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Enquête

RECLASSEMENT TAILLE BASSE POUR LES FILLES DE LEVI'S

Enquête | publié le : 01.01.2002 | Anne Fairise

Pas facile, pour les ouvrières peu qualifiées de Levi's, qui n'ont souvent connu que l'usine de La Bassée, de se recaser dans un bassin d'emploi sinistré ! D'autant que si le plan social du fabricant de jeans a été généreux, le dispositif de suivi n'a pas toujours été à la hauteur.

L'ancienne usine de jeans Levi Strauss a beau se dresser juste au bout de son petit jardin, Clarisse, 37 ans, ne sombre pas dans la nostalgie. Après dix-huit années passées derrière la machine, au dessin de poches « hirondelle », elle a vite tourné la page. « 120 en six minutes : j'étais la plus rapide ! » Deux semaines après la fermeture des ateliers, en mars 1999, elle entamait une formation d'aide médico-psychologique. Poussée par l'envie de reprendre des études trop tôt interrompues et par la peur du lendemain. « Nous étions deux, avec mon mari, à nous retrouver sur le carreau », explique l'ancienne mécanicienne de confection. Si, depuis, Gérard a trouvé un poste d'employé communal, Clarisse était toujours au chômage en décembre dernier. Près de trois ans après la fermeture de Levi Strauss.

À quelques maisons de chez Clarisse, Roseline n'a pas souhaité non plus continuer à travailler dans le textile : « Vingt-trois ans en confection, ça suffisait. C'était l'occasion ou jamais de changer. Et je savais que je ne retrouverai pas quelque chose d'aussi bien que Levi's », commente cette ancienne ouvrière, affectée au poste « bouton-boutonnière ». Son CAP de fleuriste en poche, elle vient enfin de trouver un CDD de huit mois. Malgré le salaire au plancher, les week-ends travaillés et les trajets quotidiens d'une à deux heures, elle s'accroche. Veuve à 42 ans, elle élève seule sa fille. Pascale, 39 ans, dont dix-sept chez Levi's (poste « boutonnière-braguette »), a manifesté la même volonté de s'en sortir. Décidée à travailler dans la vente, elle a vite fait volte-face devant les perspectives de temps partiel. Elle est retournée vers l'industrie, avec son travail posté et ses horaires décalés. Mais rien de très tangible pour le moment : quatre mois d'intérim seulement en 2001, et l'inquiétude qui monte à mesure que s'amenuisent les indemnisations de chômage, tombées aujourd'hui à 4 800 francs net. « Ce n'est pas facile de rebondir quand on n'a connu que la production », commente-t-elle.

On pourrait multiplier les témoignages à loisir. Les exemples de reconversions difficiles, la commune de La Bassée, dans l'ex-bassin minier lensois, en regorge. Le séisme déclenché par la fermeture de l'usine américaine a laissé des traces dans cette petite ville de 6 000 habitants dont elle était l'un principaux employeurs depuis trois décennies. « Levi's… c'est l'un des pires taux de reclassement que l'on ait connus », soupire-t-on à l'ANPE locale. Le dernier bilan réalisé en février 2000 par le cabinet Essel, retenu par l'entreprise de La Bassée et le comité d'établissement pour accompagner les salariés et les aider à remettre le pied à l'étrier, était déjà sans appel : sur les 536 salariés licenciés, seuls 95 avaient retrouvé un poste en CDI, en CDD ou en intérim. Soit 18 % des ex-Levi's. Et 12 % étaient partis en formation.

Une douche glaciale

Ce que sont devenus aujourd'hui les anciens Levi's ? À vrai dire, tant à l'agence pour l'emploi qu'à la direction départementale du travail, de l'emploi et de la formation professionnelle, personne ne le sait. Les ANPE locales ne suivent pas les chômeurs en fonction de leur entreprise d'origine. Restent le bouche-à-oreille et les estimations des anciens représentants syndicaux. « 200 personnes doivent avoir retrouvé quelque chose, pas toutes en CDI. Et c'est peut-être optimiste », estime Joëlle Martins, ex-déléguée CFDT de Levi Strauss et ancienne secrétaire du comité d'entreprise. Marie-Thérèse Couvreux, son homologue de la CGT, table sur une centaine de solutions durables trouvées. « Si on avait su, on se serait davantage battues. » « Les filles de Levi's », comme elles se nomment elles-mêmes, ont pourtant donné beaucoup de fil à retordre à la multinationale américaine. Une fois le choc passé. Car la douche a été glaciale quand, en septembre 1998, Levi's, invoquant la sur capacité de production consécutive à la baisse des ventes en Europe, a annoncé sa décision de fermer un tiers de ses usines européennes. À commencer par les quatre établissements les plus coûteux : La Bassée et trois sites belges.

