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Vie des entreprise

L'ingouvernable pétaudière de l'Opéra de Paris

Vie des entreprise | ANALYSE | publié le : 01.03.2001 | Anne Fairise

L'Opéra national de Paris, qui réunit Garnier et le paquebot Bastille, est une sacrée poudrière. Quelque 70 métiers, un méli-mélo de statuts, de contrats et d'horaires de travail, des syndicats surpuissants, des centres de décision multiples… Hugues Gall a bien du mal à reprendre en main ce joli foutoir. Dans ce climat explosif, les 35 heures ont servi de détonateur.

Une trentaine de soirées lyriques et de ballets annulés au palais Garnier et à l'Opéra Bastille, des centaines de mélomanes mécontents renvoyés dans leur foyer… l'Opéra national de Paris se serait bien passé d'une telle contre-publicité ! Après des mois de relative accalmie, les deux grèves conduites entre octobre et décembre dernier par l'intersyndicale CGT-FO-FSU et SUD ont fait ressurgir le spectre des années noires de l'Opéra. « La direction a même envisagé de le fermer au public. La grève empêchait la tenue des répétitions des spectacles à venir. La programmation jusqu'en mars 2001 était menacée », raconte un musicien.

Il aura fallu que le ministère de la Culture débloque précipitamment 25 millions de francs pour clore, fin décembre, un conflit qui virait au scénario-catastrophe. Une sacrée ardoise, si l'on ajoute à cette rallonge budgétaire le coût total des grèves en 2000, soit quelque 20 millions de francs ! Et un coup dur pour Hugues Gall, appelé aux manettes en 1995 pour remettre sur les rails le fleuron de nos théâtres nationaux. Nommé par la droite et reconduit par la gauche, celui-ci avait jusqu'alors effectué un parcours quasiment sans faute. En cinq ans, la crédibilité artistique de l'Opéra a été restaurée, sa situation financière assainie et son public élargi au-delà du petit cercle des initiés.

« Le bilan n'est pas aussi flatteur sur le plan social. Le malaise est profond », affirme l'intersyndicale. Ce qui a mis le feu aux poudres ? Les 35 heures, en souffrance depuis 1999 dans la plus budgétivore des entreprises de spectacle (plus de 2 000 salariés, dont 1 460 permanents, et près de 10 % des crédits de la Culture). Les négociations ont relancé la surenchère traditionnelle entre les diverses catégories de personnel. Car derrière la façade du moderne Opéra Bastille, le « porte-avions », comme on l'appelle parfois en coulisses, travaillent une multiplicité de populations aux cultures, formations et aspirations fort différentes. Sur les 160 000 mètres carrés de planchers cohabitent plus de 70 corps de métiers : danseurs, musiciens, perruquiers, machinistes, électriciens, logisticiens, etc. Corollaire : une grande pluralité de statuts (permanents ou intermittents du spectacle), de contrats (salaire ou cachet) et de durées de travail. Rien de comparable entre les couturières travaillant à horaires fixes sur les costumes, les techniciens soumis à la modulation et les artistes payés au service (de trois heures trente en moyenne).

Une inflation salariale

De quoi transformer rapidement en poudrière le temple du spectacle vivant. Cette fois, « tout est parti des augmentations accordées aux artistiques », raconte Jean-Charles Monciero, alto solo et représentant FO de l'orchestre. Musiciens, danseurs et choristes ont profité des pourparlers sur la RTT pour obtenir une revalorisation importante des rémunérations, respectivement de 3 %, 8 % et 10 %. Arguments à l'appui : la concurrence devient plus généreuse et génère un début d'hémorragie dans leurs rangs. Dix postes étaient vacants à l'orchestre comme au chœur de l'Opéra fin 2000. En vertu du bon vieux principe de l'échelle de perroquet, selon lequel tout avantage octroyé à une catégorie de personnel est aussitôt revendiqué par les autres, les non-artistiques n'ont guère attendu pour monter au créneau. « Les administratifs et les services techniques ont simplement demandé l'équité. Or tout ce que proposait la direction, c'est la modération salariale dans la perspective de la signature de l'accord RTT… », note Pascal Bourasseau, délégué central CGT. Résultat : l'intersyndicale, qui avait placé la barre très haut (un rattrapage des salaires à hauteur de 10 %), a arraché au final un coup de pouce de 5 % sur trois ans.

Flou artistique à tous les étages

Mais cette diversité des corps de métier n'est pas le seul ferment de la virulence des revendications catégorielles. Celle-ci résulte aussi de l'instabilité chronique d'une institution soumise à la pression politique et à ses revirements. Dans les dix années précédant l'arrivée d'Hugues Gall, les salariés ont vu défiler pas moins de cinq directeurs et de huit responsables des ressources humaines ! Pas de quoi favoriser la lisibilité de la politique maison. Ce tangage managérial a en revanche renforcé le poids de la forteresse syndicale, longtemps aux mains de la seule CGT, et toujours aussi solide, même si elle est aujourd'hui partagée entre cinq centrales et SUD. Et il a contribué à générer, la multiplicité des chapelles et des hiérarchies aidant, un flou artistique à tous les étages.

