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Politique sociale

Le grand bazar des 35 heures chez les fonctionnaires

Politique sociale | DÉCRYPTAGE | publié le : 01.10.2001 | Frédéric Rey

Maigre moisson ! Alors qu'environ 52 000 accords de réduction du temps de travail ont été signés dans le secteur privé, on en compte seulement… 2 dans la fonction publique d'État. Après la Défense en juin, seul le ministère de l'Aménagement du territoire et de l'Environnement a joué les bons élèves de la classe publique en accouchant d'un texte sur les 35 heures au début du mois de septembre. Une fois de plus, l'État-patron s'exonère des obligations qu'il impose aux entreprises. Partout, ça coince. À l'Intérieur et à l'Éducation nationale, les négociations patinent. Aux Finances, seulement trois syndicats sur six sont restés jusqu'au terme des négociations pour décider, en définitive, en juillet, de ne pas signer de texte final. Même cas de figure à l'Agriculture ou encore à l'Équipement, un ministère plutôt modèle du genre pour le management des ressources humaines. Là comme ailleurs, le leitmotiv syndical est le même : pas de créations d'emplois, pas d'accord ! C'est uniquement parce que les ministères d'Alain Richard et d'Yves Cochet ont contourné l'oukase gouvernemental qu'un texte a pu être conclu.

À la Défense, 2000 emplois budgétés, mais restés vacants, vont être dégelés, et 171 postes vont être créés dans le cadre du budget 2002, s'ajoutant aux 80 000 emplois civils existants. « Nous avions posé le volet emplois comme préalable à toute signature », rappelle Jean-Jacques Manach, secrétaire de la Fédération des établissements et arsenaux de l'État (FEAE). Résultat, l'ensemble des organisations représentées ont paraphé des deux mains un accord d'autant plus généreux qu'il octroie dix-huit jours de RTT.

Chez le bizut Yves Cochet, la signature de la CFDT a été plutôt difficile à arracher. Après le feu vert de Bercy, le ministère a pu faire pencher la balance, en annonçant, à la rentrée, le recrutement de 500 agents pour 2002 pour un effectif actuel de 7 787 fonctionnaires. Mais les militants cédétistes ne sont pas toujours aussi conciliants. Comme à la Chancellerie, où la CFDT, en opposition à la ligne Notat, a refusé, dès le départ, de s'asseoir à la table de négociations. Les promesses de créations d'emplois en 2002, dans les ministères classés prioritaires, ou le dégel d'emplois vacants, comme à Bercy, n'y ont rien changé. « Depuis plus de dix ans, des postes sont supprimés, mais jamais dans les rangs des inspecteurs des finances, ironise Jacky Lesueur, chef de file de Force ouvrière au ministère des Finances. Nous avons mis en échec la réforme de Christian Sautter l'année dernière, ce n'est certainement pas pour avaliser aujourd'hui un accord qui ne crée aucun emploi ! »

Ce ministère très frondeur n'a pas été le seul à monter en pression. Juste avant l'été, des mouvements de grogne se sont produits à l'Équipement, à l'Agriculture ou encore à la Culture. La plupart des musées parisiens ont ainsi gardé porte close en plein début de la saison touristique. Et, à la rentrée, les syndicats de l'Éducation nationale, rejoints par ceux de la Jeunesse et des Sports, ont appelé à la mobilisation pour l'emploi. Le super-DRH des personnels de l'État, Michel Sapin, ministre de la Fonction publique, a beau évoquer – dans un langage qui fleure bon sa technocratie – une « situation de non-accord non conflictuelle », le terrain est bel et bien miné.

