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Enquête

LA CROISSANCE NE SUFFIT PAS À RÉSORBER L'EXCLUSION

Enquête | publié le : 01.03.2001 | Denis Boissard, Valérie Devillechabrolle, Isabelle Moreau

Jean-Baptiste de Foucauld, ancien commissaire au Plan, Xavier Emmanuelli, président du Samu social, et Serge Paugam, sociologue, font le même diagnostic : la reprise ne suffira pas à faire reculer l'exclusion. Un appel à rester mobilisés.

Le retour de la croissance fait reculer le chômage de façon spectaculaire. Est-ce la fin de l'exclusion ?

Jean-Baptiste de Foucauld :

Aujourd'hui, c'est vrai, le plein-emploi redevient plausible. Mais nous avons tendance à vivre dans un état de « plein-emploi.com », de plein-emploi virtuel. En prenant, en quelque sorte, nos désirs pour des réalités. Cette illusion est dangereuse, car nous ne devons pas nous démobiliser vis-à-vis de la lutte contre le chômage et l'exclusion. Si la croissance est aujourd'hui si forte et si créatrice d'emplois, c'est d'abord grâce aux mesures prises depuis une dizaine d'années pour réduire le coût du travail peu qualifié. Ces mesures ont progressivement permis aux services de se développer et de ralentir la substitution du capital au travail. L'euro a également donné des marges de manœuvre considérables sur les taux d'intérêt et cela explique une partie de la croissance actuelle. Les mesures prises en matière de lutte contre l'exclusion, le développement des contrats aidés et les emploi-jeunes, ont aussi joué. Ajoutons enfin l'effet des 35 heures – globalement favorable pour l'emploi – et la modération salariale. Pour autant, le plus dur reste à faire. Il faut maintenant s'attaquer au chômage structurel. Cela suppose soit d'augmenter l'employabilité des personnes aujourd'hui disqualifiées sur le marché du travail par un investissement massif dans leur formation, soit de diminuer encore le coût du travail, quitte à prendre des mesures pour améliorer le revenu des travailleurs pauvres. Mais, dans ce contexte de plein-emploi virtuel et de difficultés de recrutement croissantes, la tentation existe d'imputer aux demandeurs d'emploi la responsabilité de leur chômage. Quant à la lutte contre l'exclusion, qui se trouvait auparavant au centre du débat social, elle court le risque d'être marginalisée et de perdre de sa vigueur.

Serge Paugam :

J'ajouterais qu'en France, nous raisonnons en termes d'emploi plus que de travail. A contrario, les Britanniques, eux, parlent de bad jobs, c'est-à-dire de postes de travail indésirables et sous-rémunérés qui maintiennent durablement des individus dans une situation de pauvreté. Or ces emplois dévalorisés existent aussi chez nous. Depuis le début des années 80, l'autonomie dans le travail a progressé. Le revers de la médaille, c'est que l'on demande à tout le monde, y compris aux bas niveaux de qualification, de prendre des décisions, de s'adapter à un environnement de plus en plus exigeant. Face à la production en flux tendus, aux normes de qualité qui deviennent la référence, beaucoup de salariés ont le sentiment de ne pas être à la hauteur et travaillent sous tension. D'où un stress, une perte de confiance en soi, une dégradation progressive de la santé. Tout cela entraîne une plus grande précarité du travail, qui n'est pas prise en compte si l'on ne raisonne qu'en termes d'emploi ou de chômage.

Certes, mais il s'agit tout de même de personnes qui ont un emploi…

S. P. :

Ces salariés sont aussi menacés de perdre leur emploi parce que les entreprises continuent à licencier, à changer d'environnement ou à faire appel à la sous-traitance. Ils sont mal rémunérés, s'estiment en sursis et n'arrivent pas à se valoriser dans le monde du travail. Ce système participe de ce que j'appelle « l'intégration disqualifiante ». Il n'est pas surprenant que beaucoup de chômeurs de longue durée s'interrogent sur leur avenir professionnel, sachant qu'à l'horizon se profile une intégration sur le marché de l'emploi dans des secteurs exposés à des exigences très élevées. La société a tendance à les considérer comme des irresponsables qui préfèrent le chômage ! Il faut raisonner en termes de qualité d'emploi, de formation, pour leur offrir un avenir moins sombre.

