logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Enquête

LES SALARIES SONT A LA DIETE PAS LES PATRONS

Enquête | publié le : 01.12.2000 | Jean-Paul Coulange

S'octroyant des rémunérations parfois dignes de celles des stars du foot, les managers français commencent à rattraper leurs homologues anglo-saxons. En particulier grâce aux stock-options, dont ils sont très friands. Mais cette escalade, qui n'est pas toujours justifiée par leur performance, contraste avec la modération salariale imposée au reste des salariés. Et les investisseurs se font plus vigilants. Gare au retour de bâton !

Mille francs ! C'est ce que gagne Jean-Marie Messier, le P-DG de Vivendi, en une petite demi-heure. Et c'est aussi le montant de l'augmentation mensuelle que réclamaient en octobre les salariés de Dalkia, une filiale du groupe spécialisée dans le chauffage urbain. Lors de ce conflit musclé, avec opérations escargot et coupures d'usagers, les syndicats, CGT en tête, n'ont pas manqué de comparer les salaires pratiqués chez Dalkia avec celui dévoilé par leur patron dans son livre, J6M.com. Sa rémunération, Jean-Marie Messier l'assume. Il ne voit pas pourquoi le numéro un d'un groupe de 215 000 personnes ne serait pas payé autant qu'Anelka, jeune prodige du football. « Si vous payez des cacahuètes, vous n'avez que des singes », ou, dans sa traduction anglaise, if you pay peanuts, you get monkeys, est l'une des expressions favorites du patron de Vivendi. Un plaidoyer pro domo pour ce P-DG de 44 ans. Sa rémunération, hors stock-options, est passée de 15 à 20 millions de francs entre 1998 et 1999, ce qui rend la comparaison avec le buteur du Paris Saint-Germain tout à fait pertinente. Celle de Claude Bébéar, qui vient de lâcher les commandes d'Axa au profit d'Henri de Castries, a fait un bond du même ordre, grimpant de 15,5 à 20,5 millions. Son jeune (46 ans) successeur empochant, quant à lui, 11,5 millions. À ce niveau-là, les patrons n'ont plus rien à envier aux millionnaires du sport. « Je ne vois pas pourquoi on discute la rémunération de Desmarets, le P-DG de TotalFina-Elf, et pas celles de Zidane ou de Schumacher », s'étonne Jean-Paul Vermes, vice-président du cabinet de chasseurs de têtes tmp.worlwide.

Il est bien loin le temps où les énarques et les polytechniciens les plus méritants se contentaient d'améliorer l'ordinaire en quittant les palais de la République pour prendre la présidence d'établissements bancaires ou de groupes industriels, pour la plupart nationalisés. Formé à l'école américaine de Mobil, le polytechnicien Serge Tchuruk, qui préside Alcatel, a ainsi monnayé ses talents au prix fort. Émargeant à 10 millions de francs par an, sans compter un énorme paquet de stock-options, il figure dans le peloton de tête des patrons français. Il faut dire que son prédécesseur, Pierre Suard, était déjà le mieux payé à l'époque. Ce capitaine d'industrie avait choqué l'opinion en déclarant à la télévision que son salaire de 1 million de francs par mois était inférieur à celui de ses homologues étrangers. Un classique dans la bouche des managers français. Mais l'antienne n'a plus cours. Car leurs salaires s'envolent.

Un Messier vaut 274 smicards

En France, comme partout dans le monde. Outre-Atlantique, ils flambent littéralement : selon une étude de l'Institut des études politiques, les rémunérations des P-DG américains ont été multipliées par six au cours des dix dernières années, alors que les salaires des ouvriers ont augmenté de 32 % en moyenne pour la même période. Même constat en Grande-Bretagne où, pour la seule année fiscale 1999-2000, les rémunérations des dirigeants des cent plus grosses entreprises cotées à la City ont progressé trois fois plus que le salaire moyen. Idem en Allemagne, où elles ont décollé au cours des deux dernières années, tandis que les salariés se contentaient de 8 %. Pour la France, l'enquête annuelle de l'Association pour l'emploi des cadres situe l'augmentation moyenne des cadres de direction générale à 16,3 % en 1999. Et, pour près de 10 % d'entre eux, le gain est supérieur à 30 %. « Les Français étaient en retard, alors ils se sont augmentés copieusement », indique Pierre-Henri Leroy, du cabinet Proxinvest, spécialisé dans la défense des actionnaires. « C'est vrai, il y a un gros rattrapage, même si les dirigeants français restent moins payés que ceux de l'étranger », concède Robert Pistre, conseiller social et proche de Jean-Louis Beffa, le P-DG de Saint-Gobain.