Conflits locaux en perspective

Le passage aux 35 heures promet ainsi de belles empoignades. Un connaisseur, Bernard Lhubert, responsable de la CGT Fonctionnaires, parie sur une multiplication des conflits locaux : « La tension va monter, avec un risque important de micro conflits comme en a connu, par exemple, La Poste. » La raison ? Après l'échec des négociations au niveau national, l'administration a adopté des textes de cadrage qui fixent les règles à suivre. Les responsables des départements ou des services ont donc jusqu'à la fin de l'année pour décider avec leur personnel et les syndicats des modalités d'application des 35 heures. Mais, sans créations d'emplois, il n'y a pas beaucoup de grain à moudre. Sans oublier que les syndicats n'ont toujours pas digéré le décret Sapin d'août 2000, instaurant un décompte annuel du temps de travail sur une base de 1 600 heures. « Déjà, parler de temps de travail effectif, c'est une révolution dans la fonction publique », souligne Bernard LeGall, responsable CFDT au ministère de l'Équipement. Alors en faire un décompte annuel… « L'annualisation est un vrai carcan, s'insurge Christian Boulais, responsable du syndicat des impôts aux Finances. La réduction du temps de travail doit être effective et ne doit pas remettre en cause nos acquis. » Chers privilèges. Le rapport Roché, commandé par le gouvernement pour faire la lumière sur le temps de travail dans la fonction publique, avait montré l'extraordinaire disparité des pratiques. La mise en œuvre de la réduction du temps de travail devrait être l'occasion d'harmoniser les différentes durées du travail en introduisant une certaine équité entre les agents. Personne au-dessus du plafond de 1 600 heures, mais personne au-dessous ! Seuls les agents déjà soumis à une forte flexibilité ou affectés à des travaux pénibles pourront théoriquement déroger aux 1 600 heures annuelles. Ce qui signifie, par exemple, qu'enseignants et policiers, qui travaillent moins de 35 heures, ne devraient pas bénéficier de la RTT. En théorie, car leur cas est loin d'être réglé.

Bref, le dossier est bien enlisé. Un exemple ? Les personnels techniques de l'Éducation nationale. Ils travaillent actuellement 39 heures et bénéficient de neuf semaines de congé, soit au total 1 505 heures par an. Ils devraient être logiquement redevables de 95 heures à leur établissement. Une bonne partie des négociations a consisté en des tours de passe-passe pour atteindre artificiellement le plancher de 1 600 heures. « Toutes les heures travaillées le samedi matin comptent double », proclame ainsi Gérard Aschieri, secrétaire général de la FSU. Mais comment faire avaler ça aux 900 000 enseignants, qui n'en bénéficieront pas ? Certes, en contrepartie, ces agents techniques devront travailler entre 32 et 35 heures les semaines où les élèves sont présents et entre 40 et 42 heures durant certaines périodes de congé scolaire. « Mais cela risque de tirailler fort, prévient Jean-Luc Villeneuve, responsable du Sgen-CFDT. Je ne vois pas comment ce personnel va pouvoir assurer ses missions alors que le déficit en emplois est évalué à 30 000 postes. »

Ce plancher de 1 600 heures a d'autres répercussions pour les 3 millions d'agents de la fonction publique d'État. Car, en plus des cinq semaines de congés payés, les fonctionnaires bénéficient de jours supplémentaires ou d'autres bonus accordés au fil du temps. La sixième semaine, par exemple, a été largement octroyée, même si on la dénomme de façon différente selon les ministères. À la Culture, c'est la semaine Malraux, au ministère de l'Emploi, la semaine Mai 68. Comme dans le privé, tous ces jours seront théoriquement ratissés, ce qui diminuera d'autant la réduction du temps de travail. Mais les syndicats s'apprêtent à défendre chèrement leurs précieux acquis.

