logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Vie des entreprises

Ces conflits qui dérapent pour attirer les caméras

Vie des entreprises | ZOOM | publié le : 01.03.2001 | Christine Ducros

En menaçant, l'été dernier, de polluer un affluent de la Meuse, les ouvriers de la filature Cellatex ont fait des émules. On voit ainsi fleurir des conflits qui s'efforcent d'attirer l'attention de l'opinion publique par des actions spectaculaires. Ces gestes – souvent désespérés – de laissés-pour-compte des restructurations prennent les syndicats de court.

« On se lève tous contre Danone ! » Plagiat du spot télévisé vantant les mérites des crèmes Danette, le slogan est repris sur la plupart des banderoles. Ce jeudi de janvier, les 700 manifestants venus de toute la France protester devant le siège parisien de Danone, boulevard Haussmann, n'ont pourtant pas le cœur à rire. Sans illusion sur leurs chances de faire capoter les projets de restructuration du groupe de Franck Riboud, certains suggèrent de durcir le conflit. « S'ils nous virent, on met le feu aux silos de farine et on fait tout sauter », lâche un gréviste de Ris-Orangis. Une menace qui n'est pas sans rappeler celle des salariés de Cellatex, à Givet. L'été dernier, les ouvriers de cette filature ardennaise en liquidation ont menacé, devant micros et caméras, de verser de l'acide sulfurique dans un affluent de la Meuse pour faire pression sur les pouvoirs publics. Quelques jours plus tard, les salariés d'Adelshoffen, à Schiltigheim, leur emboîtaient le pas et parlaient d'incendier leur brasserie alsacienne, condamnée à la fermeture par le géant néerlandais Heineken.

Le conflit Cellatex a fait école. À l'automne, lassés du silence des pouvoirs publics, les ouvriers de l'Union Travaux, une coopérative au bord du dépôt de bilan, sont passés à l'action. Résultat, 185 kilomètres de bouchons autour de Paris, le 18 octobre, provoqués par des camions et des camionnettes de l'entreprise. « Nous voulions être vus », résume Raymond Anne, délégué CFDT de l'Union Travaux. Une action spectaculaire mais pas préméditée. Objectif de départ des ouvriers actionnaires de la coopérative du BTP ? Relier Aulnay-sous-Bois, siège de l'entreprise, au ministère des Finances. Il a suffi que les CRS décident de stopper le cortège, porte de la Chapelle, pour que ces auto-manifestants se séparent en quatre groupes et saturent le périphérique, la capitale et les communes limitrophes. Des centaines de milliers d'automobilistes ont été piégés tard dans la nuit dans l'un des plus grands embouteillages jamais vus en Ile-de-France.

Coup de vieux pour les cortèges

La méthode, empruntée aux chauffeurs routiers, fait de plus en plus d'adeptes. Durant cette même semaine d'octobre, des kinésithérapeutes, des dirigeants d'auto-école et des restaurateurs franciliens ont eux aussi bloqué des voies d'accès à la capitale. Sans parler des chauffeurs de taxi, ambulanciers, routiers et VRP qui ont fait de même quelques jours auparavant pour protester contre la hausse du prix du gazole. De quoi donner un sacré coup de vieux aux sempiternels cortèges qui défilent de la place de la Nation à celle de la République en passant par la Bastille !

Trois mois après une action qui lui a valu d'être entendu par la police, le délégué CFDT de l'Union Travaux ne regrette rien. « Nous aurions dû continuer et taper toujours plus fort. Quand nous avons mis la pagaille, les médias ont parlé de nous. Aujourd'hui, il faut créer des événements pour être entendus. » Un message qu'ont parfaitement reçu les salariés de Dalkia. Les employés de cette filiale de chauffage urbain du groupe Vivendi voulaient obtenir 1 000 francs d'augmentation pour tous. « Pendant des années, explique Alis Bendris, délégué CGT chez Dalkia, la direction a invoqué la concurrence pour nous refuser des augmentations. Nous sommes donc allés voir nos camarades d'Elyo (Suez-Lyonnaise des eaux) pour imaginer ensemble de nouvelles formes d'action. Battre la semelle sur le pavé parisien, ça ne suffit plus. Et puis les jeunes, aujourd'hui, sont plus impatients et plus exigeants que nous l'étions. Ils n'ont pas non plus de culture syndicale. »

L'union et l'imagination ont fait la force. Les Dalkia-Elyo décident d'empêcher la venue de Lionel Jospin sur le plateau de TF1, en encerclant le siège de la chaîne, à Boulogne. « La direction de TF1 nous a proposé un marché. En échange de notre dispersion, elle s'est engagée à envoyer une équipe le lendemain pour réaliser un reportage sur notre mouvement. Nous avons tenu promesse. Eux aussi. » Ce soir-là, le Premier ministre a pu s'adresser aux Français. Et, le lendemain, la France entière a eu connaissance des revendications des Dalkia-Elyo.

