logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Enquête

IL Y A UNE VIE- EN DEHORS DU BOULOT

Enquête | publié le : 01.06.2001 | Frédéric Rey

La reconnaissance sociale ne passe plus exclusivement par le travail. Dopé par les 35 heures, le temps libre prend souvent le pas sur l'activité professionnelle. Surtout quand l'entreprise n'est pas capable de mobiliser ses troupes autour d'un projet collectif.

Et vous, vous faites quoi dans la vie ? Dans les dîners, Françoise a une sainte horreur de ce genre de question rituelle. Non pas que cette spécialiste en fiscalité déteste son métier. Mais le travail n'est pas l'essentiel dans sa vie. Responsabilités, promotions et plan de carrière sont bien le cadet de ses soucis. Devant un auditoire souvent perplexe, cette femme de 48 ans répond immanquablement : « Dans mon boulot, je fais mon possible, mais si vous voulez savoir ce qui m'intéresse aussi dans l'existence, c'est la peinture… » Résultat ? « Sept fois sur dix, la conversation reprend sur des sujets plus attrayants comme l'art, les vacances ou les bons vins, mais il reste quelques éternels accros au boulot ou les indécrottables du statut social qui bombent la poitrine en faisant état de leur place dans un organigramme. » Aux individus fragiles et désabusés des années 90 ont succédé une autre génération de salariés qui s'épanouissent en dehors des heures de bureau et revendiquent ouvertement leur vie extraprofessionnelle. « L'activité professionnelle est toujours un élément essentiel de l'identité sociale, précise Florence Osty, chercheuse au Laboratoire de sociologie du changement des institutions (LSCI), mais les salariés expriment un échec du « tout pour le travail » et du culte de la performance. »

Moins d'accrocs au boulot

Avoir un statut social, l'objectif du salariat des Trente Glorieuses, ne fait plus autant rêver. « Il est clair que l'investissement dans la promotion sociale fait beaucoup moins recette, souligne Philippe Loiseau, consultant chez Garon Bonvalot. Nous rencontrons, lors des recrutements, des candidats qui se préoccupent de la qualité du contenu de leur travail, d'un potentiel de plaisir. » Le professionnel a été investi par de nouvelles valeurs comme la réalisation de soi et l'épanouissement personnel. Et, pour atteindre ce nirvana existentiel, le travail n'est qu'un moyen parmi d'autres. S'il fallait attendre auparavant l'âge de la retraite pour disposer de temps pour soi, ce n'est plus vraiment le cas aujourd'hui. En un siècle, le temps libre a triplé de volume. Avec la généralisation des 35 heures, la contrainte se desserre encore. « On vivait avant sous une chape de plomb, raconte Jean-Pierre Gauthier, consultant du cabinet ASG, les cadres sont maintenant décomplexés vis-à-vis de leurs horaires et peuvent désormais satisfaire une envie de travailler moins. »

Les accros au boulot continuent de rester à 21 heures scotchés devant leur ordinateur. Mais ceux qui avaient déjà des occasions de tirer satisfaction d'une vie hors travail en profitent plus encore. La réussite se définit différemment selon qu'on lui donne une saveur professionnelle ou un parfum personnel. Et les ambitions se conjuguent au pluriel. « Il est clair qu'il n'existe plus de comportement monolithique dans le rapport au travail », rapporte Frédéric Agenet, vice-président du développement personnel à EADS (European Aeronautic Defence and Space Company).Les modèles et les attentes se diversifient. Chacun se construit une trajectoire personnelle en fonction d'arbitrages différents selon les étapes de la vie : les contraintes extérieures, les envies du moment, la pression économique…

Au détriment de la feuille de paie

Depuis quelques mois, Alexandre, 35 ans, graphiste chez un éditeur de logiciels de jeux, a vu un grand nombre de ses collègues démissionner, alléchés par les ponts d'or offerts par les concurrents. « La surenchère est inouïe, explique ce père de deux enfants. J'ai été, moi aussi, contacté par des chasseurs de têtes. J'ai fait un tour de piste des propositions cet hiver mais je n'ai pas franchi le pas. Dans mon job actuel, je suis à vingt minutes de chez moi et à dix minutes de l'école de mes fils. Et ce luxe n'a pas de prix. » Dans les valeurs en vogue, réussir sa vie privée est devenu un objectif partagé par un nombre grandissant de personnes. Selon une étude menée par Jobline auprès de 35 000 salariés européens sur la perception du travail, 63 % des Français expriment le souhait de privilégier leur vie personnelle dans les prochaines années, contre 43 % du reste des Européens.

