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Repères

La dérive du « chacun pour soi »

Repères | publié le : 01.01.2002 | Denis Boissard

Cheminots, internes des hôpitaux, gardiens de musée, postiers, contrôleurs aériens, employés de la Banque de France, surveillants de prison, policiers, gendarmes, éclusiers, fonctionnaires de l'Équipement ou de l'Agriculture, enseignants, douaniers… cela fait deux mois que la France connaît une rentrée sociale larvée, une sorte d'agitation permanente où les conflits catégoriels se succèdent les uns après les autres. Une traînée de poudre derrière laquelle s'essouffle un gouvernement pompier soucieux d'éteindre au plus vite tous ces foyers potentiels d'incendie.

Hormis les quelques salariés du privé – ceux de Moulinex ou de Bata, par exemple – qui se battent pour sauvegarder leur emploi, c'est le secteur public qui est en première ligne. Le cocktail détonant entre un État-patron défaillant dans son management des ressources humaines, un dialogue social fossilisé dans des pratiques d'un autre âge et des syndicats englués dans un jeu de surenchère corporatiste met – une fois de plus – la sphère publique en ébullition.

En pointe de la conflictualité, comme d'habitude, la SNCF

Au grand dam des voyageurs, de plus en plus nombreux à avoir le sentiment d'être traités en usagers anonymes plutôt qu'en clients dignes de ce nom, en dépit des promesses réitérées de la direction. De conflits régionaux en mouvements revendicatifs un jour des conducteurs, le lendemain des contrôleurs ou des aiguilleurs… l'entreprise ferroviaire réussit le prodige de cumuler pratiquement le quart des arrêts de travail en France avec moins de 1 % des salariés de l'Hexagone. Il est vrai que, dans cette maison aux relations sociales antédiluviennes, les syndicats dégainent plus vite que leur ombre : un millier de préavis de grève y sont déposés bon an mal an… soit pratiquement trois par jour. Ubuesque !

Le virus de cette contagion revendicative est facile à identifier :

la proximité d'échéances électorales majeures attise les revendications de tous ceux qui misent sur un pouvoir politique plus compréhensif, parce que soucieux de sa réélection. Le passage au 1er janvier de toute la fonction publique aux 35 heures n'arrange rien. Pour au moins trois raisons. Primo, il intervient en pleine campagne préélectorale : quelle idée saugrenue le gouvernement a-t-il eue en retenant un tel calendrier ? Secundo, là où les entreprises ont procédé par la voie négociée, l'État employeur a le plus souvent agi de façon unilatérale, par arrêté, instruction ou circulaire. Tertio, l'égalitarisme qui prévaut dans le secteur public conduit les agents à comparer la diminution du temps de travail qui leur est octroyée avec celle accordée à leurs collègues des autres ministères. Ceci indépendamment des durées de travail initiales ou des contraintes respectives des uns et des autres.

Le processus est bien connu. On l'a vu fonctionner de façon caricaturale dans les mouvements successifs des policiers, des gendarmes, puis des douaniers. C'est l'échelle de perroquet : tout avantage obtenu par une catégorie de personnel est aussitôt revendiqué par une autre. Et ainsi de suite, selon un processus cumulatif : ce que les seconds ont acquis au nom de l'égalité de traitement avec les premiers est, par la suite, réclamé par ces derniers.

Cette fièvre corporatiste qui, année après année, finit par gagner tout le secteur public

(on l'a vu cet automne avec l'irruption des gendarmes dans le cortège des manifestants), est inquiétante. Tout d'abord, parce qu'elle s'assoit de plus en plus allégrement sur le principe, pourtant de nature constitutionnelle, de la continuité du service public. Le cynisme est de rigueur. Les salariés des transports font grève de préférence au moment des départs des Français en congés, les cheminots lors de l'inauguration du TGV Méditerranée, les postiers et les agents de la Banque de France pendant la période du passage à l'euro. Ensuite, parce que ces conflits à répétition ne sont rien de moins qu'un abus ou un dévoiement de l'exercice, lui aussi constitutionnel, du droit de grève. Initialement conçu comme un moyen de rééquilibrer le rapport de force inégal entre l'employeur et des salariés « subordonnés », le droit de grève est aujourd'hui devenu l'apanage d'agents du secteur public, protégés par la sécurité de l'emploi et occupant une position stratégique qui leur permet de se faire octroyer des avantages spécifiques, inaccessibles aux autres salariés. Notamment aux salariés précaires, privés, eux, de capacité d'action collective.

Il est grand temps que les pouvoirs publics réglementent,

comme le prévoit d'ailleurs le préambule de la Constitution, l'exercice du droit de grève dans les services publics. Le mécanisme du préavis est très insuffisant. Mais pourquoi ne pas s'inspirer de la procédure d'« alarme sociale », d'anticipation des conflits, négociée et mise en œuvre avec succès à la RATP ?

Auteur

  • Denis Boissard