d’Auchan, installé dans un immeuble du centre. à la suite d’inspections, les fissures sur les façades ont été colmatées, les tôles sur le toit arrimées, la construction d’étages supplémentaires repoussée. Et pourtant. « Le médecin de l’entreprise a pour consigne de ne déclarer aucune maladie », raconte un ancien salarié. « Quand on est absent une journée, on est viré deux ou trois jours, en punition, rappelle un autre. Et s’il manque un seul tee-shirt sur nos objectifs, l’heure supplémentaire n’est pas payée. » En août, plus de 60 ouvriers ont été licenciés sans toucher leurs indemnités. Cinq d’entre eux, rassemblés dans les locaux de la Fédération nationale des ouvriers de la confection (NGWF), témoignent : « Un soir, le responsable est venu nous dire de ne pas revenir. Le lendemain, les gardes à l’entrée nous bloquaient le passage. » Contacté, Auchan indique avoir identifié des problèmes chez certains fournisseurs. Et assure avoir pris des mesures correctives.

Écarts de richesse.

Ces difficultés ne sont pourtant pas isolées. « Les licenciements du jour au lendemain, sans indemnités, constituent le premier motif de consultation », indique Shima, responsable local de la NGWF. « Il est aussi courant que les ouvriers soient payés avec deux ou trois mois de retard, et qu’ils ne touchent pas leurs bonus annuels, au moment des vacances », ajoute-t-elle, depuis son local syndical de Mirpur, au cœur d’un bidonville bordé d’usines. « Ces retards de paiement, les salariés y sont habitués, ils les anticipent », confirme Shariar Nafees. Lui est consultant en RSE, une fonction encore peu répandue. D’après ce trentenaire, qui a étudié en Grande-Bretagne, les employeurs confondent souvent responsabilité sociale et bienfaisance dans un pays où les écarts de richesse sont spectaculaires, et où 30 % de la population vit sous le seuil de pauvreté. Ils créent des fondations, donnent de l’argent aux pauvres. Mais vérifier que les salaires sont versés à l’heure ou que les employés portent des équipements de sécurité ne fait pas toujours partie de leur culture. Pas simple, dès lors, pour les marques occidentales de s’assurer que les petites mains exercent dans des conditions décentes.

Des progrès sont faits, observe néanmoins l’OIT, qui s’est imposée comme la coordinatrice de toutes les initiatives, au point d’employer 80 personnes à Dacca. « Les exigences de conformité encouragent la concentration de l’activité entre les mains des grosses sociétés. C’est une bonne chose pour les clients étrangers, ils peuvent mieux contrôler », estime son directeur local, Srinivas B Reddy. Ce qui l’inquiète, en revanche, ce sont les « risques de déviance » : le développement d’ateliers clandestins échappant à la surveillance des inspecteurs. Un danger réel, selon Emmanuel Itié, un consultant français indépendant : « Il y a surtout un risque pour les petites centrales d’achat occidentales, qui commercialisent des produits dans un seul pays. Car elles n’ont pas les moyens de faire produire dans des usines « nickel » qui fournissent de gros volumes. C’est tout un réseau parallèle qui risque de se développer. »

Juste prix.

Les ONG françaises restent aussi sur leur faim. « On ne peut s’en tenir au volontarisme en matière de droits humains, alerte Nayla Ajaltouni, du collectif Ethique sur l’étiquette. Il faut responsabiliser les marques sur l’ensemble de leurs relations d’affaires. Sinon, les donneurs d’ordre n’anticiperont pas systématiquement les risques de violation des droits fondamentaux ou de l’environnement. » Cet été, le collectif et les associations Sherpa et Peuples solidaires ont relancé une plainte contre Auchan pour « pratiques commerciales trompeuses ». « Les marques doivent passer des engagements aux actes, justifie Marie-Laure Guislain, de Sherpa. Il n’est plus possible de réaliser des audits sans interroger les salariés ! »

C’est que les marques françaises sont plutôt à la traîne. Contrairement à l’enseigne suédoise H&M, qui est de toutes les discussions sur les droits humains dans l’industrie textile. Ou du gouvernement néerlandais, qui réfléchit à l’instauration d’un « prix juste » pour les vêtements fabriqués au Bangladesh, tenant compte des coûts induits par la rénovation des bâtiments et intégrant les notions de « temps de travail raisonnable » et de « salaire juste ». Ici, la rémunération minimum des ouvriers du textile est de 60 euros mensuels pour huit heures de travail par jour, six jours sur sept. Elle reste inférieure à celle des conducteurs de rickshaw, ces vélos-taxis qui sillonnent les rues. Un logement de 8 mètres carrés à Dacca, lui, se négocie autour de 50 euros par mois.

Du côté des employeurs locaux, on dénonce les injonctions contradictoires des clients occidentaux. « Les marques nous demandent de mieux payer nos salariés. Mais, à chaque visite, elles tirent les prix un peu plus vers le bas », déplore Mahbubul Hasan Faisal, patron de Matrix, une PME de 500 salariés qui produit dans un bâtiment aéré mais auquel il manque un escalier de secours. La veille, il a envoyé un courriel à un client allemand. « Si vous voulez baisser le prix du tee-shirt à 1,27 dollar cette année, de combien le baisserez-vous l’an prochain ? » y questionne-t-il son interlocuteur. L’an dernier, raconte-t-il, un client italien a tout simplement « oublié » de lui régler 41 000 euros de commande.

Paradoxalement, c’est dans cette entreprise pas tout à fait aux normes que nous avons rencontré les ouvriers les plus souriants et les plus libres de leurs paroles et de leurs mouvements. Les plus âgés, aussi. Ailleurs, ils s’arrêtent à 45 ans. Trop fatigués, trop cassés. « Tout se trouve dans notre droit du travail : la distance entre les machines, les conditions d’éclairage, de bruit, de ventilation », énumère Ramesh Roy, président de la Fédération unie des ouvriers de la confection. « Si nos usines le respectaient, nous n’aurions pas besoin des Européens ni des Américains. Et nos ouvriers ne se retrouveraient pas à la rue dès qu’ils ne peuvent plus travailler ! » conclut-il.

Auteur

  • Elsa Fayner