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Vie des entreprises

Chez Berchet et Smoby, ce n'est pas tous les jours Noël

Vie des entreprises | MATCH | publié le : 01.12.2000 | Antoine Couder

Cet hiver, les poupons Berchet et les baby-foot Smoby feront le bonheur des enfants. Les salariés des deux fabricants sont moins gâtés. Flexibilité à outrance, mobilité fréquente, sinon forcée, perspectives de carrière réduites… Et match nul côté avantages. Le jurassien Smoby l'emporte d'une tête sur les salaires et la participation, Berchet d'une longueur sur le dialogue social et les 35 heures.

Chaque hiver, c'est le même scénario. Un ballet incessant de camions remplis de jouets rythme la circulation sur les routes enneigées de l'Ain et du Jura. Aux alentours, les ateliers tournent à plein régime, mobilisant tout ce que la région peut offrir de main-d'œuvre intérimaire. Alors que les designers sont déjà penchés sur la saison suivante, la grande distribution exige de ses fabricants de jouets une grande flexibilité. Des équipes travaillent 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24 afin d'achever les dernières productions de poupées, de cuisines miniatures et autres jeux en plastique qui seront déposés au pied des sapins. À croire que le Père Noël réside en Franche-Comté, dans ce pays où les tourneurs sur bois du Jura ont rencontré les mouleurs de la Plastic Valley de l'Ain. Et où deux géants s'affrontent, Smoby et Berchet. Dans ce triangle d'or du jouet compris entre Oyonnax, Saint-Claude et Lons-le-Saunier, les deux marques concurrentes conçoivent, fabriquent et assemblent plus de la moitié des jouets produits en France. Mais elles écoulent aujourd'hui leur production partout en Europe, et jusqu'en Amérique latine.

Deux familles en guerre

Pour se propulser sur les marchés internationaux, le jurassien Smoby et l'oyonnaxien Berchet avaient créé, avec quelques autres, Superjouet, une plate-forme destinée à l'exportation et à la recherche-développement. Mais, au cours des années 90, cette alliance vola en éclats. Car elle freinait la montée en puissance des marques Berchet et Smoby, qui ont absorbé progressivement les petits fabricants de jouets. Smoby a avalé Lardy, Monneret et Ecoiffier, tandis que Berchet a jeté son dévolu sur Clairbois, Favre et Charton. Et lorsque Berchet a traîné Smoby en justice, l'accusant d'avoir copié sa Supercook, la hache de guerre était définitivement déterrée entre les Berchet et les Breuil, propriétaires de Smoby.

Car, des ouvriers aux patrons, le jouet reste une affaire de familles. Petite bourgade du Jura située entre Saint-Claude et Lons-le-Saunier, Lavans-lès-Saint-Claude est le fief de la famille Breuil. Une rue porte d'ailleurs le nom de Jean Breuil, aujourd'hui âgé de 92 ans, qui a créé Smoby. Et qui a, aussi, été maire de la commune. C'est sa belle-fille, Danièle Breuil, 52 ans, qui règne aujourd'hui sur les lieux. Provisoirement, car elle vient de confier à son fils, Jean-Christophe, 31 ans, la direction opérationnelle de l'entreprise, où se côtoient trois générations d'ouvriers. Dans certains ateliers, la moitié des salariés ont entre eux des liens familiaux. Ce qui suscite de la jalousie chez les autres, convaincus qu'« on réserve à ces clans les meilleurs postes, les mieux payés et les moins pénibles… et ça devient franchement désagréable ». Montagnards ou non, tous sont en tout cas attachés à leur qualité de vie et prennent les gens de la ville pour des « flambeurs ».

Ceux d'Oyonnax, en particulier. Dans la vallée de l'Ain, le siège de Berchet se fond dans un paysage industriel où les équipementiers automobiles sont les rois. Là, c'est la plasturgie qui est l'activité phare, alors que le jouet n'est considéré que comme une sous-branche de la métallurgie. Pour cette raison-là et parce que l'Ain a toujours bénéficié d'un taux de chômage très bas, l'entreprise Berchet, créée par Fernand Berchet après-guerre et aujourd'hui pilotée par son fils, Jean-Louis, 56 ans, éprouve les pires difficultés à recruter. Smoby aussi, mais dans une moindre mesure, car le Jura connaît actuellement moins de 5 % de chômage. La solution, c'est de recourir à une main-d'œuvre d'origine étrangère mais peu qualifiée. Et de faire appel à l'intérim. Mais « même les intérimaires sont moins fidèles qu'autrefois », se plaint Valérie Pellerin, DRH de Smoby. Un poste qui n'existe pas chez le concurrent Berchet.