La Rolls-Royce du textile

« C'est simple, je n'y ai pas cru », commente Joëlle Martins. Le groupe était bénéficiaire et Bob Hasse, le P-DG américain, était venu en personne féliciter le personnel quelques mois auparavant, en saluant « la qualité remarquable de l'usine ». Drapé du maillot rouge et or du Racing Club de Lens, alors champion de France de football, il avait même promis à chacun une prime équivalente à un an de salaire si la société atteignait ses objectifs. Il y avait certes eu des signes avant-coureurs : une forte réduction de voilure en Amérique du Nord avec la fermeture de 11 usines, l'annonce de mesures de restructuration et, à La Bassée, quelques jours de chômage technique… « Mais on ne s'était rendu compte de rien. »

La mobilisation est vite montée, de part et d'autre de la frontière franco-belge, avec des stratégies différentes. « On n'a pas fait ce que Levi's escomptait », commente Joëlle Martins. Pas de débrayage ni de production minimale à La Bassée : les salariés, à la différence de leurs confrères belges, ont maintenu la production, à la demande de l'intersyndicale CFDT-CGT-CFTC. Ils ont manifesté à Lille, Paris, Bruxelles. Sont allés frapper à toutes les portes, celles des députés locaux, de Martine Aubry, alors ministre de l'Emploi et de la Solidarité, et de Christian Pierret, le secrétaire d'État à l'industrie. Ils ont cherché à médiatiser le conflit tout en proposant des solutions alternatives : le passage aux 35 heures, puis une baisse de 10 % des salaires approuvée par référendum auprès des salariés… Sans succès.

Ce n'est que début 1999, alors que les usines belges avaient déjà fermé leurs portes, que l'intersyndicale a dû se résoudre à discuter du plan social. « Jusque-là, on pensait pouvoir sauver l'usine », reprend la CFDT. La négociation durera quatre mois, après trois refus successifs des propositions de la direction. Jusqu'à ce que Levi's, face aux tentatives de grève de la faim, avance la date de fermeture de l'unité de La Bassée et améliore ses propositions. Bilan de cette lutte ? Un plan social particulièrement généreux, digne aussi de la réputation de Levi's. Car, dans le secteur textile, l'entreprise passait pour une véritable « Rolls-Royce », avec des salaires au-dessus de la moyenne. C'est « probablement la meilleure proposition jamais présentée dans le secteur de l'habillement », notait le comité d'entreprise à l'époque. Et dire que les syndicats se sont sentis « désemparés » quand il a fallu négocier. « On n'était pas outillé. Le plan social, c'est tabou dans les organisations syndicales », reprend Joëlle Martins. Au final, les Levi's sont partis avec une belle « prime à la valise ». Outre le préavis conventionnel de cinq mois de salaire, le personnel a obtenu une prime transactionnelle au prorata de l'ancienneté et, même, une indemnité pour préjudice moral de 27 000 francs. Ce qui, pour les plus anciens, a représenté jusqu'à 250 000 francs et au-delà…

Beaucoup d'argent sur la table

Les syndicats n'ont pas oublié le volet reclassement, avec trois mesures : une indemnité d'incitation versée aux entreprises recrutant des ex-Levi's, une aide à la création d'entreprise ou à la formation pour les salariés. « Cela fait beaucoup d'argent au total, reconnaît-on aujourd'hui côté syndical. On a fait croire à Levi's que peu de salariés partiraient en formation pour augmenter le montant de la prime. Puis on les a poussés à suivre une formation payée par l'entreprise. Résultat, les budgets prévus initialement ont été dépassés. » La multinationale a également offert à ses salariés les services du cabinet Essel, chargé de les accompagner dans leurs démarches, en liaison avec deux unités de reclassement de l'ANPE. Pendant dix mois, près d'une dizaine de conseillers ont reçu les salariés qui le souhaitaient dans l'antenne emploi installée au sein même de l'entreprise. Au programme ? La palette classique des bilans professionnels et des ateliers de technique de recherche d'emploi ou d'aide à l'émergence de projets, sans compter la diffusion des offres d'emploi collectées auprès des entreprises de la région.