Lorsque Cécile Meffre, opticienne, a donné naissance à son premier enfant, rien n'aurait pu la faire changer d'avis. « À 26 ans, raconte la jeune femme, j'étais responsable d'un magasin Afflelou en région parisienne. Ce travail se finissait tard le soir, bouffait mes samedis et certains jours fériés. » Un important sacrifice pour une bien maigre compensation. « Je n'en retirais que très peu de satisfaction intellectuelle, poursuit la jeune femme. Tout ce que l'entreprise me demandait, c'était du chiffre, toujours plus de ventes. J'ai donné ma démission pour entrer à la mutuelle de la RATP, où mes horaires sont beaucoup plus souples. Si mes chances de promotion sont limitées, mes augmentations encadrées, poursuit la jeune femme, je peux consacrer du temps à ma formation continue pour envisager de faire autre chose plus tard. » Ces matérialistes le savent bien. L'arbitrage en faveur d'un équilibre de vie se fait au prix de renoncements sur leur feuille de paie. Cécile gagne 20 % de moins que chez Afflelou. Et Éric, chef de projet dans une agence de communication à Paris, passé à temps partiel depuis un an, 30 % de moins.

Sans enfants à charge, des emprunts en passe d'être remboursés, Jane, 43 ans, qui occupait un emploi de directrice artistique dans un groupe de presse, a décidé un jour de ne travailler qu'en free-lance, libre de toute attache avec un employeur. « J'ai bossé comme une dingue jusqu'à cinquante heures par semaine, raconte-t-elle, je continuais le soir chez moi de penser bouclage, illustrations maquettes, photographies, piges… C'est à l'occasion de mon licenciement que j'ai réalisé l'absurdité de cet investissement. Je n'avais plus aucun espace pour moi. » Aujourd'hui, elle travaille quelques jours par mois, assurant des remplacements de maquettiste dans la presse ou l'édition. Le reste de son temps est consacré à la peinture, aux collages. Des activités pour lesquelles elle a aménagé un atelier dans un coin de son pavillon ouvrier. Mais aujourd'hui, pour Jane, le point d'équilibre se déplace. Au détriment de son job. « Je commence maintenant à tirer quelques revenus de cette seconde activité, mon travail de maquettiste pourrait devenir progressivement de plus en plus alimentaire. »

Pour certains consultants, il existe aujourd'hui un risque d'arbitrage plus important en faveur d'une diminution du temps de travail que d'un investissement accru dans l'entreprise. Moins les salariés trouveront de satisfaction dans leur travail et plus ils iront la chercher ailleurs. « On ne peut nier une corrélation entre la durée actuelle du travail et celle qui est espérée, explique Jean-Pierre Gauthier, consultant du cabinet ASG. Moins on travaille et plus on souhaite travailler moins. Les employeurs ne sont pas à l'abri d'un conflit grandissant de motivation. Si l'on n'y prend garde, poursuit le consultant, on peut craindre de voir se généraliser des nouvelles pratiques, comme le respect strict des horaires. »

Pour la sociologue Florence Osty, si l'entreprise n'apporte pas de reconnaissance de l'implication, si elle n'est pas capable de mobiliser ses troupes autour d'un projet collectif, les salariés vont se mettre dans une situation de retrait. « Chacun bricole dans son coin pour donner du sens à son travail, explique-t-elle, et le temps libre devient l'espace privilégié de l'expression et de la réalisation des aspirations individuelles. » C'est l'exemple de ce technicien dans une usine de la chimie qui refuse toute mobilité pour se consacrer à son mandat de maire de son village, ou de ce fonctionnaire d'un ministère, stagnant au même échelon depuis des années, mais qui se dépasse sur un terrain de football.

Un pari carrément gonflé

À 52 ans, Jean-Louis s'est décidé à briser ses chaînes. Cet homme à l'allure soignée faisait partie des 300 top exécutives d'un grand groupe financier. « J'aurais pu essayer de continuer jusqu'à l'âge de la retraite, en travaillant quinze heures par jour. J'ai préféré concrétiser un de ces rêves qui naissent dans une de ces soirées où l'on refait le monde entre copains. » Depuis quelques mois, Jean-Louis passe sa vie entre deux trains. À Paris, il continue d'enseigner le management à ses étudiants en MBA dans une grande école. Le reste de son temps, il le passe au Bignac, dans les environs de Bergerac. « Là, j'ai acheté une propriété où se trouve le siège de ma société récemment créée. Bientôt, je voudrais y accueillir des dirigeants d'entreprise, des hommes d'affaires qui veulent se donner quelques jours pour prendre du recul loin de l'agitation économique. Entre deux séminaires, chacun serait libre de savourer les différents plaisirs de la vie : lire, se promener dans les vignes avoisinantes, échanger quelques balles de tennis. Ces rencontres doivent permettre à chacun de retrouver le sens du travail. »

Dans l'entourage de Jean-Louis, plus d'un a trouvé ce pari carrément gonflé. « On me souhaite poliment de réussir, mais je lis dans les regards un certain effarement. Ces nouveaux comportements font vaciller les anciens modèles. L'entreprise accepte peu que l'on s'écarte de la ligne traditionnelle. À mes étudiants qui recherchent un travail, je déconseille vivement d'exprimer leur souhait d'un équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle. Les recruteurs continuent de l'interpréter comme un signe de désengagement… au risque de se priver de hauts potentiels. »

