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Vie des entreprises

Pour une civilisation des rapports collectifs de travail

Vie des entreprises | CHRONIQUE JURIDIQUE | publié le : 01.05.1999 | Jean-Emmanuel Ray

« Quand on est fort, on décide ; quand on est faible, on négocie. » Cette virile répartie est encore largement répandue dans les entreprises françaises. Des deux côtés, notre culture du conflit reste très présente. Malgré les obstacles, une pacification de nos relations sociales est pourtant vraisemblable et hautement souhaitable.

Nos manuels de droit du travail surprennent nombre de juristes des autres pays de l'Union européenne, le droit des conflits collectifs y étant abordé avant celui de la négociation collective. « En France, faut-il faire perdre de l'argent à tout le monde pour simplement s'asseoir autour d'une table ? », demandent-ils avec étonnement.

D'autant que nos sociétés modernes sont très vulnérables à tout arrêt de travail. Ainsi, en matière d'électricité, une coupure générale s'apparenterait aujourd'hui à une catastrophe naturelle, de l'hospitalisation à domicile à l'informatique, en passant par le congélateur : c'est la raison pour laquelle les syndicats y ont renoncé d'eux-mêmes au profit de mouvements moins médiatiques. Ainsi, du culte du juste à temps ou des flux tendus dans le secteur privé, parfaitement adaptés au pays du Soleil-Levant mais très sensibles à tout arrêt de travail qui bloque rapidement l'ensemble du process.

Si l'on y ajoute que la grève est un double constat d'échec (du droit du travail, dont les circuits de régulation n'ont pas fonctionné, et du dialogue social dans l'entreprise) mais aussi une blessure du corps social qui laisse souvent des traces, ne faut-il pas alors chercher des solutions plus pacifiques en amont du conflit, comme l'a fait Jean Auroux lorsqu'il a créé en 1982 l'obligation annuelle de négocier ?

L'échec retentissant du préavis légal dans les services publics (C. trav. art. L. 521-2 et s.), comme celui des procédures de règlement des conflits dans le secteur privé (art. L. 522-1 et s.), n'incitent guère à l'optimisme. Le droit de la grève est une école de modestie pour le juriste voulant oublier qu'il est à la fois le père du droit du travail (1936, 1946, 1968), et la mère des démocraties (cf. les grèves d'un petit électricien des chantiers de Gdansk dans les années 80).

Si les obstacles ne manquent pas pour parvenir à cette pacification (I), on peut cependant constater une évolution favorable depuis une vingtaine d'années (II). Des solutions négociées existent déjà, qui méritent réflexion (III).

I. Les obstacles

Ils sont juridiques, mais surtout sociaux.

Sur le plan juridique, notre droit de grève constitue un paradoxe : droit individuel, il doit néanmoins être exercé collectivement. En dehors des services publics où le préavis est déposé par un syndicat, chaque salarié peut librement décider de faire grève. Un délai de réflexion (de « refroidissement » disent les Italiens) avant grève semble donc se heurter à notre conception individualiste de ce droit constitutionnel. Mais, dans la réalité, les statistiques du ministère du Travail indiquent que plus des trois quarts des conflits collectifs sont déclenchés par les syndicats. Ainsi, pour l'année 1997, un tiers des conflits déclarés a été déclenché par la CGT, un tiers par plusieurs syndicats, 10 % par la CFDT.

Le second obstacle est de nature jurisprudentielle. Appliquant strictement le préambule constitutionnel, la chambre sociale de la Cour de cassation a en effet décidé dans l'arrêt Transports Séroul du 7 juin 1995 « qu'une convention collective ne peut avoir pour effet de limiter ou de réglementer pour les salariés l'exercice du droit de grève constitutionnellement reconnu. Seule la loi peut créer un délai de préavis s'imposant à eux ». Le délai conventionnel d'attente avant grève n'est donc pas opposable à d'éventuels grévistes, seuls les syndicats signataires étant liés par leur parole.