Reste qu'aujourd'hui, avec le recul, les anciens représentants CFDT et CGT de Levi's jugent le dispositif « un peu court ». « Quand on voit les difficultés rencontrées par les anciens salariés, on se dit qu'on aurait dû négocier deux ans d'accompagnement. » Même constat du côté de la direction départementale du travail, de l'emploi et de la formation professionnelle. « Dix mois de suivi, c'est peu en cas de reconversion lourde. Parfois deux ans ou plus sont nécessaires », commente Philippe Dole, le directeur départemental qui a notamment suivi, en région parisienne, le plan social de l'entreprise automobile Chausson où il a fallu quatre ans pour trouver de « réelles solutions ». Sans compter, ajoute-t-il, « qu'un groupe de la taille de Levi's aurait pu s'impliquer davantage et laisser une représentation sur place pour régler les inévitables problèmes de reconversion professionnelle ». Si les services départementaux de l'emploi ne sont pas intervenus sur ce plan social, ils ont tenu néanmoins à donner leur avis. « Il paraît indispensable », indiquait la direction départementale, en février 1999, « de fixer une obligation de résultat », à savoir deux offres d'emploi proposées à chaque salarié et un taux de reclassement à atteindre. Un dernier point qui n'a pas été intégré, finalement, dans le plan social de Levi's.

Entrées à 18, voire 15 ans, avec un CAP

De fait, les écueils étaient nombreux. La majorité des ouvrières – 86 % des effectifs – étaient entrées à l'usine entre 15 et 18 ans, sans diplôme ou avec un CAP de couture. N'ayant connu qu'un seul employeur pour la plupart, les filles de Levi's n'ont pas été formées à la polyvalence. Elles ont effectué la même tâche des années, voire des décennies durant. Quant au taux de chômage de l'ex-bassin minier lensois, il s'élevait à 16,5 % à l'époque, bien supérieur à la moyenne nationale. Autre paramètre, les salaires versés par la multinationale américaine pouvaient atteindre jusqu'à 12 000 francs net, primes comprises, pour les ouvrières les plus productives. « Les salariés de Levi's se sont retrouvés confrontés à la réalité du monde du travail. On ne peut proposer que les postes et les salaires du marché. Or, dans le secteur de La Bassée, ils étaient au smic. 12 000 francs, c'était le salaire d'une secrétaire trilingue », commente aujourd'hui William Desplanques, ancien responsable de l'antenne emploi d'Essel. L'ANPE, comme le cabinet Essel, pointent un autre effet pervers : la prime importante, conjuguée au choix de la « convention de conversion » adoptée par la majorité des salariés – mesure permettant à l'époque un maintien quasi intégral du salaire pendant les deux premiers mois et plus de 70 % les quatre mois suivants –, n'incitait pas à la recherche immédiate d'un emploi. Et de souligner aussi la faible mobilité des ex-Levi's (évaluée à 10 kilomètres par le cabinet), habitués aux services de bus mis en place par l'entreprise américaine.

Difficile de faire le deuil de l'entreprise

Comme le résume le cabinet Essel, « il leur fallait accepter à la fois une baisse de rémunération, la mobilité et faire le deuil de l'entreprise. La majorité ont eu des difficultés à réaliser cette transition entre un milieu professionnel quasi familial et l'extérieur ». Conclusion du cabinet de reclassement : « Nous ne sommes pas responsables du bilan. » Même la CFDT en convient. « Les filles n'ont peut-être pas profité de tout l'accompagnement proposé. Levi's était une entreprise atypique, quasiment un cocon. Le cabinet a fait ce qu'il a pu », reprend Joëlle Martins. La vérité, c'est que près de la moitié des salariés licenciés n'ont pas souhaité adhérer à l'antenne emploi d'Essel ou être suivis par elle. Et, parmi ceux effectivement suivis, les deux tiers se sont vu proposer « deux offres valables de reclassement ». D'autre part, un tiers ont reçu au moins quatre propositions. Finalement, le cabinet annonce avoir récolté 654 propositions de postes, dont la moitié « en adéquation » avec les choix énoncés par les ex-Levi's.

