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Des experts au milieu du champ de bataille

Décodages | publié le : 03.06.2016 | Emmanuelle Souffi

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Des experts au milieu du champ de bataille

Crédit photo Emmanuelle Souffi

Acteurs incontournables de tous les grands projets d’entreprise, les experts CE et CHSCT jouent une partie délicate. À eux d’éclairer les débats entre des élus qui les désignent et des patrons qui les paient malgré eux. Une posture inconfortable.

L’anecdote prête à sourire. Quand il pénètre dans cette entreprise familiale, Christian Pellet sent bien qu’on ne va pas lui dérouler le tapis rouge. Dans la salle de réunion, les dirigeants s’installent sur une estrade. Le patron de Sextant et son équipe, eux, dans des fauteuils placés à leurs pieds, en position la plus basse possible. « Tout était fait pour nous déstabiliser », se souvient-il. Pour les experts auprès des comités d’entreprise (CE) et des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), la vie ressemble parfois à un film tragi-comique, avec ses portes qui claquent, ses coups tordus et ses effets de manches. Poussées par le législateur et le juge, qui ont étendu leur champ d’intervention, les missions se multiplient. En 2014, il y en a eu 1 231 rien que sur le créneau des conditions de travail (+ 7 %), selon la Direction générale du travail.

Un volume important, mais qui peut encore beaucoup croître, au regard des quelque 25 000 CHSCT recensés dans l’Hexagone. En témoigne la pléthore d’annonces de recrutement de consultants juniors et seniors disponibles sur le Net. Un marché sur lequel les postulants peuvent venir d’horizons très divers, en l’absence de formation clairement identifiée. Jeune diplômé en finances ou en audit, expert-comptable, syndicaliste, ergonome ou psychologue, voire journaliste social… Les profils sont aussi variés que les missions auxquelles ils se frottent. La plupart du temps embauchés à temps plein en CDI, ils pâtissent aussi des impératifs de rentabilité. Des vacataires en sous-traitance viennent ainsi à la rescousse, notamment au printemps lors de la publication des comptes. Leurs tarifs, moins élevés que ceux des seniors, permettent aussi de faire baisser les coûts des missions et de rester dans la course en cas d’appel d’offres. Une pratique de plus en plus fréquente.

Avec la crise, les conditions d’exercice de ces professionnels se sont complexifiées. « Notre métier est plus difficile car le climat social s’est dégradé. On cristallise les tensions », témoigne Valérie Pérot, qui a créé son cabinet, Aepact, spécialisé dans les conditions de travail. Bien sûr, toutes les expertises ne donnent pas lieu à un bras de fer avec les directions. Mais rares sont les dirigeants qui apprécient de voir des inconnus mettre le nez dans leurs affaires pour éclairer un projet en cours. « Ils le vivent comme une espèce d’intrusion, se sentent jugés par des tiers », souligne Christian Pellet. Des tiers qui, agissant pour le compte des élus du personnel, sont par nature catalogués prosyndicats et, donc, antipatrons.

Petits cadeaux

De fait, ces experts peuvent difficilement revendiquer leur neutralité. Historiquement, les grands acteurs qui les emploient ont en effet tous grandi dans l’ombre d’un syndicat : Secafi et Émergences avec la CGT, Syndex avec la CFDT et Technologia avec Force ouvrière. Certes, tous disent cette époque révolue et affirment ne pas écrire sous la dictée des élus. Mais leur proximité avec eux est bien réelle. Normal, ce sont eux qui les désignent, à défaut de les payer ! La tentation est donc grande d’écrire ce qu’ils ont envie de lire, notamment pour être à nouveau missionnés. Stands chèrement payés dans les congrès, conseils gratuits, coups de main pour réaliser des études… Les cabinets chouchoutent aussi leurs prescripteurs. « Certains vont même jusqu’à soigner leur relation à coups de voyages au Maroc ou de petits cadeaux comme des iPhone ou des iPad », confie une consultante CHSCT, témoin de ces pratiques chez son précédent employeur.

