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Enquête

LE QUÉBEC NE BADINE PAS AVEC L'ÉQUITÉ SALARIALE

Enquête | publié le : 01.05.2001 | Frédéric Rey

Volontaristes, les Québécois ont voté en 1997 une loi très stricte visant à atteindre l'équité des salaires entre les hommes et les femmes, d'ici à 2005. Un véritable casse-tête pour les entreprises, qui freinent des quatre fers.

Le procès a duré cinq ans, mais elles ont fini par gagner. En 2000, 63 employées administratives ont réussi à faire condamner leur employeur, l'université de Laval près de Québec, pour discrimination salariale. Les pertes de revenus qu'elles ont subies ont été évaluées à près de 5 millions de francs, une somme que l'université a dû verser aux plaignantes, ainsi que 50 000 francs à chacune d'entre elles pour « insulte, humiliation et atteinte à la dignité ». Dans la belle province, on ne badine pas avec l'égalité entre hommes et femmes ! Au point que les tribunaux québécois sont encombrés par des affaires de ce genre.

Pour tenter de contenir cette judiciarisation galopante et de réparer une erreur jugée historique, celle de la sous-rémunération des emplois féminins, le gouvernement de Lucien Bouchard a fait voter, en 1997, une loi visant à atteindre l'équité salariale en 2005. Un vrai travail de Titan ! Petite révolution des esprits, le texte reconnaît implicitement l'existence d'une discrimination sexuelle dans le monde du travail. Mais surtout, il ne se limite pas à traquer les différences de revenus entre les deux sexes sur les mêmes postes de travail. Ce texte s'attaque aux écarts salariaux entre des emplois majoritairement féminins et d'autres à prédominance masculine.

En clair, les Québécois vont, à l'intérieur d'une même entreprise, mettre en balance les salaires des infirmières, des secrétaires, des caissières ou des couturières avec ceux des électriciens, des chauffeurs de poids lourd ou des plombiers. Dans la filiale québécoise de Bristol-Myers Squibb (700 salariés), les feuilles de paie des secrétaires vont ainsi être rapprochées de celles des analystes financiers. « On reproche très souvent à cette loi de contraindre les employeurs à comparer des pommes avec des oranges, mais c'est bien le but ! » souligne Johanne Tremblay, directrice de la communication de la commission gouvernementale sur l'équité salariale. La première étape consiste à comparer des catégories d'emploi qui présentent des caractéristiques identiques, déterminées à partir de quatre facteurs : les qualifications requises, les responsabilités assumées, les efforts nécessaires et les conditions dans lesquelles le travail est effectué. « Au cours de cet examen, indique Johanne Tremblay, et à partir de ces critères, il peut ainsi apparaître que des emplois différents ont une valeur égale. S'il existe des différences de rémunération, primes et autres avantages compris, il faudra alors les combler. » Et que les entreprises ne s'avisent pas de se soustraire à cet audit. Elles ont jusqu'au 21 novembre 2001 pour dresser un état des lieux. Et disposent ensuite de quatre ans pour procéder aux ajustements salariaux qui s'imposent. En cas de non-respect de la loi, l'amende promet d'être salée : entre 25 000 et 125 000 francs de pénalité par infraction constatée…

Professeures et rectrices…

Cette législation hyperprotectrice peut s'expliquer par le poids du mouvement féministe québécois, qui a su tisser des liens avec les syndicats. Depuis longtemps, par exemple, la féminisation des titres est obligatoire. Dans l'enseignement, on parle de professeurs et de rectrices. Le principal syndicat de la province, d'inspiration réformiste, la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ), a ainsi fait une place aux travailleuses jusque dans son sigle. Le principe d'équité en matière d'emploi et de revenu a été inscrit dès 1976 dans une charte des droits de la personne. À charge ensuite pour les entreprises de négocier avec leurs partenaires sociaux. « L'intention était très bonne, mais les résultats ont été décevants », estime Raymonde Leblanc, conseillère syndicale à la Confédération des syndicats nationaux (CSN), la deuxième grande centrale québécoise, très représentée dans le secteur public. Une femme qui s'estimait victime de discrimination devait s'engager dans un véritable marathon judiciaire au résultat incertain. La charge de la preuve incombait à la plaignante. Regroupées au sein d'une coalition, les Québécoises se sont mobilisées pour faire avancer les choses. En 1995, elles organisent la grande marche du pain et des roses, dans les rues de Montréal, pour réclamer une loi permettant d'atteindre plus vite l'objectif d'équité.

