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En attendant une loi

Dossier | publié le : 07.02.2018 | Valérie Auribault

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En attendant une loi

Crédit photo Valérie Auribault

Les affaires se multiplient. Les guides et les lois aussi. Sans jamais répondre aux besoins des entreprises. La Cour de cassation vient de statuer. Désormais le règlement intérieur pourra interdire certains signes religieux en clientèle. Et pour les demandes du quotidien ?

Il y a d’abord eu l’affaire Baby-Loup. Cette salariée d’une crèche qui a été licenciée parce qu’elle refusait de retirer son voile islamique. En 2014, la Cour de cassation avait tranché après 4 ans de procédure et confirmé le licenciement de l’employée. Il y eut ensuite les chauffeurs de bus de la RATP qui refusaient de serrer la main de leurs collègues féminines ou de prendre le volant après une femme et qui avaient confisqué un local pour leurs pratiques religieuses. Des faits bien plus sexistes que religieux en réalité… « Des comportements marginaux », estime-t-on à la RATP. Certes. Mais en augmentation dans les entreprises.

Une loi « floue »

Au nom de la religion, les demandes et autres exigences se font récurrentes. Le port du voile ou d’une croix visible, une salle de prière, des exigences alimentaires particulières, des congés pour une fête religieuse… les managers sont de plus en plus confrontés à de telles demandes et ne savent souvent pas comment les gérer. Face à cette montée du fait religieux en entreprise, les salariés athées ou croyants mais souhaitant vivre leur foi en toute intimité répondent par l’agacement, l’intolérance. Car les attentats ont crispé les esprits contre les religions et contre l’Islam en particulier.

En 2016, un amendement de la loi Travail du 8 août a tenté de répondre à ces demandes. Ce dernier autorise les entreprises à inscrire un principe de neutralité dans leur règlement intérieur. Le texte précise que « le règlement intérieur peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché ». Une loi qui ne satisfait finalement personne. Certains dénonçant une loi « floue », quand d’autres estiment qu’elle fait le jeu des communautarismes et met ainsi la laïcité en danger.

Maître Nicolas Lepetit, avocat chez Bersay-Associés, rappelle que « la laïcité en tant que telle ne s’applique pas, aujourd’hui, dans l’entreprise privée. La liberté de manifester sa religion existe, même si elle peut être encadrée ». Jusqu’à l’exaspération des managers ? « Les revendications religieuses sont de plus en plus fréquentes et exacerbées, constate Nicolas Lepetit. Les managers y sont de plus en plus confrontés et doivent faire face aux conflits qui sont en hausse même si cette augmentation est difficilement mesurable. » Pour Maître Éric Manca, avocat associé au cabinet August & Debouzy, « on ne peut pas introduire la laïcité en entreprise car une telle décision porterait atteinte aux libertés de conscience, politiques, philosophiques et religieuses… ». Voire syndicales, craignent certains représentants. Le juriste souligne également l’inutilité de l’article de la loi Travail qui « ne fait que reprendre la jurisprudence actuelle. Et sa formulation est vague, en effet ».

Le règlement intérieur, la « bible » de l’entreprise

Au travail, les restrictions à la liberté religieuse doivent être proportionnées et justifiées par l’intérêt de l’entreprise. Cette liberté ne peut entraver son bon fonctionnement, ni enfreindre les règles d’hygiène et de sécurité. Éric Manca aime rappeler que « l’entreprise n’est ni laïque ni religieuse, elle est commerciale ». Autrement dit, le carnet de commandes prime car c’est là l’existence même de l’entreprise. Pour autant, Nicolas Lepetit rappelle que « le texte reste plutôt une avancée » en ce sens qu’il prend « en compte une certaine réalité ». Une réalité où les exigences religieuses envahissent les espaces professionnels. Pour des questions de sécurité, un employé ne pourra cependant pas porter de vêtements amples comme un voile sur une chaîne de montage, un barman ne pourra pas refuser de servir d’alcool et invoquer sa religion, tout comme un boucher ne pourra pas refuser de toucher la viande, comme le stipule la loi El Khomri lorsqu’elle mentionne la restriction de « la manifestation des convictions des salariés par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise ». Du bon sens.