Auteurs d'une étude sur les salaires à la demande d'Hugues Gall, les consultants d'Insep Consulting en sont tombés des nues. Personne, pas même l'autorité de tutelle, n'avait idée en 1996 des rémunérations réelles. Ceci en raison de « centres de décisions multiples et cloisonnés » : à la DRH, la gestion des salaires de base ; à l'encadrement opérationnel des différents métiers, celle des primes et heures supplémentaires « en dehors de tout contrôle » et « en suivant une logique liée à l'activité ». Une situation propre à nourrir les sentiments d'iniquité et à multiplier les sources de conflit. Ainsi, constate Étienne Verne, d'Insep consulting, dans certains services comme la technique, « l'Opéra cumule les avantages du public en matière de statut et ceux du privé, si l'on prend en compte tous les éléments de rémunération ».

« Une époque révolue », affirme haut et fort SUD, implanté depuis 1996 sur les terres d'élection cégétistes que sont les services techniques, les plus prompts à débrayer. « La flexibilité est pleinement entrée dans les mœurs. Les horaires changent tous les jours. Certains techniciens attendent six mois pour avoir un week-end entier de repos », martèle son délégué syndical Gilles Cortesi. Et de pointer « une exploitation maximale » par la direction de l'accord qui a introduit, juste après l'ouverture de l'Opéra Bastille, la modulation horaire avec des semaines comprises entre 32 et 44 heures. Évolution logique, rétorque Christian Sevette, représentant CFDT, « les deux Opéras tournent aujourd'hui à plein régime. Et Bastille est devenu un véritable théâtre d'alternance, présentant plusieurs spectacles différents dans la même semaine, alors qu'à la signature de l'accord, il fonctionnait en sous-régime. C'est un changement de culture ». Un virage qui ne va pas sans grincements. Car Hugues Gall n'a pas seulement augmenté le nombre de spectacles (+ 15 % depuis 1996). Il entend aussi remettre la direction aux commandes. Et a obtenu pour cela les coudées franches du ministère de tutelle : un mandat très long (six ans), reconduit jusqu'en 2004, et, surtout, la concentration entre ses seules mains des directions administrative et artistique, hier éclatées sur plusieurs têtes.

« Nous n'en sommes encore qu'à poser les bases d'une véritable direction des ressources humaines », commente Martine Legeai, la DRH chargée des services administratifs, techniques et des cadres (l'artistique étant le domaine réservé d'Hugues Gall). Première réforme ? L'Opéra s'est doté d'un règlement intérieur et d'outils de gestion de la rémunération autorisant, enfin, une vision globale. Lesquels ont permis de dévoiler de nombreux dysfonctionnements et pratiques établies. « À l'occasion d'un accident à l'Opéra Garnier, nous nous sommes rendus compte que certains salariés programmés pour le week-end s'étaient fait remplacer par des collègues sans prévenir les responsables. » Autre nouveauté : la mise en place de procédures de recrutement pour veiller à « l'adéquation parfaite entre les compétences et les besoins de l'Opéra ». Finies les pratiques de cooptation qui ont fait entrer à l'Opéra des familles entières, « jusqu'au petit-fils ». Terminées également les promotions systématiques à l'ancienneté, qui avaient pour effet de faire progresser en cascade toute la ligne hiérarchique, chacun prenant le siège de son supérieur.

Un changement qui suscite de nombreuses récriminations. « On a l'impression que tout ce qui vient de l'extérieur vaut mieux que l'interne », déplore un cadre. Dernier chantier, engagé depuis deux ans ? La définition des postes dans tous les corps de métier. Un travail de titan qui permettra notamment à terme l'évaluation de tous les salariés, hors artistiques, comme dans le privé. Car il n'y a rien de tel pour l'instant, même pour les cadres. « Mais il y a un usage de plus en plus important des augmentations individuelles pour inciter les cadres à s'impliquer », note un chef de service. La direction n'a pas chômé en cinq ans. « Hugues Gall veut modifier aussi vite que possible les pratiques pour éviter tout retour en arrière quand il partira », note un proche.

En finir avec la cogestion

Cette normalisation ne s'effectue pas sans heurts. Depuis la grève, les ponts sont rompus entre la direction et les syndicats. Le ministère de la Culture en a pris acte, en dessaisissant la direction de la négociation sur les 35 heures et en la confiant à un ex-DRH de la maison, Dominique Legrand. L'intersyndicale ne mâche pas ses mots : elle dénonce l'augmentation des charges de travail avec pour corollaire « une hausse des accidents du travail », et pointe « un management à la baguette ».