Le troisième obstacle est bien sûr la sous-syndicalisation des salariés français associée à une surdivision syndicale appelée pluralisme, toutes deux uniques en Europe. Comme le rappelait Waldeck-Rousseau devant la Chambre en 1900 : « Les syndicats ne font pas seulement les grèves, ils les régularisent, et c'est le progrès social de la législation de 1884. » Si les seuls syndicats signataires d'une clause de négociation obligatoire avant grève sont ceux qui n'en déclenchent jamais aucune (comme c'était le cas jusqu'ici avec la CFDT et la CGC-CFE), l'intérêt est évidemment limité. Mais on peut également imaginer qu'une entreprise soit prête à faire de gros efforts financiers ou autres afin d'avoir une bonne visibilité sociale.

Le dernier obstacle est le plus dirimant. « La loyauté qui doit présider aux rapports de travail », pour reprendre l'expression de la chambre sociale, ne se décrète pas. Elle est longue à obtenir mais disparaît rapidement : une restructuration mal gérée peut ainsi ruiner trente ans d'efforts réciproques.

II. Une évolution récente favorable

Depuis une vingtaine d'années, le paysage français a beaucoup évolué. D'un syndicalisme de contestation globale, il est passé à un syndicalisme de concertation, sinon de proposition, proche de celui de nos voisins européens. Ancien pilier de la FSM, la CGT a ainsi intégré en mars dernier la Confédération européenne des syndicats ; dans le même temps, son nouveau secrétaire général a indiqué que sa confédération avait retrouvé son stylo.

Le droit de la négociation collective n'est plus ce qu'il était. Sur le plan procédural, la négociation collective annuelle obligatoire décalquée du duty to bargain américain voulait justement éviter des grèves seulement destinées à ouvrir une négociation. L'interdiction de prendre des mesures unilatérales et collectives sur les trois thèmes obligatoires pendant la période de négociation voulait sanctionner les unfair labor practices à la française.

En matière de droit des conventions collectives, l'évolution vient moins de la loi que des partenaires sociaux. Ils négocient de plus en plus souvent des conventions donnant-donnant, qui rappellent le bon vieux contrat synallagmatique du droit civil (c'est-à-dire comportant des obligations réciproques). Ces accords collectifs sont de plus souvent à durée déterminée, ce qui permet d'exiger une exécution loyale. Portant enfin parfois sur l'emploi, ces contrats d'un troisième type exigent de part et d'autre une loyauté que la chambre sociale surveille avec soin, dépassant le bon vieux constat d'un rapport de force.

Même si depuis Maastricht le droit de grève relève expressément de chaque droit national, il est prévisible que l'on assistera à une lente harmonisation des pratiques sociales au sein des Quinze. En matière d'application des conventions collectives par exemple, le devoir d'exécution loyale prend dans la plupart des pays une toute autre forme que notre méconnu et timide article L. 135-3 du Code du travail (« Les signataires sont tenus de ne rien faire qui soit de nature à en compromettre l'exécution loyale. »). Un accord collectif y est un contrat de stabilisation des relations pendant un temps déterminé, en forme d'achat de la paix sociale pendant la durée de celui-ci. Si, en Finlande ou en Allemagne par exemple, la simple signature d'une convention oblige au respect du devoir de paix immanent à l'existence d'un accord, l'hypothèse la plus classique en Europe est celle d'une obligation de paix prévue par le traité de paix que constitue la convention elle-même (Belgique, Suède, Pays-Bas, Luxembourg). Cette obligation peut recouvrir une alternative : devoir de paix absolu (tout arrêt de travail, pour quelque motif que ce soit, est interdit pendant toute la durée de l'accord collectif), mais le plus souvent devoir de paix relatif interdisant tout arrêt de travail remettant en cause les points sur lesquels les parties sont tombées d'accord. Seule cette dernière obligation est imaginable dans le contexte français.