Le feu chez Monneret

Smoby et Berchet ont une préoccupation commune, celle de fédérer chacun sous sa bannière des troupes venant des PME qu'ils ont rachetées. À l'automne, Jean-Louis Berchet a lancé une vaste opération de fusion-absorption qui aboutira à la création du groupe Berchet. Tandis que Dany Breuil achèvera en 2001 de digérer ses dernières acquisitions en réunissant l'essentiel de ses forces sous la marque Smoby. La DRH du groupe a déjà passé beaucoup de temps cette année à reclasser la quarantaine de salariés de la société Lardy. « Chacun s'est vu proposer un poste », souligne Valérie Pellerin, qui a suivi individuellement chaque salarié. Certains ont choisi une convention de conversion. D'autres ont préféré partir en préretraite. Une opération rondement menée, dont l'efficacité est, selon la DRH, à mettre au compte de l'« écoute » développée auprès des intéressés.

Ce sur-mesure a fait défaut cinq ans plus tôt, lorsque Smoby a racheté Monneret, une entreprise de 135 salariés (200 en période haute), grande spécialiste du baby-foot et du billard. Très vite, faute d'informations officielles, les rumeurs de charrettes ont couru. La nouvelle direction, venue de la concurrence (de Clairbois, société du groupe… Berchet), s'est raidie. Le pilotage à distance de la réorganisation par la maison mère Smoby a fini par mettre le feu aux poudres. En 1996, grande première : des ouvriers grévistes bloquent l'accès de l'usine aux équipes de Lavans-lès-Saint-Claude venues déménager un atelier. Le dialogue social, déjà difficile chez les fabricants de jouets, où le paternalisme se conjugue souvent à une gestion ferme des unités de production, n'en a pas été facilité. La DRH semble avoir retenu la leçon. Pour améliorer la logistique et la gestion des flux, Smoby a effectué cette année un audit associant l'administration des ventes, les services de recherche-développement ainsi que les cadres de production, « afin que les gens retrouvent un peu de leurs propositions ». Mais le personnel ouvrier n'a pas été consulté.

Le casse-tête de l'harmonisation

Dans ce secteur où la menace de délocalisation plane en permanence, c'est paradoxalement la peur d'être déplacé du jour au lendemain d'un site de production à un autre qui alimente le plus le stress des ouvriers. À peine 30 kilomètres séparent l'usine Smoby de Lavans-lès-Saint-Claude de celle de sa filiale Monneret, à Lons-le-Saunier. Mais il faut une heure de voiture pour relier les deux. « Si vous débutez à 7 500 francs brut et que vous devez payer un logement et l'entretien d'une voiture, vous ne vous en sortez pas », estime Christophe Desplace, permanent de la CFDT à Lons-le-Saunier.

Ces éléments n'ont pas échappé à Yves Néro, le « Monsieur Social » du groupe Berchet, chargé de gérer l'absorption de la filiale Clairbois, située à Moirans, dans le Jura. Les 50 salariés de Clairbois qui sont finalement « descendus » dans la plaine de l'Ain travailler au sein de la nouvelle usine Berchet, installée à Groissiat, dans la périphérie d'Oyonnax, sont tous volontaires. « Avec prime de déménagement, prime de transport et possibilité de revenir sur sa décision durant les six premiers mois », explique Michel Chapuis, délégué CFDT, qui a négocié cet accord. Il faut dire que le personnel de Clairbois a suivi de près le conflit qui a agité en 1996 l'usine Monneret, située à une trentaine de kilomètres à vol d'oiseau.

Pas facile, dans ces conglomérats de PME, de négocier la réduction du temps de travail. Dans ce domaine, Berchet a un train d'avance sur son concurrent Smoby. En vue de la constitution du groupe, Yves Néro a lancé début novembre les premières concertations permettant d'organiser l'harmonisation des différents accords RTT en vigueur dans chaque société. L'opération s'avère complexe, car elle s'appuie sur trois types d'accords (Robien, Aubry I et Aubry II) signés sur deux départements et autour de deux conventions collectives, le jouet et la plasturgie (voir encadré, p. 54). Passé aux jouets en plastique et en métal après avoir longtemps travaillé le bois, Charton (180 personnes) ainsi que ClairboisFavre dépendent de la première et ont obtenu de la direction d'Oyonnax l'assurance qu'ils continuerons d'y être rattachés. La maison mère Berchet est, en revanche, régie depuis longtemps par la convention collective de la plasturgie, ce qui n'empêche pas son P-DG, Jean-Louis Berchet, d'être le président actuel de la Fédération internationale du jouet et de la puériculture. Une situation étonnante pour Joël Bienassis, de la fédération CFDT, qui souhaite une « clarification avant la fin de l'année ».