En novembre dernier, la Cour de Cassation statuait, à son tour, sur le cas d’une informaticienne de l’entreprise française Micropole, qui portait le voile lors de son embauche en 2008. Une entreprise cliente avait exigé qu’elle ne le porte plus lors de ses interventions en ses locaux. L’employée avait refusé. Elle avait été licenciée en juin 2009. La Cour de cassation a estimé que c’était discriminatoire car rien n’était stipulé dans le règlement intérieur. La Cour de cassation avait suivi l’argumentaire de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) qui en mars 2017 avait précisé qu’une interdiction du port visible de signes religieux ou politiques dans le règlement intérieur d’une entreprise « ne constitue pas une discrimination directe » mais doit être justifiée par la poursuite d’« un objectif légitime » comme une politique de neutralité affichée vis-à-vis de ses clients.

À l’embauche, la description du poste proposé et le règlement intérieur de l’entreprise doivent être portés à la connaissance du futur salarié. « Lors de l’entretien, le candidat prend connaissance du règlement intérieur. S’il n’est pas d’accord, libre à lui de refuser le poste, rappelle Éric Manca. Mais en signant son contrat d’embauche, il s’engage aussi à respecter les principes de l’entreprise en toute connaissance de cause. Une salariée qui se voile après son embauche ne pourra pas dire qu’elle ne savait pas. Si à l’embauche elle accepte de retirer le voile et qu’une fois embauchée, elle s’y oppose, l’entreprise pourra procéder à son licenciement. Le règlement intérieur est un objet contraignant. C’est la bible de l’entreprise. »

Priorité à l’organisation de l’entreprise

Au quotidien, les managers sont souvent seuls pour régler les multiples demandes individuelles et commettent des erreurs car ils ne sont pas formés. Faut-il être ferme ? Céder ? Quid de l’image de l’entreprise ? « Tant que la situation n’est pas explosive, les employeurs tentent d’arrondir les angles tout en veillant à ce que ce type de demande ne désorganise pas le travail », constate Nicolas Lepetit. Une demande de salle de prière ou de jour de congé pour fête religieuse doit être prise pour ce qu’elle est : la demande d’un local et d’un jour de congé. « Peu importe le motif de la demande de congé, précise Éric Manca. Que ce soit pour motif religieux, pour les soldes ou pour un mariage, le manager doit simplement se demander s’il va pouvoir gérer ses effectifs, si la personne absente pourra être remplacée, si l’entreprise va pouvoir s’organiser sans elle. Priorité à l’organisation. Il doit faire abstraction du motif religieux. Si malgré le refus de sa hiérarchie, la personne décide de prendre son congé, c’est un abandon de poste donc une faute grave, une insubordination qui mène à un licenciement. » La demande de local doit être traitée de la même façon. « Si la salle des photocopieurs n’est plus accessible car certains y font leur prière, cela entrave la libre circulation des salariés et nuit au bon fonctionnement du service, poursuit le juriste. Aujourd’hui, certaines entreprises qui possèdent des salles de prières ne le referaient plus car elles estiment que cela met plus d’huile sur le feu qu’autre chose et demande un espace exorbitant. Rappelons que l’obligation de sécurité incombe à l’entreprise. Or, qu’en est-il des prêches en arabe ? Que disent-ils ? Ne sont-ils pas radicalisés ? Cela crée plus de communautarisme que de vivre ensemble. Sans compter que d’autres confessions finiront par demander aussi leurs propres lieux de culte. C’est délirant. »

Le cabinet August & Debouzy a mis en place des formations gratuites pour répondre à la forte demande des managers sur le sujet. « Les managers ne doivent pas être seuls et ne doivent pas se laisser trahir par leurs émotions. Nous sommes dans le domaine du religieux et donc de l’irrationnel. Ça peut faire peur », insiste Éric Manca. « Il ne faut pas être dupe ou naïf, poursuit Nicolas Lepetit. Certains employés refusent de céder aux injonctions de leur hiérarchie. D’autres, parfois, ont une conception très orthodoxe de leur religion ou sont instrumentalisés et poursuivent leur combat jusqu’aux plus hautes juridictions européennes. C’est un projet qui peut être prosélyte ou politique. » Reste un vide juridique. Car pour l’heure, la Cour de Cassation comme la Cour de justice européenne n’ont statué que sur la neutralité vis-à-vis de la clientèle de l’entreprise. Or comme le rappelle Nicolas Lepetit, « certaines manifestations religieuses peuvent aussi embarrasser les collègues qui ne souhaitent pas se voir imposer la vision d’un symbole qu’ils peuvent interpréter comme prosélyte ou bien qui ne veulent pas être jugés par un collègue dont l’interprétation de la religion sera plus traditionaliste et rigoriste ». Une véritable loi manque encore pour sécuriser les chefs d’entreprise et les salariés et permettre ainsi la cohésion et le vivre ensemble sur le lieu du travail. Le débat est donc loin d’être clos.

Auteur

  • Valérie Auribault