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Enquête

GRAPHOLOGIE UNE COTE D'AMOUR INCOMPREHENSIBLE

Enquête | publié le : 01.05.1999 | Martine Rossard

Inoxydable, l'analyse graphologique reste en France le deuxième outil de sélection, avant les tests et après l'entretien. La plupart des scientifiques ne lui reconnaissent pourtant aucune valeur pour le recrutement.

Candidats à un emploi, gare à votre écriture ! Sa forme est-elle carrée, étriquée, en « coup de fouet » ou à volutes ? Sa pression est-elle blanche, boueuse, à encoches, spasmodique… Sa direction, centrifuge, centripète, à rebours, rigide, sinueuse… ? Attention à vos barres de « t » : si elles ne sont pas marquées, vous manquez de volonté. A contrario, une lettre surélevée est une marque de confiance en soi.

La France a beau faire cavalier seul en la matière, l'analyse graphologique, cette french disease comme l'appellent les recruteurs anglo-saxons, continue de faire la pluie et le beau temps dans les recrutements. Juste après l'entretien et avant les tests d'aptitude ou de personnalité, l'examen de l'écriture reste la méthode de sélection la plus utilisée. 80 à 90 % des entreprises y ont recours. Soixante des soixante-deux cabinets de recrutement et de chasse de têtes interrogés par Christian Ballico dans le cadre d'un DESS de psychologie du travail utilisent de façon ponctuelle ou systématique la graphologie pour la sélection de candidats.

Aujourd'hui docteur en psychologie et farouche adversaire de la graphologie, Christian Balicco s'est livré à une expérience fort instructive. Il a proposé à dix éminents DRH de faire une analyse graphologique. Tous ont reçu exactement le même commentaire flatteur, emprunté à un psychologue canadien. Neuf d'entre eux ont estimé que l'analyse était bonne. Édifiant.

Une bible qui date de 1930

Et pourtant, pratiquement toutes les offres d'emploi réclament aux candidats une lettre manuscrite. L'engouement des recruteurs pour la graphologie ne date pas d'hier. Cela remonte aux années 50 ! La bible de nombreux graphologues reste L'ABC de la graphologie de Jules Crépieux-Jamin, datant de 1930. Des travaux qui ont répertorié 176 espèces d'écritures, classées en sept genres. Au cours des Trente Glorieuses, les traits de personnalité sont ainsi apparus comme des critères de sélection, aux côtés des aptitudes professionnelles. Mais si les procédures de recrutement se sont sophistiquées, l'impératif des entreprises est que la sélection ne traîne pas en route. Pour éliminer les centaines, voire les milliers de candidatures pour une même offre d'emploi, une analyse graphologique rapide dite « flash » peut intervenir lors d'une première ou d'une deuxième sélection. Des graphologues vérifient que l'écriture tient la route avant même de regarder le CV. D'autres le font après un premier tri, fondé sur les compétences. « S'il reste 400 candidats, un examen rapide permet avec quelques critères discriminants d'éliminer ceux qui sont les moins proches du poste à pourvoir », explique Christian Dulcy, graphologue de renom, dont le cabinet effectue en moyenne 150 analyses graphologiques par mois. « Regarder en diagonale une lettre et sa signature pour un tri rapide des candidatures, c'est scandaleux mais ça se fait encore », reconnaît Charles Henry Dumon, président de Michael Page. Ce cabinet n'utilise plus la graphologie pour sélectionner ses propres collaborateurs mais l'emploie encore pour ses clients, uniquement pour les candidats restés en lice après les entretiens.

Le problème est que cette démarche n'est pas systématique. Des chercheurs du Centre d'études de l'emploi ont rencontré des psychologues graphologues qui privilégient l'appréciation sur la personnalité des candidats et des clients au détriment de la définition du poste et de la vérification des compétences. Pour un poste de secrétaire assistante chez un administrateur judiciaire, un petit cabinet a éliminé des candidates dont l'écriture a été jugée « opposante » ou révélatrice d'un « besoin d'être sécurisée ».

Celle qui a finalement été retenue a été renvoyée par l'employeur au bout de quarante-huit heures. Elle ne maîtrisait ni les logiciels ni la saisie informatique. Pour leur défense, les quelque 200 graphologues-conseils de France, dont le titre est protégé, font valoir leur diplôme, équivalent à un bac + 5. Mais la formation consiste en deux heures de cours du soir par semaine pendant trois ans pour obtenir le diplôme de la Société française de graphologie, sésame indispensable pour suivre ensuite la formation de graphologue-conseil, dispensée au même rythme, pendant deux ans. Et la formation n'est plus reconnue par le ministère du Travail. « Parce que la commission d'homologation est paritaire et post soixante-huitarde », se défend Chistian Dulcy. D'après l'annuaire du Groupement des graphologues-conseils de France (GGCF), quelque 120 titulaires du diplôme exercent actuellement en France, essentiellement des femmes installées en indépendantes.

« La demande fluctue avec le marché de l'emploi, mais je ne connais pas une entreprise qui n'utilise la graphologie », affirme Sylviane Amzallag, présidente du GGCF. « Avec des prix allant de 800 à 1 200 francs par analyse graphologique, les entreprises ne continueraient pas à en réclamer si ce n'était pas valide », ajoute-t-elle. Maigre démonstration.