Pour Pierre-Henri Leroy, « on voit des choses ahurissantes et des comportements indécents » de la part de managers gourmands qui ne sont, après tout, que des salariés de leur entreprise. « Indécente », c'est le qualificatif qu'utilise la CGT du Crédit lyonnais pour brocarder la rémunération de Jean-Marie Messier, le président de Vivendi (« autant que la paie de 274 salariés au smic »). « Les employeurs font tout pour que l'amélioration de l'emploi n'engage pas les salariés à être plus exigeants sur les salaires. Pourtant, tous ne sont pas traités de la même manière. L'explosion des stock-options pour quelques milliers de dirigeants et cadres privilégiés en est la preuve. Ainsi, les inégalités de rémunération se creusent », tonne le tract cégétiste. Grand spécialiste des rémunérations, Charles-Henri Le Chevalier, du cabinet Towers Perrin, distingue au moins trois phases dans le boom des salaires des cadres dirigeants. « Après l'arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, les dirigeants français ont voulu se protéger contre les nationalisations, vécues comme un séisme. Ensuite, il y a eu les dénationalisations, puis un alignement des rémunérations sur les États-Unis. »

Les opérations de privatisation sont en général une véritable aubaine pour les top managers. À condition, naturellement, qu'ils soient maintenus en place. En 1999, l'État actionnaire a versé à Jean Peyrelevade une rémunération de 2 millions de francs. Pour l'année 2000, grâce à la privatisation du Lyonnais, il devrait toucher 4,2 millions de fixe et près de 3 millions de bonus. « Pendant les quinze années de socialisme, comme d'ailleurs pendant les périodes d'alternance – car il ne faut pas oublier que l'impôt sur la fortune a été créé sous Juppé –, les dirigeants se sont également prémunis contre les prélèvements bruts. Car la fiscalité est démentielle en France. Au-dessus de 1,2 million, ça canarde ! » ajoute Charles-Henri Le Chevalier. Il n'empêche que le seuil est très fréquemment franchi. « En France, nous voyons beaucoup de salaires bruts situés entre 1,5 et 2,5 millions de francs », indique Jackie Todd, du cabinet de chasseurs de têtes Rossignol et Todd.

Et il ne s'agit que de la partie fixe. Car, à l'instar de leurs homologues anglo-saxons, les managers français bénéficient tous de solides bonus, calés désormais sur la performance annuelle de l'entreprise. Chez Pechiney, les cinq membres du comité exécutif que préside Jean-Pierre Rodier perçoivent « un montant variable, pouvant représenter au maximum 60 % de la partie fixe ». « Cette partie variable se décompose à son tour en deux parties : la moitié du bonus est versée lorsque le rendement des capitaux engagés constaté à l'issue de l'exercice atteint le niveau fixé en début d'année. L'autre moitié est fonction du degré de réalisation par chacun d'objectifs personnels. » Pour les cinq dirigeants du groupe d'aluminium, 1999 a été une mauvaise année. Ils ont globalement reçu 11 millions de francs en fixe et 4,5 millions au titre des résultats de 1998. L'année précédente, ils avaient touché 13 millions en fixe et 6,5 millions en variable. Mais, dans d'autres groupes, la part variable peut aller jusqu'à 100 %, voire 200 % du fixe. Philippe Bourguignon a ainsi reçu en 1999, au Club Méditerranée, 3 millions de francs en fixe et 3,4 millions en variable. Quant à Jean-Marie Messier, son bonus peut atteindre jusqu'à deux fois son fixe de 7 millions de francs.

