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Décodages

Des primes au mérite aux effets ambivalents

Décodages | Rémunération | publié le : 03.05.2016 | Nathalie Tissot

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Des primes au mérite aux effets ambivalents

Crédit photo Nathalie Tissot

Certaines villes instaurent des gratifications pour récompenser leurs agents les plus méritants ou les plus assidus. Et lutter contre la démotivation et l’absentéisme. Des outils difficiles à mettre en place et dont l’efficacité reste à prouver.

Quelques dizaines d’euros par mois, ça compte pour un agent de catégorie C ! » François Élie, l’adjoint au maire d’Angoulême (Les Républicains) chargé du personnel, aime à vanter son projet de réforme des rémunérations. Pour insuffler davantage d’équité chez les fonctionnaires de la commune, il compte instaurer une prime au mérite, composée d’une part individuelle, variable selon l’investissement personnel des uns et des autres, et d’une part collective, fonction de la réussite des différents services. « Certains travaillent plus que d’autres et estiment injuste de toucher le même salaire », explique l’ancien professeur de philosophie. Au total, près de 1 200 agents seraient concernés par ce bonus mensuel. Pour en bénéficier, ils pourraient être évalués, notamment lors de l’entretien annuel, sur leur manière de servir, leur travail en équipe, leurs compétences et leur capacité à transmettre. Mais l’élu laisse la porte ouverte à d’autres formes d’appréciations. « Ce sont toujours les supérieurs qui notent leurs subordonnés. Pourquoi ne pas imaginer que les employés notent aussi leur chef ou leurs collègues », avance-t-il. L’idée risquant de déplaire aux syndicats, l’adjoint se laisse du temps : rien n’entrera en vigueur avant janvier 2017.

Un calendrier plutôt sage. À Suresnes, il a fallu six mois de négociations avant la mise en place de la mesure. Depuis avril, les agents de cette municipalité des Hauts-de-Seine peuvent ainsi percevoir une prime au mérite, dont le montant dépend de leur évaluation selon six niveaux allant de « très insuffisant » à « exceptionnel ». Un classement déterminé pour l’essentiel à l’issue de l’entretien annuel qu’ils ont passé cinq mois plus tôt. « Pour beaucoup, tout ce qui peut mettre un peu de beurre dans les épinards est bon à prendre », glisse l’un des fonctionnaires, interrogé sur place. Un commentaire qui n’a pas valeur de sondage : ici, la loi du silence règne…

Agents mitigés.

Récompenser l’investissement individuel des salariés ? Même dans la fonction publique, la pratique n’est pas nouvelle. Mais elle se répand. À côté de leur salaire de base, les agents des collectivités territoriales perçoivent ainsi depuis une vingtaine d’années des primes et indemnités. Un « régime indemnitaire » qui va évoluer cette année sous le joli nom de Rifseep. S’appliquant progressivement à toute la fonction publique, celui-ci vise à simplifier et à rendre plus lisible le système de primes. Outre une indemnité tenant compte des fonctions, des sujétions et de l’expertise, il institutionnalise un complément annuel lié… à l’engagement professionnel. Un outil facultatif, en théorie, mais que le ministère de la Fonction publique entend bien promouvoir.

Qu’en pensent les intéressés ? « Ils sont très divisés sur la question », affirme Claire Le Calonnec. La secrétaire générale de la Fédération Interco CFDT reconnaît pourtant recevoir de nombreuses demandes d’agents du public souhaitant la mise en place de ce type de primes. Et le débat n’est pas nouveau. Il y a une dizaine d’années, le maire UMP de Guérande (Loire-Atlantique), Jean-Pierre Dhonneur, avait organisé un référendum auprès de l’ensemble de ses employés pour les sonder sur la création d’une prime au mérite. À deux voix près, le projet avait été rejeté. Il n’a finalement jamais vu le jour.

Dès 2008, une enquête de l’Ifop révélait que 49 % des fonctionnaires se disaient favorables à ce qu’une partie de leur rémunération soit calculée en fonction d’objectifs à atteindre. Néanmoins, 60 % jugeaient l’évaluation de leur activité par la hiérarchie « déconnectée de la réalité de leur travail » et 57 % l’estimaient même arbitraire. Huit ans plus tard, l’attente des agents reste forte. Pour preuve, fin 2015, le magazine la Gazette des communes a réalisé une enquête auprès de 1 355 fonctionnaires territoriaux. Parmi les 400 personnes ayant répondu, 62 % se disaient favorables à « augmenter la part de mérite dans la rémunération des agents ».

« Climat délétère ».

Reste à convaincre les syndicats de fonctionnaires qui, eux, se montrent nettement plus frileux à l’idée de généraliser de telles pratiques. « Ça donne une connotation fâcheuse à l’entretien de fin d’année. Et les salariés qui n’y sont pas désignés comme “méritants” ne sont pas encouragés à faire des efforts l’année suivante », justifie Claire Le Calonnec. De fait, le rendez-vous annuel avec son supérieur, au cours duquel peuvent être évoqués des besoins de formation ou des difficultés au travail, prend une tout autre tournure si l’obtention d’une prime est en jeu. « Les budgets diminuent, il y a une forme de chantage », déplore quant à lui Yves Kottelat, secrétaire général de FO Territoriaux. « Les employeurs cherchent des moyens coercitifs pour faire travailler », ajoute Jeff Lair, de la Fédération CGT des services publics.

