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Entreprises fictives au service de vrais chômeurs

Décodages | publié le : 05.06.2017 | Laura Daniel

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Entreprises fictives au service de vrais chômeurs

Crédit photo Laura Daniel

Véritable jeu de rôle grandeur nature, les EEP (entreprises d’entraînement pédagogique) existent depuis les années 1980. Reproduisant les activités du secteur tertiaire, elles misent tout sur la pratique. Mais pour quelle efficacité ? Enquête.

« Pourquoi ce bon de commande est encore là ? Il devrait déjà être chez le fournisseur ! » En bonne cheffe d’entreprise, Muriel Banuelos dirige son animalerie d’une main ferme. Hors de question que les factures ne soient pas précisément consignées ou que les clients ne soient pas rappelés en temps et en heure. Pourtant, autour d’elle, pas la moindre trace de chien, chat ou autre bête avec ou sans poils. Car le Royaume des animaux est en réalité une EEP. Hébergée au sein du Greta de Saint-Denis, elle reproduit l’activité d’une entreprise de vente d’animaux. « Ce sont des simulations. Le travail est réel, seule la production reste virtuelle. Nous n’allons évidemment pas faire la toilette à des chiens. En revanche, on va traiter le bon de commande des clients, facturer, organiser la livraison… », explique Muriel Banuelos, tour à tour directrice de l’animalerie et responsable de formation à l’EEP.

Un jeu de rôle.

Au premier abord, on a bien du mal à percevoir une animalerie dans cette petite salle. Et ce n’est pas les quelques photos d’animaux accrochées aux murs qui suffisent à y remédier. Mais, après quelque temps passé ici, le réel et le fictif deviennent plus flous. Chèques, factures, bons de commande : seule la mention « fac-similé » permet de distinguer le matériel utilisé des documents officiels. Et tout est fait pour se rapprocher d’un environnement professionnel. Après avoir passé l’accueil, tenu par une secrétaire stagiaire, on entre dans un véritable open space. Chacune des 24 participantes venues se former aux métiers du tertiaire dispose de son propre bureau, ordinateur et téléphone. Au centre de la pièce, une grande table de réunion sert à distribuer le courrier et discuter des projets en cours.

Reliées en réseau, les EEP s’alimentent mutuellement dans un jeu de rôle grandeur nature, permettant d’avoir de vrais interlocuteurs au bout du fil. Chacune reçoit les catalogues et propose ses services aux autres membres du groupement. Magasin bio, création de site Web, agence de voyage, jardinerie, spa : un large panel d’activités est représenté. Un concept qui peut parfois être difficile à appréhender pour les nouveaux arrivants. « Au début, c’était un peu bizarre, c’est sûr ! », s’exclame Marie Decolline, une Haïtienne souriante de 40 ans en reconversion professionnelle après une carrière d’agent de sécurité. À ses côtés, Mariem Benarab, la cadette du groupe âgée de 20 ans, acquiesce. « J’ai eu du mal à comprendre le concept, je trouvais ça assez compliqué. Il m’a fallu du temps pour trouver mes repères. »

L’auto-école de l’entreprise.

Il y a deux ans, elle s’est retrouvée sans rien lorsqu’un patron, qui devait l’embaucher en alternance, s’est ravisé. « J’ai pensé que, sans diplôme, je ne pourrais jamais être recrutée. Du coup, je suis restée chez moi sans rien chercher », raconte-t-elle. Pour cette jeune femme arrivée en juin à l’EEP, cette formation est d’abord un moyen de retrouver confiance en elle. Un profil récurrent chez les participants aux parcours pourtant bien distincts, allant du primo-demandeur d’emploi aux personnes en reconversion professionnelle ou en situation de handicap. « Il y a presque toujours un échec lié à la scolarité. Ils arrivent avec un historique qui n’est pas évident, alors on évite de les remettre directement à l’école », souligne Christian Houis, l’un des formateurs.

Ce jeudi après-midi, au Royaume des animaux, on envoie les derniers règlements à la banque. Des chèques qui seront réceptionnés à Roanne, dans le département de la Loire. C’est ici qu’est situé le siège du REEP Euro Ent’Ent, le réseau français des EEP. Des administrations fiscales y sont reconstituées : on y trouve ainsi une banque, une administration postale et même un service du contentieux. L’homme à la tête de ce réseau se nomme Pierre Troton. C’est lui qui, il y a trente-cinq ans, a fait le pari de la pratique, dressant le constat d’une formation professionnelle définitivement trop abstraite et théorique. « Les EEP, c’est un peu l’auto-école de l’entreprise. Quand on apprend la conduite, on est dans le véhicule. Le principe ici, c’est d’être placé directement devant un bureau comme dans son futur emploi », résume-t-il d’un bon mot.