Profitant de cette médiatisation, les salariés des entreprises de chauffage poussent leur avantage. Ils privent de chauffage 10 000 logements dans les agglomérations de Lille et de Limoges, menacent de coupures des industriels, organisent des opérations escargot, manifestent devant le siège de Vivendi. Trois semaines de conflit qui se soldent par une augmentation de 4,5 % chez Dalkia et de 400 francs pour le personnel non-cadre d'Elyo.

Les grévistes de Cellatex, de l'Union Travaux ou de Dalkia ont intégré les méthodes des publicitaires : frapper fort pour obtenir une caisse de résonance médiatique. « Dans ce nouveau type de conflits, c'est l'initiative qui compte, pas la revendication, ni même le résultat de l'action. Bloquer, c'est déjà une victoire. Surtout si les médias s'en font l'écho », estime Laurent Weil, du cabinet BPI. Ce consultant met cette évolution des actions revendicatives sur le compte de l'amélioration de la conjoncture. « Les Français commencent à peine à se réhabituer à une économie en bonne santé. Logiquement, ils sont plus exigeants. Ils ne veulent plus être sacrifiés et ils le disent de plus en plus fort. »

Retour à l'anarcho-syndicalisme

Sortant de plusieurs années de crise pendant lesquelles ils ont courbé l'échine et étouffé toute velléité conflictuelle, les salariés relevant de secteurs traditionnels menacés par la mondialisation n'acceptent pas d'être les laissés-pour-compte de la reprise. Pour Guy Groux, sociologue au Centre d'étude de la vie politique française, « la colère des salariés de Cellatex et d'Adelshoffen est logique. Leur sentiment d'exclusion a été d'autant plus fort que le chômage diminue et que la croissance est forte ». Il s'agit, selon lui, « des premiers conflits de la croissance retrouvée. En renouant avec la tradition anarcho-syndicaliste du début du siècle, ceux qui les déclenchent tentent aujourd'hui d'user de façon plus ou moins rationnelle des médias. D'autant qu'ils savent leur cause populaire tant la population est sensible au problème du chômage ».

Beaucoup de conflits dégénèrent dans des bassins d'emploi en déclin et des secteurs en pleine restructuration, comme le textile, l'agro-alimentaire, la sidérurgie, où les salariés, généralement âgés et peu qualifiés, ont passé toute leur vie dans la même entreprise. Un dépôt de bilan, un rachat ou un plan social leur font l'effet d'une bombe. Parce que leurs chances de reconversion sont dérisoires et qu'ils n'ont plus rien à perdre, les ouvriers de Cellatex ont brandi la menace d'une catastrophe écologique. Face au géant néerlandais Heineken qui voulait fermer leur brasserie à Schiltigheim en Alsace, les salariés d'Adelshoffen ont ressenti un tel sentiment d'impuissance qu'ils ont menacé de faire sauter leur outil de travail avec des bonbonnes de gaz. « C'est justement parce qu'ils savent qu'ils n'ont plus d'avenir que ces salariés jettent leur désespoir à la face du pays. Dans un ultime appel au secours pour dire qu'ils sont en train de crever, ils se rendent visibles. Dans notre société, pour exister, il faut accomplir des actions spectaculaires », explique Annick Coupé, porte-parole du Groupe des 10 solidaires, ex-leader du syndicat SUD, passé maître dans l'art des coups médiatiques.

Chantage à la violence

Même cause désespérée, même réaction jusqu'au-boutiste chez l'équipementier automobile Bertrand Faure. Pour protester contre la fermeture du site de Nogent-sur-Seine, où travaillent 236 personnes dont une majorité de femmes proches de la cinquantaine, les salariés ont menacé de mettre le feu à leurs machines ou de les jeter dans la Seine. L'objectif avoué étant d'obtenir un meilleur plan social. Chez Forgeval, à Valenciennes, une poignée de desperados ont voulu incendier l'usine et déverser des hydrocarbures dans un canal d'épuration. « Dans ce type de PME, il y a peu de dialogue social. Les ouvriers ont compris qu'il y avait quelque chose à gagner en externalisant leur conflit et en prenant l'opinion publique à témoin. Ils créent ainsi un rapport de force qui leur est favorable. Ils menacent de recourir à des actes de violence, mais savent qu'ils n'iront pas jusqu'au bout, sinon ils détruiraient leur capital sympathie », souligne Guy Groux. Une forme de chantage à la violence qui a marché à Cellatex et chez Forgeval, où les salariés ont obtenu de plus fortes indemnités de licenciement. Mais ils n'ont pas sauvé leur entreprise. Ni leur emploi.