Deux jours de vacances en plus

Car d'autres menus avantages risquent également de pâtir du décompte annualisé. On déduit ainsi aux fonctionnaires 8 jours fériés, alors qu'il y en a 9 ou 10 en réalité. Les agents ont droit à 2 jours supplémentaires s'ils fractionnent leurs congés. Une compensation qui s'est transformée en 2 jours supplémentaires de vacances ! « Mais c'est réglementaire, il n'était pas possible d'y toucher », affirme Bernard Pécheur, secrétaire général du ministère des Finances. Ces petits privilèges n'empêchent pas les syndicats d'en vouloir toujours plus. « Nous étions prêts à signer en 2000 un accord interministériel, observe Michel Perrier, secrétaire général de la CFDT Fonction publique. Le gouvernement a préféré renoncer à la négociation pour passer par voie de décret. Il ne faut donc pas s'étonner de ces crispations sur l'emploi et les 1 600 heures. » Face à la mobilisation syndicale, certains ministères ont lâché du lest. Aux Finances et à la Justice, les autorisations exceptionnelles d'absence ont été assimilées à du temps de travail effectif. Leur acception est très large : fête religieuse, déménagement, examen médical, préparation aux concours, événement familial, rentrée scolaire, etc. Pour beaucoup de syndicalistes, un bon accord est celui qui contourne le plus le fameux plancher des 1 600 heures. La Défense a finalement conclu un accord avec tous ses syndicats… grâce aux deux jours d'ancienneté conservés, en plus des dix-huit jours de RTT.

Mais, au petit jeu de la surenchère, ce sont les puissants syndicats de Bercy qui se sont montrés les plus forts : les deux jours exceptionnels dont bénéficient les 60 000 agents de la comptabilité publique sont désormais assimilés à des jours fériés et conservés en l'état. La générosité de Bercy est sans égale : les chefs de service peuvent accorder, à titre individuel, « des repos compensateurs en considération de contraintes de travaux sans qu'il soit nécessaire de définir une dérogation réglementaire aux 1 600 heures ». Pour un spécialiste des arcanes des Finances, « la formulation est assez floue pour permettre le maintien de jours d'usage local ». Dans une préfecture, ces tolérances peuvent représenter jusqu'à une semaine supplémentaire. Les inégalités entre fonctionnaires, censées s'estomper avec le passage aux 35 heures, ont encore de beaux jours devant elles !

Casus belli à l'Équipement

Dernier objectif des syndicats : arracher le plus grand choix possible de modalités de réduction du temps de travail. Par exemple, le maintien à 39 heures avec jours de repos supplémentaires. Au ministère de l'Équipement, les syndicats en font un casus belli. « Notre crainte était que les directeurs locaux ne proposent que deux options de réduction hebdomadaire, à 36 ou 37 heures, explique Bernard Le Gall, responsable CFDT de l'Équipement. S'ils n'avaient pas cédé sur les vingt jours de RTT, nous allions droit au conflit. » De fait, la plupart des ministères ont intégré toutes les combinaisons possibles.

Pour Marcel Pochard, professeur associé à l'université Paris I-Panthéon-Sorbonne et ancien directeur général de l'administration de la fonction publique, « un des moyens les plus sûrs d'obtenir des gains de productivité dans certains services, notamment centraux, c'était de réduire le temps de travail hebdomadaire. Il est plus facile de faire en 35 heures ce que les agents faisaient en 37. Il aurait été préférable de ne pas proposer de façon indifférenciée et aussi libre toutes ces modalités. Alors que cette réduction du temps était à l'origine une formidable occasion de revoir l'organisation du travail, le pire des résultats serait de finir par constater que les fonctionnaires ont obtenu des semaines supplémentaires de congé sans contrepartie. » Certes, les textes instaurent des périodes rouges pour la prise de ces jours. Mais ils permettent parfois de les accoler à des congés. C'est le cas à Bercy. « Cette mesure ne va pas être simple à faire admettre, souligne Anne, employée aux impôts en Champagne-Ardenne. J'ai déjà entendu des collègues dire qu'ils vont être obligés de venir au bureau les jours où il y a du travail. » Sic !

Autant dire que le service public n'en sortira guère amélioré pour l'usager. Accord ou texte de cadrage en main, les responsables locaux ont la lourde charge de mettre en œuvre l'aménagement du temps de travail. À la Défense, première signataire d'un accord, le texte prévoit un système de modulation. Pour permettre de réduire les heures supplémentaires, le temps de travail sera organisé selon des cycles déterminés sur la semaine, le mois, le trimestre ou l'année. Certains ministères envisagent sérieusement… de recourir à la sous-traitance. C'est le cas à l'Environnement, où l'édition, la gestion d'immeubles, de parcs de matériels ou de véhicules vont être externalisées. Quant à un éventuel élargissement des horaires d'ouverture de certains services, il devra être soumis aux comités paritaires locaux.

« Dans la fonction publique, une des conditions de la réussite va dépendre de la volonté des directeurs des services de s'emparer de ce dossier », souligne Rose-Marie Van Lerberghe, directrice générale d'Altedia Ressources humaines. Mais il leur faudra tenir compte du rapport de force local. Pour un ancien syndicaliste du ministère de la Culture, le scénario est quasi cousu d'avance : « Personne ne se soucie d'une grève dans un petit musée de province, mais au Louvre… Dans certains cas, les directions rogneront sur la mission de service public en restreignant, par exemple, les heures d'ouverture. Dans d'autres, elles céderont probablement sur des créations d'emplois qui viendront encore gonfler les personnels précaires. » Un haut fonctionnaire partage le même pessimisme : « Confrontés aux pressions syndicales, les ministères vont transiger sur quelques ersatz d'organisation sans améliorer le service aux usagers. In fine, l'État se résignera à créer des emplois parce qu'il ne sait pas faire autrement. »

Déjà, les rares tentatives d'amélioration du service rendu à l'usager se heurtent à de fortes oppositions. À la fin du mois d'août, les 63 000 agents du ministère de la Justice ont tous reçu avec leur bulletin de paie une note de la Chancellerie proposant un marché aux fonctionnaires. En contrepartie d'horaires d'ouverture plus larges des différentes juridictions – de 8 h 30 à 18 heures en continu, au lieu de 9 heures à 17 heures avec une interruption au moment du déjeuner –, les agents pouvaient conserver 5 jours de repos compensateur. Dans les plus petites juridictions, les horaires ne changeraient pas. Les fonctionnaires auraient le choix entre une nocturne ou une ouverture le samedi matin. « Ça a fait hurler tout le monde ! s'exclame Brigitte Berchère, de l'Union des syndicats autonomes de la justice (Usaj). Tout cela sans création d'emploi et sans aucune garantie de récupération de ses horaires atypiques. » Résultat ? Les syndicats de la justice sont partis en guerre. Et le justiciable continuera d'attendre dans les palais de justice.

Quand Bercy crée des acquis supplémentaires

Quel va être le régime des jours de réduction du temps de travail (RTT) dans la fonction publique ? Pour les syndicats, aucun doute, ils doivent être assimilés à des jours de congé. Ce qui permettrait, par exemple, à un agent de pouvoir reporter ses jours de repos RTT en cas de maladie. Cette question n'a, semble-t-il, pas toujours été abordée lors des discussions. Lorsque c'est le cas, le traitement varie d'un ministère à l'autre. À l'Environnement, il est précisé que sur les vingt jours de RTT, six pourront être pris dans les mêmes conditions que des jours de congé légaux. Pour les agents du ministère des Finances, la règle retenue est beaucoup plus souple, même si les directions gardent un droit de regard sur leur utilisation. L'ensemble des jours de RTT seront gérés comme des congés. Ils pourront donc être accolés à des vacances, des journées non travaillées au titre du temps partiel ou encore des récupérations liées à l'horaire variable. Mais Bercy va encore plus loin en assimilant totalement le mode d'acquisition des jours de RTT avec celui des congés.

Ainsi, contrairement à la pratique en vigueur dans le secteur privé, aucun jour de maladie ordinaire ne vient réduire les droits aux jours de RTT. Autrement dit, les absences pour raison de maladie sont considérées comme du temps de travail effectif ! Cette complète confusion entre congé et réduction du temps de travail revient finalement à créer de nouveaux acquis supplémentaires pour les 180 000 fonctionnaires de Bercy.

Auteur

  • Frédéric Rey