S’il n’a pas inventé le principe des entreprises d’entraînement – cette forme de pédagogie était déjà évoquée dans des textes datant du XVIIIe siècle –, il l’a approfondi et labellisé. Avec le soutien de Jean Auroux, ancien ministre du Travail et maire de Roanne pendant vingt-trois ans, Pierre Troton crée alors ce qui allait devenir la première EEP française. Le terme est depuis devenu une marque déposée et il en existe aujourd’hui 110 sur l’ensemble du territoire. Une structure a même été créée en milieu carcéral, à Seysses. Reliées à des organismes de formation, ces EEP accueillent 7 000 stagiaires chaque année. Toutes dépendent de multiples financeurs, des collectivités territoriales à Pôle emploi en passant par le Fongecif. Et les places coûtent cher, plus de 4 500 euros par stagiaire, allocation comprise.

Dans ces formations atypiques, les élèves ne viennent pas seulement acquérir de nouvelles compétences. Ils adoptent aussi une posture professionnelle, un savoir-être. Être ponctuel, rendre des comptes à ses supérieurs, retrouver des horaires de bureau… Il s’agit d’apprendre des gestes simples mais essentiels, qui font parfois défaut aux personnes sortant d’une période de longue inactivité. « L’expérience du chômage est rarement vécue de façon positive, c’est souvent dévalorisant. Les EEP mettent en condition de travail sans les angoisses que cela peut provoquer, ni la rudesse de certains milieux », estime Didier Demazière, sociologue au CNRS spécialisé dans la problématique du chômage.

Contesté mais efficace.

Un avis que partage Valérie Mikaelian. Cette ancienne comptable dirige depuis 2003 l’EEP Activ’ Services située à Melun et simulant la vente de fournitures de bureau. Dans une grande tour du centre-ville, près de 60 stagiaires s’y relaient pour des formations individualisées de quatre à dix mois. « Ils apprennent à se comporter comme des salariés. Lorsqu’une facture revient car elle a été mal rédigée, ils sont directement confrontés à leur erreur. Et ils ne la referont plus », assure-t-elle.

Mais ces expériences ne sont pas forcément bénéfiques pour tous les participants. « Je n’avais jamais travaillé dans le tertiaire, donc je pense avoir appris des choses mais cela n’a pas directement joué un rôle dans mon embauche », raconte ainsi Alexandra Bailly, qui a fait un passage dans l’EEP Alpha Distribution, à Bourges, il y a neuf ans. Même constat du côté de Loïc Rabette. Après avoir arrêté ses études et enchaîné des missions d’intérim, il est entré chez Vert & Bleu, une entreprise d’entraînement installée dans la Creuse, spécialiste supposée des annuaires d’entreprise. « Je n’ai jamais trouvé de travail dans ce domaine, si ce n’est un court remplacement au conseil général, trois ans plus tard », témoigne-t-il.

Le système a ses limites.

Des limites également pointées du doigt par Cédric Frétigné, un sociologue ayant fait sa thèse sur les EEP. S’il salue le travail des formateurs, il reste sceptique sur le poids de ces fausses entreprises face à un marché du travail saturé : « Certes, cela fonctionne pour un petit nombre. Mais les participants remontent simplement dans la file d’attente du chômage. À grande échelle, ils ne peuvent pas être absorbés par un bassin d’emplois. » D’autant que, selon lui, la sélection opérée à l’entrée empêche les personnes les plus éloignées de l’emploi d’en bénéficier, tels les chômeurs longue durée et les moins qualifiés. « C’est vrai que la majorité du public que l’on accueille a un niveau bac professionnel, reconnaît Pierre Troton. Mais nous sommes aussi restreints par les profils que l’on nous adresse. »

« Les seuls critères non négociables, c’est la maîtrise de la lecture et de l’écriture », estime pour sa part Valérie Mikaelian. Dans la salle jouxtant le bureau de la responsable d’Activ’ Services, des voix s’élèvent et des rires fusent. Pour les 10 élèves en formation de secrétaire comptable, c’est l’heure des adieux après avoir passé l’examen pour obtenir leur titre professionnel. Plusieurs d’entre eux ont déjà des promesses d’embauche en poche. « J’ai appris beaucoup de choses, même au niveau personnel. Ça a été dur, mais c’est une vraie transformation pour moi », souffle Élodie Rossilet, l’une des stagiaires sur le départ, visiblement émue. Si le système n’est pas parfait, force est de constater qu’il fonctionne néanmoins puisque, six mois après leur sortie de l’EEP, 70 % des intéressés bénéficient d’un travail stable.

Auteur

  • Laura Daniel