Signé en 1999, l'accord RTT de l'entreprise Berchet, qui concerne presque 300 personnes, est souvent présenté comme exemplaire. Il prévoit un horaire de 32 heures de janvier à mai, et de 40 heures ou plus pendant le second semestre. Mais les salaires ont été gelés pendant deux ans et la prime d'ancienneté a diminué au prorata de la durée du travail. Ce qui n'a pas été du goût des ouvriers d'Oyonnax. Lien de cause à effet ? Au cours des six derniers mois, une bonne dizaine de salariés ont quitté Berchet.

500 francs de plus chez Smoby

Smoby n'a pas encore abordé le dossier des 35 heures, mais l'entreprise jurassienne a conclu en juillet 2000 un accord global sur « la durée effective, l'organisation du temps de travail et les salaires ».Au menu, travail en 5 x 8, avec un système de modulation entre 32 et 38 heures hebdomadaires. La signature d'un accord 35 heures par la Fédération de la plasturgie, en octobre dernier, va changer la donne. Plutôt évasive, Valérie Pellerin, la DRH, se contente d'indiquer qu'« il n'est pas question de négocier un accord qui induirait une baisse des salaires ». Sur ce plan, Smoby se montre d'ailleurs plus généreux que Berchet. Si les hauts salaires sont, de l'avis même de Dany Breuil, « un peu plus élevés chez le concurrent », les salaires ouvriers de base sont supérieurs d'environ 500 francs à ceux de Berchet. Mais le fabricant de jouets d'Oyonnax va lancer dans quelques mois une vaste refonte des grilles de rémunérations afin de substituer les critères de compétence à ceux de l'ancienneté. Autre différence de taille, la participation s'élève à environ 7 000 francs, soit l'équivalent d'un salaire de base chez Smoby, contre seulement 2 000 à 3 000 francs chez son concurrent d'Oyonnax, qui a gelé la prime de participation jusqu'en 2005 pour cause de 35 heures !

Match nul, en revanche, sur le terrain des carrières. Les perspectives d'évolution sont maigres pour les non-qualifiés, souvent d'origine étrangère, qui peuplent les ateliers. Ne devient pas qui veut un OQ dans la plasturgie, un secteur où il faut jusqu'à dix ans de formation pour acquérir une bonne qualification. La DRH de Smoby a décidé d'axer le recrutement sur des critères d'habileté professionnelle. Chez Berchet, Daniel Ponsot, le délégué CFDT, met l'accent sur l'insuffisance de formation. Selon lui, les opérateurs, les emballeurs et même les chauffeurs sont demandeurs de formation. Mais malheureusement, elle profite d'abord « à ceux qui en ont le moins besoin » : les cadres. Les formations de régleurs, niveau de qualification qui correspond à un salaire brut de 10 000 francs, sont rares. Quant aux postes de chefs d'atelier, ils sont peu nombreux.

Un P-DG coupé de ses salariés

Lucide, la direction de Berchet admet l'existence d'un problème de management. L'organisation repose beaucoup sur les chefs d'équipe, souvent issus de la base. Mais ce n'est pas ce qui fait le plus renâcler les troupes. Le grand sujet d'interrogation du moment, c'est la création du « groupe » Berchet, qui pourrait être, selon Daniel Ponsot, synonyme de régression sociale. Certains se demandent si ce montage juridique n'est pas destiné à préparer une cession de l'entreprise. Jean-Louis Berchet ne s'est-il pas éloigné de l'entreprise en confiant le dialogue social à Yves Néro ? Ce faisant, le P-DG de Berchet s'est un peu coupé de ses salariés, qui ne finissent par voir que ses mauvais côtés. Comme « sa façon de vous regarder de haut, de déclarer qu'il n'y aura pas d'arbre de Noël parce qu'il y a eu assez de vols comme ça », indique une emballeuse qui a treize ans d'ancienneté dans la maison.

Chez Smoby, Dany Breuil reconnaît qu'il reste beaucoup à faire en matière d'organisation. Valérie Pellerin et sa jeune équipe des ressources humaines tentent de cultiver des relations sociales correctes et promettent d'améliorer les conditions de travail. Mais si à Lavans-lès-Saint-Claude on distribue beaucoup de médailles du travail, comme récemment pour fêter les quarante ans de présence dans l'entreprise de plusieurs ouvriers, l'ambiance reste tendue.

La CGT en opposition frontale

Les relations exécrables avec le syndicat majoritaire dans le groupe, la CGT, n'arrangent rien. Certes, le secteur du jouet n'est pas, à proprement parler, un havre syndical, et le spectre de la délocalisation fait taire beaucoup de revendications. Mais les désaccords avec la CGT de Smoby tournent parfois au conflit de personnes. Chez Monneret, deux ans après la grève de 1996, l'un des délégués CGT s'est vu contester un accident du travail et a fait par deux fois l'objet d'un licenciement pour faute, finalement refusé par l'Inspection du travail. L'affaire est aujourd'hui devant la cour d'appel.