Selon l'Institut de la statistique du Québec, en 1997, le salaire annuel moyen des femmes travaillant à temps plein était, en effet, inférieur de 28 % à celui des hommes. Une grande partie de cet écart s'explique par une moindre expérience professionnelle, par une scolarité plus courte ainsi que par le temps partiel. « Mais le reste de l'écart n'a pas d'autre justification que l'appartenance au sexe féminin, estime Carole Gingras, directrice du service de la condition féminine du syndicat FTQ. Pendant longtemps, de nombreux emplois ont été considérés comme le prolongement des rôles traditionnels de la femme et n'ont donc pas été évalués à leur juste valeur. Lorsqu'une puéricultrice porte un enfant de 10 kilos toute la journée, c'est normal. Si un manutentionnaire soulève des colis de poids équivalent, on considère qu'il fournit un effort physique. »

Le grand chambardement de la loi de 1997 consiste à faire désormais porter à l'employeur la charge de la preuve, en imposant une transparence totale sur les rémunérations. Les entreprises ne sont pas toutes soumises aux mêmes obligations. Les PME peuvent, unilatéralement, engager un programme d'équité. Dans les entreprises de plus de 100 salariés, ce programme doit être élaboré avec un comité d'équité salariale composé d'employés, de cadres et de délégués syndicaux.

Un chantier digne d'Hercule

Une procédure qui n'est pas du goût des directions. « À un moment donné, nous allons devoir révéler les salaires des uns et des autres, commente Sophie Fortin, vice-présidente de Bristol-Myers Squibb. Vous imaginez bien que ce n'est pas le genre d'informations que l'on veut partager avec les syndicats. » Il n'y a pas que dans cette entreprise pharmaceutique que ça coince. Kateri Lefebvre, conseillère syndicale à la fédération des employés et employées de bureau de la FTQ, qui porte sur son corsage un badge « Fortes et déterminées », déchante. « Il y a obligation de résultat en 2001. Or, à ce jour, la plupart des entreprises où nous sommes implantés pédalent dans la choucroute. Chez le producteur de lait Natrel, personne ne parvient à se mettre d'accord sur la composition du comité. Au barreau du Québec, qui regroupe environ 20 avocats et administratifs, le comité vient seulement d'identifier cinq catégories d'emploi différentes, après plus d'une année de réflexion. »

Le chantier de l'équité apparaît digne des travaux d'Hercule. Les entreprises doivent déterminer le périmètre de l'entreprise et le nombre de salariés concernés, composer le comité, identifier les catégories d'emploi et leur prédominance sexuelle, choisir une méthode d'évaluation, soupeser les emplois et les comparer avant d'ajuster. « C'est une véritable usine à gaz, très coûteuse pour les entreprises, vitupère Louise Marchand, directrice des relations du travail au Conseil du patronat du Québec. Nous ne savons pas comment celles-ci vont pouvoir respecter les délais imposés par la loi. »

L'hôtel Omni, un palace situé dans le centre de Montréal, fait presque figure de pionnier. Le comité de l'équité a remis aux 330 salariés un formulaire de 80 questions pour décrire leur emploi. « Nous commençons actuellement le travail d'analyse des postes, explique Grégoire, plongeur et délégué syndical de la CSN. Rien que pour un seul de ces postes, nous avons eu quatre heures de discussion. Et il en reste encore 95 à regarder à la loupe… » En novembre 2000, selon un sondage du Conseil du patronat du Québec, près de 60 % des entreprises n'étaient pas parvenues à la moitié du chemin. Il est vrai que les patrons québécois n'ont jamais digéré le principe de cette loi et n'ont cessé d'user de leur influence pour la freiner, voire la faire disparaître. « Alors qu'ils disposaient de quatre ans, la majorité d'entre eux ont attendu les derniers mois pour commencer à s'y intéresser, s'insurge Jacqueline Rodrigue, conseillère syndicale de la CSN. Et aujourd'hui, voyant que le gouvernement ne reculera pas, ils plaident pour obtenir un report d'application ! »