Les SDF peuvent-ils eux aussi bénéficier du retour de la croissance ?

Xavier Emmanuelli :

Le Samu social, dont je m'occupe, accueille des gens qui se retrouvent au stade final de l'exclusion. Leurs situations sont tellement complexes, leurs problèmes tellement lourds qu'ils ont perdu des codes naturels comme la santé, qui leur est indifférente. Ils ont aussi perdu la notion du temps. C'est le premier code à disparaître, et le dernier à revenir. J'ajoute un troisième facteur, la solitude. Victimes d'une souffrance psychique qui les empêche de prendre des initiatives, ces personnes savent parfaitement qu'elles risquent d'aller d'échec en échec ou d'occuper des petits boulots de pacotille. Je ne vois pas comment la croissance pourrait leur apporter quelque chose. Les remettre en selle demanderait presque une révolution culturelle. Les pouvoirs publics s'en remettent beaucoup au monde associatif pour accompagner des gens qui ont, en réalité, besoin de traitements à long terme. Or, nos dispositifs ne sont pas faits pour les personnes qui ont des problèmes psychiques ou psychiatriques. Elles ont donc peu de chances de s'en sortir, sauf à bénéficier d'un accompagnement personnalisé.

J.-B. de F. :

Xavier Emmanuelli met l'accent sur quelque chose d'essentiel : plus l'exclusion est profonde, plus l'intégration sociale passe par des processus individualisés. Je me souviens d'un cadre, ancien SDF qui avait fini par retrouver du travail. Au cours d'un débat, il avait reconnu s'en être sorti parce qu'il avait reçu à la fois « de l'amour et des coups de pied dans le derrière ». Or, si notre société sait donner des coups de pied dans le derrière, elle a du mal à dispenser l'agapê, la relation, l'affection. Et cela change tout ! L'exclusion est une interpellation adressée à l'ensemble de la société, et à la classe dirigeante en particulier.

S. P. :

L'exclusion est un processus qui affecte progressivement toutes les sphères d'un individu. Il y a une forte corrélation entre le chômage, l'instabilité conjugale et l'instabilité sociale et familiale. Et on s'aperçoit que les personnes les moins intégrées professionnellement présentent à peu près les mêmes risques de désocialisation que les chômeurs. Si on peut espérer voir le chômage se résorber, toutes les ruptures liées à la disqualification sociale ne disparaîtront pas pour autant.

J.-B. de F. :

Dans notre association, Solidarités face au chômage, nous avons découvert qu'il ne faut pas seulement accompagner vers l'emploi, mais aussi accompagner dans l'emploi, afin de prévenir des situations d'exclusion qui commencent souvent dans le travail. Comme le souligne Serge Paugam, les exigences dans le travail se sont accrues, sans qu'il y ait un processus de reconnaissance suffisant, faute de négociation sociale. Ainsi, le retard des salaires minima de branche par rapport au smic est scandaleux ! Ajoutons toutefois que si, depuis une dizaine d'années, les employeurs sont en position de force pour recruter, le retournement du marché du travail va, espérons-le, rééquilibrer la situation.

Par exemple sur la précarité des emplois ?