Entrée dans une logique d'opposition frontale, la CGT considère que l'encadrement de Smoby est « incompétent » et n'est pas « en mesure d'assumer les relations sociales que l'on peut attendre dans une entreprise de 1 000 personnes ». Même les délégués CFDT sont jugés « à la solde de la direction » par leurs homologues cégétistes. Après avoir créé un « collectif contre le harcèlement moral » qui a fini par inquiéter la direction jurassienne, la CGT place aujourd'hui son offensive sur le thème de la discrimination syndicale.

Autoproclamé « champion du social », Jean-Louis Berchet joue une partition bien différente avec les organisations syndicales. À telle enseigne que la CFDT de l'Ain, qui a doublé le nombre de ses adhérents sur le département en trois ans, veut prendre au mot la direction de Berchet. Elle entend devenir un véritable interlocuteur de l'entreprise, rôle actuellement dévolu au seul Daniel Ponsot. « Avec Jean-Louis Berchet, nous avons le même âge et nous voyons les choses un peu de la même façon », explique le délégué CFDT, qui doit abandonner son mandat dans deux ans.

Son successeur devrait avoir du pain sur la planche, car les processus de fusion-absorption n'ont pas fini de faire sentir leurs effets. Jean-Louis Berchet a d'ailleurs lâché une petite bombe, cet automne, en annonçant le lancement d'une marque multimédia s'appuyant sur le rachat d'une société spécialisée dans les CD-ROM éducatifs, Génération 5. C'est dire si la défunte alliance avec Smoby est bien à ranger au rayon des souvenirs.

La menace asiatique

Ce n'est pas vraiment une surprise, les Pokémon vont faire un malheur dans les rayons de jouets à Noël.

Quant aux jouets traditionnels, grande spécialité française des Berchet et Smoby, ils maintiennent leur position, à grand renfort d'électronique.

Le poupon de Berchet reconnaît ainsi « sa maman », tandis que le baby-foot de Smoby fait entendre l'hymne des Bleus à chaque but marqué. Cette intrusion massive de l'électronique nécessite une délocalisation partielle de la production. En effet, les composants qui permettent ces fantaisies sont fabriqués pour l'essentiel en Asie du Sud-Est. Les jouets sont uniquement assemblés et emballés dans les usines de l'Ain et du Jura. La seule valeur ajoutée réalisée en France est alors le packaging. Une étape de plus en plus importante, qui détermine pour une part le succès des jouets vendus en grande distribution. Et qui entraîne une collaboration assidue entre les cartonniers locaux et les chefs de produit des grandes marques de jouets.

Il n'en reste pas moins que la tentation de la délocalisation est de plus en plus forte dans ce secteur d'activité. Car le moulage d'une cuisine en plastique, par exemple, revient quatre fois moins cher en Chine que dans l'Ain ou le Jura, principalement en raison du facteur salarial.

Ce n'est pas la seule raison : le stockage des jouets en prévision des périodes de fêtes coûte cher. Alors que dans le Sud-Est asiatique le prix du mètre carré d'entrepôt n'est pas un problème.

Petits arrangements autour des conventions collectives

Modeste branche de la métallurgie, l'industrie du jouet emploie environ 10 000 personnes. En moyenne, les salariés du secteur ont une quarantaine d'années et neuf ans d'ancienneté. La convention collective du secteur, revue en 1991, développe notamment des mécanismes d'augmentation individuelle de salaire. Quant à la récente mise en œuvre de la réduction du temps de travail, elle a surtout permis de moduler et d'annualiser les horaires en fonction du flux saisonnier de l'activité.

Mais les grandes entreprises comme Smoby et Berchet, qui utilisent beaucoup le plastique, ont préféré se rattacher à la convention collective de la plasturgie. Les mauvaises langues diront que la raison est avant tout économique. Le travail de nuit est majoré de 33 % dans le jouet mais seulement de 15 % dans le plastique. Quant aux primes de panier, elles sont de 42 francs dans le jouet et de 20 francs dans le plastique.

Cela dit, Berchet a mis en place un accord d'entreprise qui va bien au-delà des obligations légales. La société a également mis en œuvre la réduction du temps de travail dix-huit mois avant la signature de l'accord de branche pour la plasturgie. Celui-ci prévoit notamment que les heures supplémentaires pourront atteindre 150 heures jusqu'à la fin de 2001 dans les entreprises de plus de 20 salariés. Ce récent accord ne semble pas être de nature à changer la position de Smoby vis-à-vis des 35 heures. Le groupe considère, en effet, que le paiement de pénalités n'est pas forcément préjudiciable à l'intérêt de l'entreprise, même à partir de 2001, où celles-ci atteindront 25 %.

Auteur

  • Antoine Couder