Autre motif de friction, le coût des interventions. Celles-ci se chiffrent en dizaines de milliers d’euros, à la charge des employeurs. « Pour eux, c’est une dépense non choisie. Et une forme d’agression, car on touche aux questions d’organisation qui sont historiquement le pré carré de l’employeur », relève Catherine Allemand, responsable de l’activité CHSCT à Syndex. « Avant, les directions provisionnaient le coût des expertises, elles restaient polies, dans le respect du dialogue social. Aujourd’hui, c’est fini ! regrette Valérie Pérot. Avec les risques de faute inexcusable en cas d’atteinte à la santé des salariés, le CHSCT est apparu comme plus dangereux que le CE. » Car l’expert sait appuyer là où ça fait mal. Ses audits, qui peuvent être produits devant les tribunaux pour épauler un recours en harcèlement moral ou dénoncer le motif économique d’un PSE, écornent l’image des employeurs. En 2007, une étude de Technologia conduite au Technocentre de Renault après une série de suicides avait ainsi fait grand bruit. Le même cabinet avait ensuite travaillé chez France Télécom, frappé aussi par une succession de drames professionnels.

Résultat, les employeurs contestent de plus en plus le recours à l’expert. « Après l’affaire France Télécom, ils n’osaient plus rien dire. Mais ce n’est plus le cas. Il y a une judiciarisation croissante des expertises », déplore une consultante auprès des CHSCT. Objectif ? Contester qu’un projet impacte les conditions de travail ou fait courir des risques graves pour la santé des salariés, les deux motifs légaux que les syndicats brandissent pour justifier une expertise. Parfois aussi, la bataille se situe au niveau financier, sur le montant des honoraires du cabinet et le respect du cahier des charges. De fait, si le marché s’est plutôt assagi et assaini ces dernières années, les abus ont été nombreux, qu’ils prennent la forme de surfacturation des interventions ou de recyclage partiel de rapports déjà réalisés chez d’autres employeurs. « Les tarifs de certaines études CHSCT sont excessifs car on sait que c’est le patron qui paie, confie une consultante. Il arrive qu’on ajoute des entretiens dont on doute de la pertinence. » Des pratiques qui ont jeté l’opprobre sur toute la profession, quand bien même elles étaient minoritaires.

Missions sportives

Pour éviter d’être rattrapés par les tribunaux, les enquêteurs se retrouvent obligés de tenir une comptabilité précise de tous leurs actes. « Le temps qu’on perd à faire de l’administratif, c’est aussi une forme d’entrave à l’exercice de notre métier ! » fustige la présidente d’Aepact. Dans tous les cas, porter l’affaire devant les tribunaux ne suspend pas la mission. Actuellement, l’employeur peut obtenir l’annulation de la décision du CHSCT de recourir à une expertise et devoir malgré tout en supporter les coûts. Une aberration condamnée par le Conseil constitutionnel, que le projet de loi El Khomri tente de réparer en introduisant un effet suspensif le temps de l’examen par le juge. Dans un tel contexte, le travail des experts s’avère souvent sportif. Pour obtenir les documents nécessaires à leurs investigations, ils doivent se battre à coups de mails et d’appels téléphoniques. Et les bons ! Retards ou transmissions à reculons, contacts de salariés erronés, fichiers illisibles… Certains employeurs usent de toutes les astuces pour circonscrire ou compliquer les missions.

Or, depuis la loi Rebsamen, les délais ont été raccourcis (voir encadré). « Les entreprises ont toutes leur jardin secret. Les plus transparentes ne le sont qu’à 75 %. C’est très dur ensuite de rester mesuré quand on vous casse les pieds toute la journée ! » estime un expert auprès des CE. « C’est épuisant de courir après les infos, abonde l’une de ses consœurs. Or une expertise ne peut être bâtie sur du ressenti. Les directions ont tout intérêt à nous transmettre les documents pour objectiver les faits. » Le chantage judiciaire peut aussi faire mouche, même si les condamnations pour défaut d’information sont rares. « C’est à l’expert d’expliquer aux entreprises en quoi ces éléments sont importants. Quand elles refusent ou rechignent, c’est souvent par principe. Les désaccords, on les assume ! » relève Christophe Doyon, directeur général de Secafi.