Symptomatique, selon elle, du malaise ambiant ? La « solidarité » durant la grève, là où prévalaient auparavant les revendications catégorielles. « L'ensemble des services a été touché : des éclairagistes aux habilleuses en passant par les administratifs et même certains cadres. La caisse de solidarité a tourné comme jamais », explique Marc Adenot, chef d'atelier machiniste CGT au palais Garnier, d'où le mouvement est parti. Même la CGC, qui n'a pas appelé à la grève, dénonce « le ras-le-bol ambiant ». Le recours aux sanctions disciplinaires, en nette augmentation dans une maison qui ne les avait jusque-là guère pratiquées, n'a rien arrangé. « Pas moins de 138 sanctions en cinq ans, dont la moitié avec des répercussions financières », comptabilise Patrick Bourasseau, délégué central CGT. « Elles touchent essentiellement des délégués du personnel ou syndicaux », affirme le responsable cégétiste, qui a porté l'affaire devant l'inspection du travail. « Les manquements professionnels se sanctionnent. C'est peu, comparé au privé », rétorque la DRH Martine Legeai. Mais la CGT y voit un management basé sur le harcèlement moral. Elle a obtenu la réunion exceptionnelle du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) sur la question. Certains « viennent travailler à reculons », d'autres « ont des troubles du sommeil », constate le médecin du travail, sans vouloir toutefois en tirer des conclusions définitives.

Autre grief de la CGT : « la direction s'est enfermée dans un légalisme à outrance », ajoute le syndicat, qui déplore le recours systématique à la justice dès qu'un préavis de grève est déposé. Bref, « c'est la guerre ouverte entre la direction et la CGT », comme le souligne un cadre. Le syndicat, qui demande la mise sur pied d'une commission paritaire sur les questions sociales, comme c'est la tradition dans la fonction publique, n'est pas prêt d'avoir gain de cause. « La page de la cogestion est définitivement tournée », tranche Hugues Gall.

Dans ce contexte conflictuel, les négociations sur la réduction du temps de travail ont servi de détonateur. Même si certaines catégories de personnel sont bien en deçà des 35 heures. À cet égard, l'étude de faisabilité sur les 32 heures en quatre jours, réalisée à la demande de l'intersyndicale, est riche d'enseignements. Remise début janvier, elle jette un regard sans complaisance sur le temps de travail effectif et la productivité réelle des services. Une vraie patate chaude : la machinerie de Bastille comme « la lumière » de Garnier pourraient passer aux 32 heures, sans embauche, en se réorganisant simplement, note l'étude (voir encadré) ! De quoi couper court aux récriminations de nombreux salariés et des syndicats sur la charge de travail.

« Les 35 heures ont poussé l'Opéra à l'épreuve de vérité. On sait désormais qui fait quoi. On ne se ment plus. C'est l'occasion d'aller plus loin dans la remise à plat des pratiques et de l'organisation du travail », se félicite Hugues Gall. La partie n'est pas jouée : malgré la date butoir imposée par la Culture, l'accord n'était toujours pas conclu à la mi-février.

Un rapport explosif

Et pourquoi ne pas passer aux 32 heures en quatre jours ? C'est la proposition faite dès 1999 par l'intersyndicale FO-FSU-CGT et SUD, qui a réussi à faire financer l'étude par la direction. Conclusion du cabinet ICMS ? Il y a le feu au lac. Tout « immobilisme amènerait les carences » de la « pratique managériale » à « handicaper » la « politique artistique » à « brève échéance ». La liste des préconisations est impressionnante : améliorer prévision et pilotage de la production, reconfigurer les processus transversaux (procédures administratives, relation client-fournisseur entre services), rénover le management, relancer la communication interne… Et légion sont les dérives pointées. Notamment chez les 315 salariés soumis aux modulations horaires, les accessoiristes, machinistes, etc. Au titre des heures majorées (grande amplitude, travail de nuit, repas non pris, etc.), ils ont perçu 1,3 million de francs en 1999. ICMS s'étonne ainsi qu'en soirée, des dépassements de 15 à 45 minutes soient payés plein pot « alors que les départs anticipés [c'est-à-dire avant l'heure] ne font l'objet d'aucune comptabilité » ! Autre motif de surprise ? La pratique des jours blancs, jours non travaillés mais bien inscrits au planning pour que les salariés puissent afficher les 32 heures minimum par semaine. Coût : 1,2 million de francs. Il y a aussi les tolérances sur les heures d'arrivée ou de départ, les pauses rallongées: six heures en moyenne, par an et par salarié… Résultat ? À la machinerie, « les 32 heures sont envisageables sans effectifs supplémentaires ». Et pour l'ensemble de la maison, le scénario le plus sévère de passage aux 32 heures – celui où l'on rechercherait le maximum de gains d'organisation – ne nécessiterait que 39 personnes de plus (soit 3,9 % des effectifs). Il fait décidément bon vivre à l'Opéra national de Paris. D'autant que la liste des avantages sociaux, financés par le contribuable, y est particulièrement étoffée : sept semaines de vacances, des primes en pagaille arrondissant les fins de mois (15 % en plus pour les techniciens), une retraite à 55 ans pour le personnel de plateau, cinq jours de congés pour mariage, etc.

Auteur

  • Anne Fairise