Claude Bébéar a mérité sa plus-value

Mais il n'y a pas que le cash. Les dirigeants français se sont piqués au jeu des stock-options, qui font désormais partie de leur standing. L'inflation de leurs rémunérations vient surtout de là. Selon le baromètre de l'Expansion, publié en septembre, les états-majors français sont désormais plus gâtés que les équipes de direction britanniques ou allemandes : 1 % des salariés des entreprises du CAC 40 – soit quelque 34 500 privilégiés – ont empoché près de 17 milliards de francs de plus-values en 1999, contre à peine 5 milliards l'année précédente. En moyenne, le jackpot des dirigeants de Vivendi, de L'Oréal, de Canal Plus ou de TF1 approche 10 millions de francs pour la seule année dernière. Au total, la France talonne désormais les États-Unis, champions toutes catégories en la matière. Cette fièvre est d'autant plus impressionnante que cet engouement est récent. Charles-Henri Le Chevalier date l'émergence des stock-options à 1992 ou 1993. « Les premières grosses attributions ont eu lieu en 1994-1995. Les sorties massives, après la période de cinq ans, vont se produire cette année.Ce qui signifie qu'en 2001 le produit de l'ISF devrait beaucoup monter, car les plus-values peuvent atteindre plusieurs dizaines de millions de francs. » Pour les plus chanceux, car, en matière de stock-options, tout le monde n'est pas logé à la même enseigne. Dans une grande banque française, les membres du comité exécutif ont reçu chacun l'équivalent de trois fois leur rémunération brute annuelle, tandis que pour 80 % des bénéficiaires l'enveloppe ne représentait seulement qu'une fois la leur.

Toute la question est de savoir si les stock-options « à la française » récompensent effectivement les dirigeants en fonction de la création de valeur à long terme. Les fusions peuvent bouleverser la donne. Partisans du mariage avec la Société générale, les cadres dirigeants de Paribas ont touché le gros lot dans leur union forcée avec la BNP. Les décotes consenties sur la valeur de l'action au moment de l'attribution, voire les prix de sortie garantis, souvent accordés en France, faussent également la règle. « Les investisseurs n'aiment pas les décotes, parce que c'est le jackpot assuré », explique Fabrice Rémon, de Déminor. Il a suffi que ce cabinet belge spécialisé dans la défense des actionnaires minoritaires s'étonne d'un projet de décote de 20 % sur les stock-options qui devait être approuvé par l'assemblée générale de Suez-Lyonnaise des eaux pour que le groupe le retire de l'ordre du jour.

En revanche, Colette Neuville, présidente de l'Association pour la défense des actionnaires minoritaires (Adam), est encore sous le choc d'une assemblée générale de Vivendi où une une décote de 20 % sur plus de 1 million d'actions, soit quelques centaines de millions de francs de cadeau, a été votée sans barguigner. Puisque les stock-options ne coûtent rien à l'entreprise, mais seulement à l'actionnaire, pourquoi se gêner ? C'est ce qui a dû pousser le conseil d'Elf à se montrer aussi généreux envers Philippe Jaffré. « Jaffré a quitté le Crédit agricole pour aller chez Elf, une structure quasi équivalente au secteur public. Il l'a plutôt bien piloté et a propulsé la capitalisation boursière d'Elf de 100 à 300 milliards, mais TotalFina ou Royal Dutch ont fait aussi bien. Alors que Claude Bébéar a fait d'un petite mutuelle l'un des trois premiers groupes mondiaux d'assurances, de surcroît non opéable, et a préparé sa succession. En termes de parcours entrepreneurial et de création de valeur, convenez que ce n'est pas de même nature », estime Hervé Juvin, consultant auprès d'établissements financiers et président d'Eurogroup Institute. La morale qu'il en tire est que l'ancien président d'Axa a mérité ses centaines de millions de francs de plus-values. Pas l'ancien président d'Elf.