« Dans le privé, il y a des objectifs quantitatifs qui sont plus facilement identifiables. Mais comment évaluer des travailleurs sociaux ou des gardiens de musée ? » interroge à son tour Olivier Treneul, délégué SUD au conseil départemental du Nord. Et celui-ci de craindre que sa collectivité (9 300 agents) n’instaure une prime de performance collective en plus de l’application du Rifseep. « Ça va générer un climat délétère au sein des services et entre les services, prédit-il. Si l’idée, c’est de faire la chasse aux faux arrêts maladie, il y a d’autres outils comme les contrôles. » Les syndicats ne sont pas les seuls à douter du bien-fondé de la mesure. Dans une étude publiée par le think tank Terra Nova en janvier dernier, l’économiste Maya Bacache-Beauvallet (voir page 36) met elle aussi en garde contre ce type de levier. « Si certaines tâches sont qualitatives, difficiles à observer ou à préciser dans un contrat, rémunérer l’agent à la performance revient à l’inciter à allouer son effort de préférence aux tâches les plus mesurables aux dépens des autres », note-t-elle.

Pour impliquer leurs agents, certaines mairies ont trouvé un autre remède : la prime d’assiduité. L’objectif affiché consiste alors à lutter contre l’absentéisme. Avec, indirectement, l’espoir de rendre un service de meilleure qualité tout en réduisant les charges de personnel. Un centre très important de coûts, régulièrement pointé du doigt par la Cour des comptes. Dans un rapport publié en octobre 2015, l’institution recommande ainsi « la stabilisation de l’évolution de la masse salariale » par « la gestion plus rigoureuse des effectifs, le respect de la durée légale du travail et la lutte contre l’absentéisme ».

À Linas, dans l’Essonne, la prime d’assiduité vient tout juste d’être adoptée. En juin, les agents permanents de la ville pourront toucher 300 euros brut par an, à condition qu’ils n’aient aucune absence à leur compteur hormis celles causées par le décès d’un proche, leur mariage ou une naissance. En cas d’arrêts maladie, ils pourront, s’ils le souhaitent, « racheter » leurs absences en puisant dans leurs jours de congé, de RTT, ou leur compte épargne-temps. Mais sinon, pas de prime ! « On n’a pas tant d’abus que ça, il ne s’agit que d’une poignée d’agents, mais ça peut permettre de réduire l’absentéisme et de faire des économies », justifie la responsable RH de la mairie. Un calcul incertain néanmoins. Car la mesure pourrait coûter jusqu’à 24 000 euros par an à la collectivité…

À quelques kilomètres de là, dans la commune des Ulis (Essonne), historiquement de gauche, une telle prime d’assiduité existe depuis 2004. Mais elle a bien changé depuis ses débuts. À l’origine, il s’agissait de récompenser, chaque mois et à l’année, les agents fidèles au poste. Lors du premier exercice, les résultats sont spectaculaires : l’absentéisme baisse de… 27 % ! « Mais certains venaient malades au travail et contaminaient leurs collègues, ça créait des conflits dans les services », se souvient un responsable de la mairie. Aujourd’hui, la prime s’élève à 150 euros par an pour tous les agents permanents absents moins de huit jours. Cependant, la mesure a perdu de son efficacité auprès des 650 fonctionnaires concernés.

Effets surestimés.

La récompense pécuniaire est-elle un bon moyen de réduire les absences ? Pas si simple. « En règle générale, les primes d’assiduité sont efficaces si elles sont d’un montant significatif. Et si elles sont attribuées de façon fréquente », explique le sociologue et consultant Denis Monneuse, qui a fait de l’absentéisme l’une de ses spécialités. « Les problèmes d’engagement au travail ne se résolvent pas par des primes. Ils reposent souvent sur des incompréhensions entre la hiérarchie et les agents sur le terrain, qu’il faut lever », explique Antoine Bonnemain, docteur en psychologie du travail, qui a effectué des recherches sur l’absentéisme des éboueurs de la ville de Paris.

À l’OCDE, Elsa Pilichowski dresse le même constat. Dès 2009, la responsable du département emploi public de la très libérale organisation internationale interrogeait la pertinence des primes à la performance mises en place de longue date en Grande-Bretagne, en Finlande et en Allemagne. « Il est maintenant clair que l’on a probablement surestimé les effets potentiels de la rémunération à la performance, affirmait-elle. Notamment les effets directs sur la motivation individuelle, qui sont limités si on les compare aux effets induits par les possibilités de promotion ou les opportunités de carrière. » En revanche, poursuivait-elle, « l’affichage des objectifs stratégiques, l’évaluation individuelle et l’attribution d’objectifs individuels donnent du sens à l’action, et cette clarification a des effets positifs sur la performance ». Pour ne pas rater leur cible, les collectivités locales ont donc tout intérêt à prendre le temps du diagnostic et de la réflexion. Et à ne pas céder à la tentation de mettre en place des primes à la va-vite.

Auteur

  • Nathalie Tissot