Même si « comparaison n'est pas raison », la France ne restera pas indéfiniment la brillante exception de l'Union européenne, dans laquelle la grève reste l'ultima ratio après échec de la négociation. Le rituel procès en sorcellerie sociale – « Veut-on assassiner les libertés publiques essentielles au pays des droits de l'homme ? » – témoigne d'un grand mépris pour tous ces pays, qui ne passent pas exactement pour moins évolués que le nôtre sur le plan social même si, à l'évidence, il existe de profondes différences juridiques et surtout sociologiques. Parler de « modèle » revient à oublier ces différences culturelles essentielles.

III. Les solutions possibles

La conjoncture politique ne se prêtant guère à une remise en cause légale de l'arrêt Séroul (sur ce terrain miné, il est toujours urgent d'attendre), il faut donc penser à des formules moins contraignantes juridiquement mais forcément négociées au plus près du terrain.

Dans des secteurs aussi syndiqués que conflictuels, comme les dockers, l'aviation civile ou le métro parisien, des accords récents ont expressément prévu des mécanismes de concertation préalable afin d'éviter le déclenchement d'un conflit. Ainsi les dockers CGT du Havre ont signé en février 1999 un accord sur deux ans prévoyant « un engagement réciproque de concertation » pour éviter les conflits locaux. Le syndicat a même accepté de ne pas se joindre à des mots d'ordre de grève nationaux « sous la réserve expresse que l'ensemble des ports français ne soit pas en grève ».

À Air France, l'ex-PDG Christian Blanc a fini par avoir raison. Après un ultime affrontement lors de la coupe du Monde, le principal syndicat de pilotes a négocié une restructuration des rémunérations contre une prise de participation en actions du groupe. Mais l'accord pluriannuel signé en 1998 stipule également que « les parties signataires s'accordent à considérer que tout doit être fait pour éviter que des différends conduisent à des arrêts de travail ou à des tensions nuisibles à l'exploitation ». L'article 5.3 précise que « les signataires s'engagent à ne pas cautionner des initiatives qui conduiraient à dégrader le service offert aux passagers dans le but de peser sur le règlement du différend. Tout litige qui pourrait aboutir à l'ouverture d'un conflit social devra être soumis aux parties concernées, qui devront élaborer une procédure de recherche d'accord. À l'issue d'un délai de trois mois, les parties valideront l'accord proposé ou constateront l'échec, renvoyant ainsi le différend aux procédures légales habituelles ». On remarquera l'élargissement de la grève stricto sensu (chaude : l'arrêt de travail au sens juridique précis) aux « tensions nuisibles » (grève froide à travers des pratiques individuelles d'inspiration collective, souvent plus coûteuses qu'un arrêt franc).

Le protocole d'accord relatif au droit syndical et à l'amélioration du dialogue social, signé en 1996 à la RATP par tous les syndicats, sauf ceux de la CGT, a enfin créé un « code de déontologie », étroitement associé à un travail de fond sur l'évolution nécessaire des relations sociales dans l'entreprise. Son article 5-1 intitulé « Anticiper et prévenir les conflits collectifs » a créé une procédure d'alarme sociale désormais célèbre et dont le succès est manifeste. De 790 préavis déposés en 1990, l'entreprise est passée à 339 en 1997 et à 218 en 1998 : évolution qui tient aussi largement au travail de fond évoqué ci-dessus.

La grève étant avant tout un rapport de force, il convient que personne ne perde la face en demandant à négocier. Une telle procédure de pacification, qui exige du temps, invite donc à obliger l'entreprise à prendre l'initiative.

« La grève, ce coup de Bourse des travailleurs. » Quand il écrivait L'Argent en 1913, Charles Péguy ne pouvait imaginer qu'avec les privatisations de la fin du siècle, les 700 000 salariés français désormais actionnaires de leur entreprise seraient fort inquiets des grèves affectant le veau d'or de la fin du millénaire : le niveau du CAC 40.

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray