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Vie des entreprises

NTIC, charge de travail et responsabilité sociale

Vie des entreprises | CHRONIQUE JURIDIQUE | publié le : 01.09.2001 | Jean-Emmanuel Ray

L'irruption des NTIC dans les entreprises bouscule les frontières de la subordination, en grignotant insidieusement sur la vie personnelle des salariés. À la négociation d'entreprise de jouer son rôle, de préserver le droit à la vie privée, de garantir un temps de repos effectif, d'édifier une véritable charte de l'usage des outils informatiques.

Difficile retour de vacances pour les nombreux cadres qui vont trouver, à côté de leurs 78 lettres habituelles, 124 courriels (courrier électronique, préférable au mail). À moins que, « pour éviter d'être submergés à la rentrée », ils n'aient emporté ordinateur et logiciel de connexion pour y répondre de Quimper ou de Méribel. Grâce aux NTIC, en effet, « quand on veut, on peut ». Et quand on peut, on doit ? Car combien de cadres se seront connectés pendant leur congés à l'intranet de l'entreprise ? Est-il d'ailleurs aujourd'hui possible, pensable d'être déconnecté ? De se proclamer « non joignable » pendant les « vacances » ? Nul ordre comminatoire ni sub/ordination aggravée dans ces pratiques qui se banalisent, mais, au-delà d'une réelle dépendance psychologique pour certains, une sub/organisation collectivement valorisée, et intériorisée par chacun.

85 mails par jour pour un cadre américain, une vingtaine pour son homologue français (par le seul intranet de son entreprise)… ce harcèlement n'est d'ailleurs pas toujours à sens unique. Combien de cadres supérieurs n'en demandant pas tant reçoivent des appels intempestifs le week-end ou des courriels datés du dimanche, 3 h 47 ? Il ne faut donc pas jeter les NTIC avec l'eau des dérives accompagnant toute nouvelle technique de la communication, de plus très à la mode. Outre leurs performances ahurissantes, elles déchargent le cadre de nombreuses tâches fastidieuses, permettent le travail à domicile ou dans des centres de voisinage, évitant trois heures d'embouteillages. Les visioconférences économisent quatre heures de train ou deux nuits d'avion, et le courriel est somme toute moins dérangeant que l'incessante sonnerie du téléphone.

Mais les NTIC génèrent une délocalisation croissante du travail aggravant le sentiment de surcharge de travail (I) en grignotant volens nolens la vie privée. Les entreprises cherchant à éviter que le poste de télévision interactif désormais posé sur chaque bureau équipé (i.e. un terminal avec accès Internet) ne soit utilisé abusivement à des fins personnelles, il faut réfléchir à son symétrique et limiter l'envahissement de la vie personnelle et familiale par la vie professionnelle (II) : dans l'intérêt bien compris des deux parties comme de la famille et de la société.

Délocalisation du travail et sentiment de surcharge

Ni le mineur de Germinal ni le sidérurgiste de Lorraine ne pouvait physiquement emporter du travail « pour avancer ». Et au bon vieux temps de la « force de travail », nos ingénieurs calculaient aisément la charge de travail en multipliant durée du travail par le rendement horaire.

Mais pour le travailleur du savoir ? Si l'on écarte le poids physique du portable, quelle est sa « charge de travail » ? Ce terme qui a fait son entrée dans le Code du travail à propos de la RTT des cadres correspond en effet au travail de demain, passant de la sécurité (physique) à la santé au sens du droit communautaire. Elle est moins visible, avant tout psychique et beaucoup plus subjective : ce qui est plaisir de la vitesse et signes extérieurs de pouvoir pour le salarié turbo né dans l'informatique et doté d'une forte puissance de travail (« Je ne vois pas le temps passer ») devient un fardeau pour le Diesel qui doit multiplier les heures de travail hors lieu de travail pour atteindre ses objectifs (« J'en ai plein le dos », au sens littéral), surtout si son éducation lui a fait intérioriser « travail vite fait, travail mal fait ».

« Au bureau, je réagis ; pendant les trajets, je téléphone ; chez moi, je travaille tranquille » : ce constat d'envahissement fait par de nombreux cadres malmène à l'évidence les fondamentaux du droit du travail, à commencer par la summa divisio travail/repos. Et Yves Lasfargue, inventeur de l'ergostressie associant plaisir et charge, d'évoquer le cadrus interruptus qui doit dans une heure répondre à 12 coups de téléphone et 8 courriels, forcément plus urgents les uns que les autres.

Avec ces laisses électroniques que sont les millions de mobiles professionnels (« où es-tu ? ») et autres portables socialement valorisants mais source de surinformation permanente, le moindre interstice temporel (qualifié de « temps mort » depuis les 35 heures) peut être utilisé pour travailler « 7 jours sur 7,24 heures sur 24 », comme le proclamait l'an dernier la publicité d'un grand de l'informatique ; ce qui, en raison du décalage horaire, n'est pas loin d'être vrai pour des cadres dont le correspondant habituel est à San Francisco ou Tokyo. Le forfait jours créé par la loi du 19 janvier 2000 avait voulu contourner l'insoluble calcul du temps de travail des cadres autonomes, en évoquant « l'amplitude de leur journée d'activité »… mais exigeant « un suivi de la charge de travail » (art. L. 212-15-3).

Cette nouvelle organisation sociale en forme de connexion-astreinte permanente plus ou moins volontaire n'est ni propice au repos ni de nature à favoriser une vie familiale normale : tout comme le travail à domicile n'est pas toujours bon pour le travail, et souvent mauvais pour le domicile. En termes plus juridiques, la Cour de cassation avait le 12 décembre 2000 jugé légitime le refus d'une secrétaire travaillant à son domicile de le faire désormais au bureau : modification du lieu de travail et fin des horaires libres. Et, le 2 mai 2001, elle estimait que refuser une modification d'horaires pourtant prévue au contrat pouvait être « légitimé par des raisons familiales impérieuses », idée reprise par la récente loi sur le travail de nuit. Imposer du travail hors temps de travail semble tout aussi contestable, et en cas de tensions individuelles ou collectives, la mémoire d'ordinateur des disques durs (ex. : date et heure de l'envoi des courriels) risque de donner des sueurs froides au DRH s'il s'agit de « travail commandé ».

Dégâts collatéraux prévisibles ?

– Contentieux en rattrapage d'heures supplémentaires et de repos compensateur sur soixante mois puisque ce travail gratuit était pratiquement exigé : « Les heures supplémentaires dont le paiement était demandé avaient été imposées soit par la nature ou la quantité du travail demandé, soit effectuées à la demande ou au moins l'accord implicite de l'employeur » (Cass. soc., 19 avril 2000).

– En termes de rupture :

Disciplinaire : « Le salarié n'avait pas commis de faute, ne pouvant accomplir le travail demandé dans un temps compatible avec ses horaires » (Cass. soc., 16 novembre 1999).

Ou pour défaut de réalisation des objectifs : « Le juge du fond avait constaté que les quotas fixés n'étaient ni excessifs ni irréalisables » (Cass. soc., 18 juillet 2001).

Avec le développement d'Internet sur les téléphones portables, la démocratisation des ordinateurs à la maison et les réseaux intranets spécifiques aux cadres supérieurs et dirigeants, cet envahissement ne fait que commencer.

Au-delà des solutions techniques visant à limiter cette surinformation, élément important du sentiment de surcharge de travail (interdiction du spamming, meilleurs logiciels de tri, moteur de recherche plus pointu, listes de diffusion nécessairement restreintes), quelles solutions juridiques ?

Que faire ? Rendre à César…

À l'instar des pays qui se dotent de lois (Pays-Bas, juin 2001) ou des conventions collectives sur la conciliation vie privée/vie professionnelle, il est souhaitable que, comme l'UE qui ouvre une négociation interprofessionnelle sur le télétravail, des accords d'entreprise mettent en place des règles de savoir-vivre au pays des NTIC. Trois pistes.

Droit à la vie privée et donc à l'isolement

« Vie privée : droit de se soustraire aux sollicitations des tiers » : ce droit, récemment constitutionnalisé et figurant dans tous les textes français et européens, doit trouver la place qui est la sienne. La Cour de cassation a adopté pour sa part une vision très tranchée : « La suspension du contrat de travail dispense le salarié de son obligation de fournir sa prestation de travail, de sorte qu'il ne saurait être tenu de poursuivre une collaboration avec l'employeur » (Cass. soc., 7 février 2001). Si, bien sûr, poursuit l'arrêt, « elle ne dispense pas le salarié, tenu d'une obligation de loyauté, de lui restituer les éléments matériels qui sont détenus par lui et qui sont nécessaires à la poursuite de l'activité de l'entreprise », la chambre sociale conforte ici sa très ferme politique jurisprudentielle de non-immixtion. Du domicile inviolable, on passe au temps privé efficacement protégé.

Temps de repos effectif

« Ce n'est pas seulement un travail commandé de manière plus ou moins diffuse qu'il faut prohiber, c'est toute forme d'intervention de l'employeur pendant le temps de repos : ni appel téléphonique ni fax. La qualité du repos commande une coupure totale, et la coupure psychologique ne peut exister sans coupure matérielle » (Dr. social 2000, p. 292). Quel cadre, et en particulier les parents de jeunes enfants, pourrait en privé raisonnablement contredire Philippe Waquet ? Les 11 heures de repos quotidien (C. trav., art. L. 220-1) comme les 24 heures de repos hebdomadaires (art. L. 221-4), auxquelles ne déroge pas le forfait jours, sont expressément qualifiées de « consécutives ». Contrairement à ce que pense la CJCE, le temps de repos n'est donc pas seulement le non-temps de travail ; paraphrasant un texte bien connu, le temps de repos effectif serait « le temps pendant lequel le salarié est à l'entière disposition de ses proches et doit se conformer à leurs directives, sans devoir vaquer à des occupations professionnelles ».

Responsabilité sociale de l'entreprise

Air France a signé le 25 juin 2001 avec l'ensemble des syndicats présents au comité de groupe européen une très large « Charte sociale et éthique » reprenant en particulier celle des droits fondamentaux de l'Union européenne (dont l'article 7 qui dispose que « toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale »). La Commission européenne a publié le 18 juillet dernier son « Livre vert sur la responsabilité sociale des entreprises », qui déborde largement le tête-à-tête employeur-salariés. Une bonne occasion de travaux pratiques est donc donnée aux entreprises voyant plus loin que le bout de leur bilan et ne voulant pas se contenter d'un marketing social faisant illusion le temps de la période d'essai.

Aux syndicats également de montrer qu'ils savent dépasser le syndicalisme de la fiche de paie pour négocier l'un des aspects essentiels de la vie de demain et qui met en cause les rythmes nécessaires à toute société. Paraphrasant en l'inversant la très complète charte NTIC Renault du 1er juillet 2001, ils pourraient par exemple indiquer : « L'utilisation des outils informatiques est limitée au cadre de l'activité professionnelle ; un usage professionnel des moyens de communication sur le temps de repos comme de congé est toutefois exceptionnellement admis pour répondre à des situations d'urgence. »

Le droit, science de l'organisation mais aussi système de valeurs, ne fait ici que rappeler les fondamentaux de la vie humaine… et de la loi de la pesanteur, y compris sociale : « Dans la vie, il faut marcher sur deux pieds. »

La revue Droit social organise le jeudi 18 octobre 2001 son 25e colloque sur « Droit du travail et nouvelles technologies de l'information et de la communication ». Renseignements : 01 554261 30 ou www.editecom.com.

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray

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