Mercedes France l'utilise après l'entretien

Car, justement, la validité scientifique de la graphologie est plus que sujette à caution. Christian Dulcy et Sylviane Amzallag ont beau s'appuyer sur des études publiées par L'Expansion scientifique française (qui montre que des graphologues ayant un diplôme semblable ont des vues convergentes en plusieurs points pour l'analyse d'une écriture donnée), les psychologues du travail attendent toujours des enquêtes fiables sur des échantillons suffisants et des preuves véritables d'une corrélation entre des signes de l'écriture et des traits de caractère. Les détracteurs de la graphologie ont de solides arguments à faire valoir.

Professeur de psychologie à Bordeaux II, Mariel ou Bruchon-Shweitzer estime que la pertinence avoisine le zéro quand le graphologue ne connaît rien du scripteur. Ses propres recherches, publiées dans la Revue européenne de psychologie appliquée, montrent l'absence de toute corrélation entre l'extraversion révélée par des tests psychologiques validés et seize signes de l'écriture censés la révéler. Christian Balicco souligne que 600 recherches menées à l'étranger montrent l'absence de validité prédictive de la graphologie par rapport à l'évaluation professionnelle. Il cite la métaanalyse, sorte de synthèse par méthode statistique réalisée par deux chercheurs israéliens, Efrat Neter et Gershon ben Shakkar. Sur 1 223 manuscrits examinés par soixante-trois graphologues et cinquante et un non-graphologues, la validité des diagnostics réalisés par les uns et par les autres est faible quand le manuscrit est porteur de sens, et nulle quand il ne l'est pas. Pour l'anecdote, Christian Balicco raconte l'examen en aveugle de quatre écritures par cinq graphologues, mené dans le cadre d'un magazine scientifique de la chaîne M6 : un directeur de recherche au CNRS a été jugé peu apte à l'abstraction et un SDF a été crédité d'un excellent sens de l'organisation.

Une méthode validée selon le Syntec

Au vu de tels résultats, il est surprenant que les professionnels du recrutement continuent d'utiliser la graphologie. Bernadette Bluzet, psychologue graphologue diplômée et consultante chez K Personna, estime qu'elle donne un « éclairage supplémentaire ». C'est aussi l'opinion de Didier Vuchaux, managing director de Korn Ferry en France. Dans ce cabinet de chasse de têtes, les consultants peuvent avoir un échange de vues avec un graphologue sur des traits de personnalité. Mariel ou Bruchon-Schweitzer y voit une fascination pour une « pensée magique », y compris de la part d'entreprises qui se veulent rationnelles. Comment considérer autrement Mercedes France, qui utilise la graphologie pour les candidats retenus après entretien ; Total, où elle intervient comme outil à la fin du processus de recrutement ; ou encore Elf Atochem, où elle est utilisée comme complément d'information lors du recrutement des non-cadres.

En 1991, dans un rapport intitulé Les Libertés publiques et l'emploi, le Pr Gérard Lyon-Caen avait dénoncé le recours à la graphologie dans les procédures de recrutement, et cela pour trois raisons : immixtion dans la vie privée, non-pertinence pour l'accès à l'emploi et absence de validité en elle-même. Depuis, le Code du travail énonce que les méthodes et techniques d'aide au recrutement utilisées doivent être pertinentes et faire l'objet d'une information préalable au comité d'entreprise et aux candidats.

Mais des milliers d'analyses graphologiques continuent d'être pratiquées chaque année en France sans qu'aucune autorité n'ait tranché la question. Certes, des chartes déontologiques ont été élaborées. Les adhérents du Syntec Recrutement s'engagent à mettre en œuvre des méthodes validées. Son président, François Humblot, juge que la graphologie en est une. L'administration semble peu disposée à réglementer un tel sujet. Reste la justice, à laquelle aucun candidat éconduit ne s'est jamais adressé. Science et Vie a organisé, en 1993, un procès fictif de la graphologie à partir d'un cas réel : un cadre quinquagénaire écarté d'un poste de responsable informatique au vu d'une analyse graphologique réalisée à son insu. L'analyse le décrivait « à la fois orgueilleux et modeste », et « beaucoup plus dévoué que vraiment généreux ». Verdict : le recruteur a été condamné pour utilisation d'une méthode n'ayant pas prouvé sa pertinence !

Un désaveu hors des frontières

« Aux États-Unis, je ne connais personne qui utilise la graphologie.

Dans le milieu informatique, ils éclatent de rire si quelqu'un en parle », indique Pierre Cesarini, qui vient de lancer sa propre société en France après dix ans chez Apple dans la Silicon Valley.

Selon des études menées dans différents pays, le recours à la graphologie pour la sélection de candidats est marginale dans les pays anglo-saxons et scandinaves : 5 % d'organismes recruteurs l'utilisent au Royaume-Uni et 2 % en Norvège. En Suède et en Finlande, les professionnels n'emploient jamais la graphologie dans les processus de sélection.

En Allemagne, l'image de la graphologie est très mauvaise et seuls 3 % des professionnels y ont recours. L'association allemande des responsables de ressources humaines n'a pas publiquement pris position sur la question mais, en privé, ses dirigeants jugent la méthode « douteuse et démodée ». Sans commentaire.

Auteur

  • Martine Rossard