« Deux mauvais trimestres et vous êtes out ! »

« Il n'y a pas de limites à partir du moment où les objectifs sont atteints », professe le chasseur de têtes Jean-Paul Vermes. « Je serais à la place de Boeing, j'irais chercher Philippe Camus chez EADS et je lui doublerais son salaire. Sur cette planète, les boîtes seront dirigées dans l'avenir par les gens ayant le plus de compétences. » Pour justifier l'inflation des rémunérations des dirigeants, les arguments ne manquent pas. Par le jeu des fusions et de l'internationalisation de l'économie, les « petites françaises » sont devenues des grandes. Des entreprises dont le pilotage est de plus en plus complexe, dont les actionnaires exigent de plus en plus de rentabilité et dont les états-majors s'internationalisent. Pour attirer et conserver les meilleurs, il faut donc payer ! « Avec l'argument de la mondialisation, les Français se sont bien sucrés, affirme pourtant l'ancien DRH d'un grand groupe français. Dans mon secteur, nous sommes, sur le plan salarial, au niveau des États-Unis. Mais avec des gens qui n'ont pas le profil international et qui ne seront jamais chassés ! » La menace d'une fuite du top management français vers des horizons plus lucratifs laisse d'ailleurs sceptique plus d'un chasseur de têtes. « Dans la Silicon Valley, les patrons français sont exportables. À New York, beaucoup moins, hormis dans le luxe. Et les banquiers ne le sont pas du tout », estime Jackie Todd.

Il n'empêche, les managers français rêvent des salaires des P-DG américains ou britanniques. D'accord pour la rémunération au mérite, fondement du modèle anglo-saxon, mais pas pour le risque. « En Grande-Bretagne, après deux mauvais trimestres, vous êtes out », rappelle Jackie Todd. Même constat de Jean-Paul Vermes : « Les P-DG américains, on les vire. Jill Barad, de Mattel, s'est fait virer parce qu'elle avait fait un mauvais choix en rachetant une société de logiciels. » Aux États-Unis comme en Grande-Bretagne, les « licenciements-minute » se multiplient dans les états-majors des entreprises. En France, ils restent exceptionnels.

Ce n'est pas la seule différence. Au royaume du libéralisme, tant les modes de fixation des rémunérations que les salaires sont d'une parfaite transparence. Pas en France. À ce titre, Usinor fait figure d'exception. Dans son dernier rapport annuel, le groupe sidérurgique publie la rémunération détaillée des quatre membres de sa direction générale. Un document où l'on apprend que Francis Mer a perçu, l'année dernière, 4,3 millions de francs en salaire de base, 350 000 francs en complément variable, 65 000 francs sous forme d'avantages en nature. Qu'il n'a pas touché de participation ni d'intéressement, ni obtenu de prêt du groupe. Mais, qu'en revanche, il détient à ce jour 325 000 options Usinor, la dernière tranche de 150 000 stock-options ayant fait l'objet d'une décote de 5 %. Une transparence qui sied à une entreprise désormais cotée en Bourse.

En début d'année, Ernest-Antoine Seillière, le numéro un du Medef, et Didier Pineau-Valencienne, ancien patron de Schneider et président de l'Association française des entreprises privées, ont enjoint aux entreprises cotées de faire connaître les rémunérations de leurs mandataires sociaux. Au plus tard dans les comptes 2000, disponibles en 2001. Ils n'ont guère été écoutés lors de la publication des comptes, au printemps dernier. « Le président attend. Il s'y est préparé. Il annoncera sa rémunération le moment venu. Que cela soit en juin 2000 ou en février 2001, c'est une question de détail », affirme Robert Pistre, proche de Jean-Louis Beffa, à Saint-Gobain. Président de la CGIP, le baron Seillière a pris les devants en communiquant en mars dernier ses propres émoluments. À savoir 3 168 589 francs, après paiement d'un impôt sur le revenu de 3 364 286 francs, sans oublier des stock-options d'une valeur de 11,32 millions de francs, après impôt et charges sociales. Un étalage qui ne convainc pas les spécialistes du genre.