Ce n'est pas l'avis de bon nombre de salariés. « On ne m'a proposé que des emplois en travail posté ou à mi-temps. Impossible quand on élève seule sa fille », commente Roseline, qui ne s'est pas sentie suffisamment accompagnée. « Les offres d'emploi étaient proposées à plusieurs filles en même temps, ce n'est pas sérieux », explique une autre. « Je n'ai eu qu'une seule proposition, en boulangerie ambulante, alors que j'ai suivi une formation de gestion de stocks et de cariste », note pour sa part Marie-Thérèse Couvreux, 51 ans. Cette ancienne du poste « couture dos » a, depuis, multiplié les petits boulots, retournant même travailler dans la confection. Aujourd'hui, elle fait des remplacements dans une cafétéria d'hypermarché, 35 heures en horaires décalés payées 5 200 francs net. « Des propositions qui collaient à nos choix ? Cela reste à voir. Moi, j'ai fait une formation à la vente qui m'a d'ailleurs beaucoup plu. J'ai eu deux offres mais elles ne correspondaient pas à mon profil : vendre des tondeuses dans une jardinerie ou de la menuiserie par téléphone, c'était trop technique. Je ne m'en sentais pas capable », renchérit Patricia Hugo (poste « pose poche »), passée du statut de demandeuse d'emploi à celui d'intermittente du spectacle depuis un an. Avec quatre autres anciennes de Levi's, elle a été choisie par le metteur en scène Bruno Lajara pour jouer dans la pièce 501, Blues, qui entame sa deuxième saison.

Difficile de trancher. « Quelle que soit la qualité d'un plan social, on ne peut rien faire si les salariés ne s'impliquent pas », reprend-on sans ambages à l'ANPE. « Ce n'est vraiment pas évident de repartir de zéro à plus de 40 ans. Les salariés n'avaient pas fait leur deuil, et moi-même encore aujourd'hui, je me demande si je l'ai fait. J'ai passé vingt-neuf ans chez Levi's. C'est la moitié d'une vie ! Il aurait fallu laisser les salariés souffler quelques mois, le temps de se refaire une santé. Ainsi, ils auraient profité totalement de la cellule de reclassement. C'est quand elle s'est interrompue qu'ils en ont eu le plus besoin », reprend Joëlle Martins (poste « baguette »). L'ancienne déléguée CFDT de Levi Strauss a retrouvé un emploi dans un cabinet de consultants en tant qu'assistante de direction. Elle a monté une nouvelle formation que le cabinet propose aux comités d'entreprise. Sur les plans sociaux. « Pour que les syndicalistes ne soient plus pris au dépourvu »…

Mieux encadrer le reclassement
Suivi personnalisé, collaboration renforcée, évaluation des prestations…

On martèle le message dans le Nord : l'État ne s'est pas désintéressé du sort des ex-salariés de Levi's. C'est à la préfecture que le dernier bilan de la cellule emploi gérée par le cabinet Essel a été présenté en mars 2000. Et la direction départementale du travail, de l'emploi et de la formation professionnelle (DDTEFP) a participé à la « commission de suivi » qui a réuni, pendant toute la durée de la mission, les interlocuteurs concernés par le plan social (direction, syndicats, ANPE, Assedic et le cabinet Essel). Reste que les services départementaux de l'emploi ne sont pas intervenus sur le plan d'aide au reclassement, négocié par les syndicats et mis en œuvre par le cabinet Essel. « Nous n'avions pas de moyens d'action », commente-t-on à la DDTEFP. De fait, celle-ci n'intervient que dans des cas particuliers, comme une liquidation judiciaire, où elle finance en partie la cellule de reclassement, les fonds publics (7 000 francs par an et par salarié au maximum) lui donnant un droit de regard sur l'accompagnement.

Même si le reclassement est par nature très aléatoire, la DDTEFP du Nord a décidé depuis plus d'un an, pour améliorer les résultats, de mieux cadrer le fonctionnement des cellules de reclassement qu'elle finance. Dans le cahier des charges du cabinet prestataire, elle inclut un objectif de « deux ou trois offres d'emploi par salarié », un suivi personnalisé, mais aussi, « en cas de reconversion lourde », la signature d'un protocole d'accord entre le cabinet prestataire et l'ANPE, celle-ci étant étroitement associée à la commission de suivi. L'Assedic y participe aussi d'emblée. Mieux, les salariés ne relèvent plus de l'agence locale pour l'emploi la plus proche de l'entreprise, mais de celle située près de leur domicile. Ce qui leur permet d'avoir « un interlocuteur connaissant bien leur dossier ».

Outre cette collaboration renforcée et ce suivi interdépartemental via l'ANPE, la DDTEFP insiste aussi sur la présence des syndicats dans la commission de suivi. « Ils peuvent, le cas échéant, interpeller leurs anciens collègues et les remobiliser. Il faut que le suivi soit personnalisé au maximum. » Enfin, la direction a décidé d'évaluer les prestations des cabinets qu'elle a financés pour animer une cellule de reclassement : une enquête vient d'être lancée auprès de 1 500 bénéficiaires en 1999-2000. De quoi, commente Philippe Dole, le directeur départemental, « affiner le cahier des charges en partant de l'usager [et] faire le ménage entre les bons et les mauvais cabinets » de reclassement.

Auteur

  • Anne Fairise