J.-B. de F. :

Sur la précarité, mais aussi sur la formation. Comment va-t-on traiter les difficultés de recrutement ? Par le gémissement collectif et la culpabilisation des chômeurs, ou par l'amélioration des conditions de travail et la formation qualifiante ? On ne peut pas se plaindre de ce que certains refusent des emplois sans réfléchir aux causes de ces difficultés de recrutement. Ce n'est pas très drôle de se lever à 6 heures du matin pour aller faire de la charcuterie ou de ne jamais voir sa famille quand on est transporteur longue distance. La crise sociale que nous venons de vivre a relancé simultanément les phénomènes d'exclusion et d'exploitation. Dans l'exploitation, il y a un lien social inégal, et oppressif, contre lequel on lutte par la grève, ou par la loi. Dans l'exclusion, il n'y a plus de lien social, plus d'ennemi identifié. Lutter demande de l'initiative, de l'écoute, mais aussi de l'aide publique. Aujourd'hui, les deux phénomènes se combinent : plus l'exclusion monte, plus l'exploitation se renforce. Le retour de la croissance permet au moins de stopper cette dégradation.

X. E. :

Je suis d'accord avec Jean-Baptiste de Foucault. L'absence de lien social et l'hétérogénéité des phénomènes d'exclusion rendent impossible toute négociation avec les « exclus ».

J.-B. de F. :

Le modèle social européen à construire doit lutter en même temps contre l'exploitation et l'exclusion. À la différence du modèle anglo-saxon, qui réduit l'exclusion en renforçant l'exploitation. À une époque récente, nous avons nous aussi privilégié le quantitatif sur le qualitatif, au motif qu'il valait mieux prendre n'importe quel emploi que de rester au chômage. Nous sommes en train de nous apercevoir qu'en pratiquant une flexibilité à tout-va et en baissant fortement le coût du travail, l'on finit par créer de l'emploi mais en fabriquant des travailleurs pauvres et exploités.

S. P. :

Si le nombre de personnes refoulées du marché de l'emploi vers le chômage de longue durée tend à se réduire grâce au retournement de la conjoncture, la régulation du marché du travail repose toujours sur la précarité. Tout en se constituant un noyau dur de salariés, généralement qualifiés et protégés pour éviter notamment leur départ vers la concurrence, les entreprises ont toujours besoin d'une main-d'œuvre faiblement qualifiée et flexible pour s'adapter à la compétition internationale. C'est pourquoi, même en période de reprise, la précarité risque de ne pas disparaître.

La prime pour l'emploi est-elle une bonne solution au problème des travailleurs pauvres ?

J.-B. de F. :

À court terme, les personnes qui ne profitent pas de la reprise doivent bénéficier d'une aide financière. Mieux vaut une aide de ce type qu'une augmentation générale des salaires, qui aurait remis en cause un arbitrage entre salaire et emploi favorable aux créations d'emploi. En revanche, il existe des mesures structurelles plus porteuses à long terme. Mieux vaudrait transformer les contrats emploi solidarité de mi-temps en contrats à plein temps. De même, les contrats aidés ne devraient pas être contingentés. A fortiori dans des périodes où la conjoncture s'améliore, où ils peuvent avoir une plus grande efficacité. Enfin, les dépenses de formation ne profitent pas à ceux qui en auraient le plus besoin. Une réforme est donc indispensable.

S. P. :

En se prononçant en faveur d'un crédit d'impôt, le gouvernement a voulu non seulement lutter contre la précarité économique, mais aussi faire avaliser une mesure qui existe déjà dans les politiques les plus libérales, en Grande-Bretagne ou aux États-Unis. Pour ma part, je suis assez réservé sur cette mesure, qui ne contribue pas, selon moi, à améliorer le droit social. Car cette prime sur le pouvoir d'achat risque de légitimer les bas salaires et de laisser le marché se réguler de lui-même. Un autre inconvénient de ce crédit d'impôt a trait à l'identité même des salariés. Négocier un bon salaire fait partie de leurs attentes. Le crédit d'impôt participe de la dévalorisation salariale en n'aidant pas le salarié à se défendre face à son employeur à l'embauche, de surcroît dans un contexte d'affaiblissement des revendications collectives.

Êtes-vous d'accord avec le distinguo que fait le Premier ministre entre société d'emploi (à rechercher) et société d'assistance (à rejeter) ?

X. E. :

Je suis pour la société d'emploi et contre la société d'assistance. La société d'assistance offre un filet de sécurité à ceux qui en ont besoin. Alors que plus les gens sont autonomes, plus ils sont dans l'échange et retrouvent leur dignité.