Il faut dire que la rémunération d'un patron s'apparente à une savante alchimie. Auteur d'un brillant rapport sur le gouvernement d'entreprise (le corporate governance anglo-saxon), l'ancien président de la Société générale, Marc Viénot, en convient : « Il faut se mettre d'accord sur le terme même de rémunération. Celle-ci comprend une partie fixe et une partie variable, qui peut parfois être une fois et demie plus importante. Une rémunération peut aussi comprendre des avantages en nature, des plans de retraite ou encore des bonus liés à la performance de l'entreprise. Les polytechniciens s'en donnent à cœur joie pour mettre au point des modes de calcul très complexes qui diffèrent d'une entreprise à l'autre. On peut tenir compte de l'évolution du résultat brut d'exploitation, des dividendes, voire d'éléments qualitatifs du climat social. La plupart des dirigeants qui publient leur rémunération ne donnent d'ailleurs que la partie fixe. » Jackie Todd approuve : « Pour le recrutement des dirigeants, les contrats sont extrêmement complexes. Ils doivent prévoir les avantages, les plans de retraite, tout ce que les Américains nomment des packages. » Lors de la réunion de rentrée du conseil d'administration du Lyonnais, son président, Jean Peyrelevade, et son directeur général, Dominique Ferrero, se sont fait voter une rallonge sur leurs plans de retraite. Déjà bien traités avec une garantie de 75 % de leur dernier salaire, ils partiront avec 81 %. Ce n'est pas le seul complément de rémunération pour Jean Peyrelevade, qui collectionne les jetons de présence dans les conseils d'administration. À raison de 200 000 francs en moyenne, le petit plus peut représenter plusieurs millions de francs par an.

La rémunération, une affaire de gentlemen

Difficile, dans ces conditions, de connaître la rémunération globale d'un patron. Longtemps, la question a été réglée entre gentlemen, par le jeu des participations croisées. Chaque P-DG étant administrateur de nombreuses autres entreprises, la rémunération n'était évoquée que dans l'antichambre feutrée des salles de conseil. « Cette “consanguinité” des conseils d'administration va disparaître car elle est totalement dans le collimateur », affirme Bérengère de Lestapis, du cabinet Hewitt. Mais elle souligne que les rémunérations des dirigeants restent souvent l'affaire d'« un homme de confiance », car « les salaires du supertop management restent encore tabous ». Fervent partisan du corporate governance, Euan Baird, le président de Schlumberger, a raconté lors d'une université d'été du Medef qu'il lui a fallu deux ans pour connaître le salaire d'André Lévy-Lang, ancien patron de Paribas, bien qu'étant membre du conseil d'administration et… ami du président.

Seule nouveauté, des comités de rémunération sont apparus dans certains groupes. « C'est mieux qu'autrefois, quand le dossier n'était même pas évoqué devant le conseil d'administration. Mais une partie de ces comités est trustée par les directions générales », constate Pierre-Henri Leroy, de Proxinvest. Ils ne rendent des comptes qu'au président et ne sont jamais ouverts aux actionnaires salariés. « Pourtant, nous aimerions y être associés », indique Serge Cimmati, le président de la Fédération française des associations d'actionnaires salariés. « Ces comités, c'est pire que tout ! » s'exclame Colette Neuville, avocate des petits actionnaires. « Cela suscite des renvois d'ascenseur entre des gens qui se rémunèrent entre eux. »