Garder la tête froide

Les tentatives d’instrumentalisation ne sont jamais bien loin non plus. Elles sont parfois le fait du patron qui finance l’étude. « Certains vont chercher à décrédibiliser les élus en nous affirmant qu’ils piquent dans la caisse », témoigne une experte auprès des CHSCT. Mais aussi des syndicats, qui tentent par exemple de peser sur la constitution de l’échantillon de salariés interrogés en y glissant des militants ou des râleurs patentés. Les cabinets contournent l’obstacle en pratiquant le tirage au sort ou en appliquant des quotas. Quant aux conclusions des rapports, chaque camp essaie de l’utiliser à son avantage. « C’est la guerre d’interprétation, chacun cherche à faire dire à l’expert une vérité définitive, observe Gérard Rimbert, responsable du département risques psychosociaux de Technologia. Si vous écrivez que 28 % des salariés sont en souffrance, la direction va estimer que 72 % vont bien. »

À ce petit jeu de dupes, les consultants doivent avancer avec doigté. En restant à bonne distance. Pas simple de garder la tête froide dans un climat social détérioré. « C’est parfois fatigant, on aimerait entendre que tout va bien. Que dire à des gens dont le métier va disparaître alors qu’un an avant on leur avait expliqué qu’ils étaient la vitrine de l’entreprise ? » s’interroge l’un d’eux. « Les salariés viennent avec leur fardeau, abonde Valérie Pérot. À nous de resserrer l’échange pour ne pas le transformer en consultation psy. »

Ni Zorro ni redresseur de torts, les experts referment la porte une fois leur mission terminée. Les armes, ils les fournissent aux élus. À eux de s’en saisir ou non. Frustrant, forcément. « L’expert est dans une position de conseil, il doit rester à sa place, pense Christophe Doyon. Les centres de décision sont ailleurs, cela complique les préconisations qui sont présentées. Mais il n’y a pas que des échecs. Beaucoup d’entreprises modifient au final leur projet. » Semaines de soixante-dix heures, salaires peu élevés au regard du temps passé, successions de déplacements en province… Les spécialistes des conditions de travail ont une vie souvent éreintante. L’épuisement professionnel et la lassitude les guettent. Passé l’âge de 45 ans, beaucoup quittent la profession ou prennent un poste plus éloigné du terrain pour se préserver. Et tenter de garder encore foi en un monde du travail qu’ils connaissent trop bien.

Missions express

Plus question de jouer la montre, désormais le temps est compté ! Depuis la loi de sécurisation de l’emploi, le CHSCT peut certes mandater un expert en cas de projet de plan social. Mais dans des délais très contraints qui épousent ceux du CE. Or, selon une étude du cabinet Secafi de 2015, les élus se réveillent souvent tard, en désignant leur expert 19 jours en moyenne après celui du CE. Résultat, la durée moyenne des missions en cas de changement d’organisation, avec ou sans plan social, a chuté à 53,5 jours contre 80 auparavant.

Si le but de ces délais préfix était de sécuriser l’employeur et d’éviter des expertises à rallonge, il complique par ailleurs la tâche des consultants, qui doivent travailler dans l’urgence. Leur rapport peut alors s’en trouver édulcoré ou partiel, faute de temps pour creuser tous les aspects. « Les évolutions réglementaires ont été tellement nombreuses que syndicats et directions ne savent plus trop où ils en sont », remarque Christophe Doyon, directeur général de Secafi. La loi a aussi instauré un cofinancement du CE qui amène les élus à être plus regardants sur le montant des honoraires et le contenu du cahier des charges. Avec, parfois, des pratiques surprenantes… « La direction peut par exemple proposer de tout payer, moyennant une réduction du champ de l’expertise et une rallonge lors des négos salariales », illustre un expert CE d’un gros cabinet. Tentant mais diablement retors…

François Rebsamen a instauré des délais préfix qui encadrent la durée des expertises.

Auteur

  • Emmanuelle Souffi