Ces actions désespérées s'expliquent aussi par l'affaiblissement du syndicalisme et par son incapacité à créer un rapport de force favorable aux salariés dans bon nombre d'entreprises. Résultat : les syndicats traditionnels sont débordés. « Ils sont pris de court, estime Guy Groux. Ils n'ont pas le temps de réfléchir et sont contraints de jouer les pompiers de service. Car ils savent que des actes de violence pourraient leur faire perdre leur crédibilité. » C'est le sentiment d'André Jacquelcot, délégué CGT chez Unilever à Haubourdin, près de Lille, au terme de neuf mois de conflit : « Il n'a jamais été question pour nous de régler ce conflit dans l'urgence comme à Cellatex. Nous n'aurions rien eu à gagner à conclure un plan social en vingt-quatre heures. Dès le début, nous avions au contraire choisi la patience et fait preuve d'une grande fermeté pour obtenir les meilleures indemnités possibles. »

Les rayons vidés de leurs lessives

Reste qu'au fil des mois les esprits se sont échauffés. Première cible des Lever, les supermarchés, où des salariés enlèvent des rayons les produits fabriqués par le groupe, les barils de lessive Skip ou Omo, les savons Lux et Dove ou les tubes de dentifrice Signal. Variante, les salariés collent des étiquettes « gratuit » sur les articles. Le message est limpide : « ils s'attaquent à nos emplois, on s'attaque à leurs produits ». Au moment du conflit Cellatex, certains Lever songent à vider des tonnes de lessive dans la Deûle, toute proche. « Pour intimider la direction, beaucoup de salariés voulaient aussi jeter à l'eau des parties de machines démontées. Nous avons essayé tant bien que mal de contenir ce genre d'actes », raconte André Jacquelcot. Heureusement, les Lever n'ont pas mis leur menace à exécution. Car un lessivier espagnol envisage de reprendre la société et de réembaucher une partie du personnel (230 personnes sur 450). Du coup, les ouvriers remontent patiemment leur outil de production.

Sous la menace d'une liquidation judiciaire, les salariés du fabricant toulousain de papier à cigarettes JOB ont réussi à empêcher une audience du tribunal de commerce, le 17 janvier dernier, en obstruant les portes avec un énorme rouleau de papier. Et ils ont couvert le centre-ville de millions de petits rubans blancs qui ont laissé sur Toulouse comme une épaisse couche de neige. Obtenant un répit de courte durée puisque les juges ont prononcé la mise en liquidation de l'entreprise le 7 février. « Ce genre d'exercice est périlleux, reconnaît l'un des frondeurs. Il faut mesurer jusqu'où on peut aller sans faire fuir les repreneurs. » Pour les séduire, les JOB ont vanté sur leur site Internet, photos à l'appui, les mérites de leur usine des Sept Deniers et les atouts de la capitale du Sud-Ouest, « connue pour Aerospatiale, Matra Espace, le Cnes… ». Une campagne de promotion inattendue qui n'a pas suscité l'enthousiasme de la municipalité toulousaine. Et pour cause, les salariés de JOB avaient même envisagé de constituer une liste pour les prochaines municipales sous le nom, sans équivoque, de « JOB Emploi »… Le temps du syndicalisme de papa, quand les salariés se contentaient d'accrocher gentiment des banderoles aux portes de leur usine, est décidément révolu.

Ne pas se laisser déborder

Lorsque les conflits se radicalisent, les syndicats ne savent pas toujours sur quel pied danser. Christian Demoor, secrétaire de la Fédération CGT de la construction, a joué les médiateurs dans le conflit qui a mobilisé les salariés de Dalkya et d'Elyo à l'automne. Depuis, une réflexion a été menée au sein de la commission exécutive de la centrale. « Les salariés nous poussent à faire preuve d'imagination. Ça, c'est très positif. Face à leur impatience, il est aussi de notre devoir de coller à leurs revendications. De leur côté, ils doivent comprendre que l'action n'est pas une fin en soi, mais un moyen pour faire aboutir des revendications. » Et Christian Demoor de reconnaître que, dans ce conflit, son rôle consistait aussi « à éviter que les grévistes ne dérapent ». Des réunions avaient lieu tous les jours à la fédération. Objectif : ne pas se laisser déborder et rester crédible. Aux Verreries de l'Orne à Écouché, Serge Catherine, le délégué CGT, à l'origine notamment de la prise en otage du directeur et du DRH durant trente heures, n'a pas été sermonné par sa centrale. « Au contraire, je n'ai reçu que des éloges, car nous avons obtenu pas mal de choses. Mais le secrétaire général de la branche a été très présent. » Les nouveaux trublions du paysage social français pointent-ils l'affaiblissement du syndicalisme traditionnel ? Pas si simple. « Leurs actions ne sont pas aussi nouvelles qu'on le prétend », estime Jean-Claude Quentin, chargé de l'emploi à FO. Responsable de la fédération FO en Bourgogne au début des années 90, il a assisté à la réaction vigoureuse des salariés de Hoover, le fabricant d'aspirateurs, contre la délocalisation de la production à Cardiff. Pour éviter que l'activité ne redémarre ailleurs, les ouvriers avaient volé des moules en plastique. Cela n'a pas empêché 628 licenciements, accompagnés du traditionnel chèque-valise.

Auteur

  • Christine Ducros