S. P. :

L'opposition est trop simpliste. On entend dire que si les conditions des chômeurs s'améliorent, ils vont devenir fainéants. L'exemple scandinave montre qu'une bonne indemnisation du chômage est compatible avec un taux de chômage de longue durée parmi les plus bas d'Europe. Cela pour dire que pour aider les chômeurs à retrouver activement un emploi, il leur faut des ressources. A contrario, appauvrir les chômeurs pour les rendre davantage responsables d'eux-mêmes ne me paraît pas être une bonne solution.

J.-B. de F. :

La question sous-jacente – que la société française se refuse à aborder frontalement – est celle de la conditionnalité des aides. Dans les pays scandinaves, cette meilleure indemnisation du chômage s'accompagne à la fois d'une contrainte plus forte sur les chômeurs et de politiques d'emploi plus actives.

Le recul du chômage doit-il conduire à alléger les multiples programmes en faveur des jeunes et des chômeurs de longue durée ?

J.-B. de F. :

Il ne faut pas céder à la tentation de réduire les aides structurelles parce qu'il y a moins de chômeurs. Il faut au contraire les maintenir, et même les renforcer, parce que c'est précisément dans des périodes où la conjoncture est meilleure que ces mesures peuvent avoir une plus grande efficacité. Reste que fabriquer des mesures administratives par le haut, ce n'est pas suffisant pour respecter les personnes. Il faut faire confiance aux acteurs de terrain et faire des évaluations a posteriori pour voir ce qui marche et ce qui ne marche pas. Arrêtons de bureaucratiser l'humain.

S. P. :

Ces programmes partent d'un objectif très séduisant sur le papier, mais nécessitent souvent une gestion très lourde et sont peu discutés au plan local. Conséquence : ils s'appliquent en fonction d'une hiérarchie de statuts parfois discutable plutôt qu'à partir des besoins des populations. L'on s'étonne ensuite de résultats insatisfaisants, de leur coût et des inégalités de traitement qu'ils génèrent. Plutôt que de juxtaposer les programmes, on devrait développer des dispositifs souples, permettant un accompagnement plus personnalisé et moins bureaucratique.

Faut-il créer un RMI jeunes ?

X. E. :

J'y suis totalement opposé. Il y a des âges où la formation est plus facile. Mettre d'emblée les jeunes dans des systèmes d'assistance serait une vraie impasse, sauf à conditionner cette aide à une insertion.

S. P. :

Je ne suis pas d'accord avec Xavier Emmanuelli, même si je conçois qu'il ne soit pas très satisfaisant de démarrer sa vie d'adulte au RMI. Il faut prendre en compte la concentration de la pauvreté chez les plus jeunes. Entre 18 et 25 ans, il se produit de nombreuses ruptures familiales qui empêchent ces jeunes d'être pris en charge par leurs parents, a fortiori lorsque ces derniers sont au chômage. Résultat, beaucoup de jeunes, privés de support relationnel, se retrouvent à la rue, en situation d'échec et confrontés à des risques de toxicomanie ou d'alcoolisme. Enfin, tous les jeunes Européens peuvent bénéficier des minima sociaux dès leur majorité. Et il n'y a pas de dérive, car les jeunes savent qu'il n'est pas souhaitable de rester dans ce dispositif.

J.-B. de F. :

Lorsque la société va globalement mieux, elle doit donner davantage de droits et s'imposer davantage d'exigences. Aujourd'hui, la pauvreté est très largement concentrée sur les jeunes. On devrait poser comme principe que chaque jeune se voit offrir quelque chose. Qu'il s'agisse d'une formation, du programme Trace ou d'un contrat aidé. À défaut, je pense qu'on ne peut pas laisser sans rien les jeunes en difficulté. Sous réserve d'imaginer des formes de conditionnalité adaptées.

Auteur

  • Denis Boissard, Valérie Devillechabrolle, Isabelle Moreau