Les employeurs ne sont pas les seuls à râler. La grogne est également perceptible dans les rangs des salariés masculins, qui n'ont rien à gagner dans cette affaire. Détail ? Ce texte ne vise que la discrimination touchant les emplois à prédominance féminine. S'il s'avérait, en cours d'analyse, que des postes occupés en majorité par des hommes étaient moins bien payés qu'une autre catégorie essentiellement féminine équivalente, la loi de 1997 ne prévoit pas d'obligation d'ajuster les revenus… Et les salariés québécois ne se montrent donc pas toujours coopératifs. « Les femmes n'ont pas seulement à se battre contre leur direction, mais aussi contre leurs collègues masculins et contre les syndicats, composés majoritairement d'hommes », commente Johanne Tremblay, de la communication gouvernementale pour l'équité salariale. À l'hôtel Omni, les messieurs se sont fait un peu tirer l'oreille pour remplir les questionnaires. Chez Natrel, les ouvriers de production, qui sont tous des hommes, syndiqués à 100 %, ont demandé un programme d'équité distinct avant même de composer le comité. La loi autorise en effet les syndicats d'entreprise à demander un plan pour leurs seuls syndiqués et interdit la comparaison avec d'autres groupes. Les grandes perdantes, ce sont les quelques femmes travaillant dans les bureaux et qui verront les possibilités de comparaison très limitées. « La loi comporte certains compromis », admet Johanne Tremblay.

De nouveaux conflits en perspective

La guerre des sexes aura-t-elle lieu au Québec ? Le pire est peut-être à venir. La loi de 1997 oblige en effet à maintenir l'équité salariale dans le futur. Or certains employeurs ont d'ores et déjà annoncé que les augmentations de salaire, négociées avec les syndicats pour leurs seules troupes, seraient revues à la baisse… à cause du maintien de l'équité salariale. Censée mettre un terme aux conflits, la loi risque d'en susciter beaucoup d'autres. Les salariées déçues ont déjà commencé à déterrer la hache de guerre, notamment les salariées du public et de quelques grandes entreprises. Tout un chapitre de la loi exonère en effet de son application les entreprises qui avaient avant 1997 élaboré un programme d'équité salariale, jugé par avance conforme. Environ 150 sociétés privées ou publiques s'en sont prévalues, dont… l'État et le plus gros employeur du Québec, les caisses Desjardins, une véritable institution qui draine l'épargne de 6 millions de Canadiens. « Nous ne sommes pas d'accord avec les résultats de ce programme, mais les syndicats sont dépossédés de tout pouvoir de contestation », tempête Kateri Lefebvre, conseillère syndicale de la FTQ. Au nom de 5 000 femmes salariées de Desjardins, la centrale a déposé un recours devant les tribunaux.

Même scénario dans le secteur public où la CSN a déposé une plainte au nom de 100 000 travailleuses, en arguant du fait que les questionnaires comportaient des biais sexistes favorisant les hommes. À six mois de l'échéance, le scepticisme gagne du terrain. Un grand nombre de femmes ignorent encore l'existence de cette loi. « Jusqu'où sommes nous prêts à vouloir l'équité salariale ? » interroge, un brin découragée, Carole Gingras, directrice du service de la condition féminine de la FTQ. Et, pour celles qui espéraient toucher le gros lot, la déception risque d'être grande. En 1986, la province de l'Ontario avait voté une loi similaire, qui a été abolie depuis, à la suite d'un changement de gouvernement. En définitive, il y a bien eu un ajustement des salaires entre hommes et femmes. Mais, au bout du compte, cette correction n'a joué, en moyenne, que sur 3 % de la masse salariale. La montagne québécoise va-t-elle accoucher elle aussi d'une souris ?

En France, une discrimination salariale de l'ordre de 5 %

Comme leurs homologues québécoises, les salariées françaises sont victimes d'inégalités salariales. Selon l'enquête emploi de l'Insee de 1997, les hommes gagnaient en moyenne 27 % de plus que les femmes, temps partiel et temps complet confondus. Les différences en termes d'éducation, d'expérience professionnelle ou d'interruption de carrière expliquent les deux cinquièmes de cet écart. Deux autres cinquièmes sont le fait des différences de durée hebdomadaire de travail. Ainsi, en restreignant la comparaison aux seuls salariés à temps complet, l'écart n'est plus que de 11 %. Il n'empêche, subsiste toujours 5 % de différence non justifiée qui, selon les auteurs de cette étude, ne fait aucun doute : il s'agit bel et bien d'une discrimination sexuelle résultant d'une dévalorisation du travail féminin. Contrairement au Québec qui vise l'objectif « à travail équivalent salaire égal », la France a toujours du mal à respecter le principe « à travail égal salaire égal ». Dans son récent rapport rédigé pour le Conseil économique et social (« Femmes dans les lieux de décision »), Michèle Cotta constate que « même lorsque les femmes parviennent à se hisser dans des emplois à dominante masculine, elles continuent de souffrir de la dépréciation du travail ». C'est parmi la population des cadres que les femmes sont les plus pénalisées, avec une différence de 20 à 35 % en faveur de leurs collègues masculins.

Auteur

  • Frédéric Rey