« Je me sens utile en mission humanitaire »
Martine cumule ses congés pour partir au Mali

Tous les jours depuis le mois de janvier, l'esprit de Martine vagabonde du côté d'un village malien, à plusieurs milliers de kilomètres de Paris. En janvier 2001, Cette assistante de direction à Radio France a consacré deux semaines de ses congés à une mission humanitaire dans une école primaire. Et, depuis, elle ne pense qu'à repartir. « J'avais ce vieux rêve en tête depuis longtemps, raconte cette femme de 38 ans, mais je n'avais pas de compétences intéressantes pour les ONG. Lorsque j'ai découvert l'existence de Congés solidaires, une association permettant à n'importe quel salarié de partir pendant ses congés ou ses jours de réduction du temps de travail, j'ai sauté sur l'occasion. » Cette Parisienne à l'élégance décontractée, téléphone portable toujours à portée de main, met pour la première fois de sa vie un pied en Afrique. Et cette découverte l'a transformée. « Pendant ces deux semaines, j'ai animé un atelier de lecture après la classe auprès d'enfants qui n'avaient jamais eu de dictionnaire entre les mains. » Son métier de secrétaire, Martine ne l'a pas vraiment choisi. Il lui fallait entrer le plus rapidement dans la vie active. Depuis dix ans, elle a parcouru différents services dans la maison ronde de la radio publique. « J'avais envie de venir dans cette entreprise où je me sens parfaitement bien. Mais depuis cette expérience malienne, avec mon seul CAP de secrétariat, je me suis sentie utile à quelque chose. » En économisant quinze jours de réduction du temps de travail chaque année jusqu'en 2003 et en accolant des congés payés, Martine a calculé qu'elle pourrait séjourner plus de deux mois au Mali. En attendant, elle essaie de faire connaître l'association, encourage des collègues au départ, recherche des financements. Martine ne ménage pas ses efforts, constituant un dossier sur l'association qu'elle a remis à Jean-Marie Cavada, le P-DG de Radio France.

À 35 heures mais toujours motivés
Pour beaucoup de dirigeants, le présentéisme reste pourtant une preuve d'implication

L'augmentation du temps libre a-t-elle des répercussions sur l'implication au travail ? Au moment où les grandes entreprises s'apprêtaient à négocier le passage aux 35 heures, la question était sur les lèvres de bien des dirigeants. Avec un souci latent : entre les 35 heures, les congés payés, les jours fériés, les gens penseraient davantage à planifier leurs vacances qu'à bosser. Résultat des courses, deux ans après l'entrée en vigueur de la loi Aubry : officiellement, la plupart des employeurs nient aujourd'hui toute connexion entre réduction du temps de travail et moindre motivation de leurs salariés. Bien sûr, les couacs ne sont pas absents. L'organisation des réunions collectives est devenue un exercice kafkaïen. Les collaborateurs sont toujours absents au mauvais moment ! Mais la fameuse implication, elle, n'en a pas pâti. La charge de travail n'a pas diminué et s'est même densifiée. « Les salariés se débrouillent par tous les moyens pour terminer leur travail avant de prendre une journée de réduction du temps de travail », confie Frédéric Agenet, chargé du développement personnel à la direction des ressources humaines France du groupe EADS (European Aeronautic Defence and Space Company). Mais, plus secrètement, le fantasme reste tapi dans les esprits. Malgré les exemples cités en modèle des cadres allemands ou canadiens rarement au bureau après 18 heures, le présentéisme reste au regard de bon nombre de dirigeants une preuve indéniable de l'implication de leurs troupes. « Il est vrai, souligne Frédéric Agenet, que pour promouvoir un cadre nous privilégierons toujours celui à temps plein plutôt qu'un autre à temps partiel. » Les entreprises ont ainsi le plus grand mal à se débarrasser de ce préjugé. « Contrairement à une conviction largement répandue dans les entreprises notamment chez les cadres eux-mêmes et les accros au boulot, explique Jean-Pierre Gauthier*, consultant du cabinet ASG Conseil, le désir de travailler moins n'est heureusement pas synonyme de désengagement professionnel. L'exemple des femmes cadres et mères de jeunes enfants est à cet égard révélateur : soucieuses de leur efficacité et de la productivité, elles démontrent que leurs motivations à travailler moins peuvent être de puissants leviers à l'amélioration de la contributivité. »

* La Contributivité, une nouvelle façon d'aborder l'efficacité des cadres et des managers, Jean-Pierre Gauthier et Stéphanie Savel, à paraître en juin aux éditions Village mondial.

Auteur

  • Frédéric Rey

Articles les plus lus