Le réveil risque d'être brutal

Vérification faite, les comités de rémunération sont composés d'une belle brochette de présidents de société. Celui de la BNP compte notamment le P-DG de… Saint-Gobain, celui de Danone accueille Michel David-Weill, président de la banque Lazard, et Jean Gandois, ancien P-DG de Pechiney et ex-président du CNPF. À Usinor, l'ancien président de la BNP, René Thomas, voisine avec l'ex-président de l'UIMM, Arnaud Leenhardt. Quant au comité de L'Oréal, il est présidé par Liliane Bettancourt, actionnaire de référence du groupe. D'autres groupes ne s'embarrassent pas d'un comité de rémunération. C'est le cas de LVMH, de Lagardère Groupe ou de PPR. Ils préfèrent externaliser les rémunérations des dirigeants pour les regrouper dans une structure ad hoc. Les salaires sont alors assurés par un prélèvement sur le chiffre d'affaires des sociétés du groupe. Exemple : la société Arjil, rebaptisée ensuite Lagardère Capital et Management, entièrement contrôlée par Jean-Luc et Arnaud Lagardère, qui prend en charge les rémunérations des dirigeants d'Hachette et de Matra, grâce à une ponction de 0,2 % sur les chiffres d'affaires des deux sociétés. Entre 1988 et 1992, Arjil a prélevé 353 millions de francs de cette façon. Déminor est parti en guerre contre les conventions qui permettent de ponctionner ainsi les filiales. En mai dernier, le cabinet belge a saisi la COB du cas de Groupe Arnault SA, qui a facturé à LVMH 43 millions de francs en sept mois pour des conseils. « Ces sociétés de management sont un moyen de détourner le corporate governance », estime Fabrice Rémon. Pour Jean-Paul Vermes, « le patron d'une société anonyme fait ce qu'il veut : dividendes ou salaires, c'est son problème ». Reste que le salaire (2 millions de francs) annoncé par Pierre Bellon peut paraître modeste si l'on songe que la société qu'il a créée, la Sodexho, vaut actuellement 40 milliards de francs.

Mais les patrons français ont peut-être mangé leur pain blanc. Car les investisseurs, les fonds de pension en premier lieu, sont en train d'accentuer leur droit de regard sur les salaires des équipes dirigeantes. « Le contrôle de gestion des actionnaires est extrêmement récent, même aux États-Unis, souligne Pierre-Henri Leroy, de Proxinvest ». Le réveil risque d'être d'autant plus brutal.

La transparence fait un flop
Voulu par les députés, rejeté par les sénateurs, le grand déballage n'aura pas lieu

C'est immanquablement au beau milieu des nocturnes parlementaires que sont adoptées les mesures chocs. Le 15 mai dernier, les députés n'ont pas failli à la règle. Dans le cadre de l'examen d'un texte plutôt indigeste sur les « nouvelles régulations économiques », les pensionnaires du Palais-Bourbon ont voté un amendement de riposte à l'affaire Jaffré. Sous l'influence d'un Henri Emmanuelli très revanchard, les parlementaires présents cette nuit-là décident d'obliger l'ensemble des entreprises à publier les « rémunérations et avantages de toute nature versés à chaque mandataire social et à chacun des 10 salariés les mieux rémunérés ». Inutile de dire que cet article 64 a fait bondir les instances patronales. Ernest-Antoine Seillière, le président du Medef, déclare « folle » une disposition qui concernerait alors « plusieurs centaines de milliers de personnes ». L'Afep évoque un « fantasme parlementaire ». Patrick Rocher, son délégué général, renvoie dos à dos majorité et opposition, qui ont approuvé comme un seul homme l'article de loi. Cela ne l'étonne pas de la classe politique : « Raymond Barre voulait limiter les revenus des cadres supérieurs. » Au grand soulagement de Bercy, qui avait fermé les yeux sur cet amendement « transparence » pour calmer la grogne des députés de la gauche plurielle sur les stock-options, le Sénat a retoqué l'article incriminé en octobre. On n'assistera donc pas au grand déballage promis. Faut-il s'en désoler ou s'en réjouir ? « Le quatorzième salaire d'une entreprise peut figurer parmi les dix premiers bénéficiaires de stock-options », souligne un expert patronal. Quant à Colette Neuville, avocate infatigable des petits porteurs, elle estime que la rémunération des dirigeants ne concerne que les actionnaires. « Après tout, ce sont eux qui paient les mandataires sociaux. » Les plus curieux se consoleront avec la publication des émoluments des top managers des sociétés cotées dans les rapports 2000, promise par le Medef et l'Afep. Un rendez-vous qui fait déjà des heureux : les cabinets spécialisés dans les rémunérations. Car, par précaution, nos chers présidents préfèrent réaliser un savant exercice de « benchmarking » avant de tout dévoiler !

Auteur

  • Jean-Paul Coulange