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Enquête

LA FIN DE LA PAPERASSE SIGNE LA MORT DES OPERATEURS DE SAISIE

Enquête | publié le : 01.06.1999 | Valérie Devillechabrolle

L'informatisation galopante des services publics et des organismes sociaux va se traduire par la disparition de centaines de millions de formulaires.Au prix de l'évaporation de plusieurs milliers d'emplois. Une modernisation socialement mal engagée.

Cette année encore, les quatre millions d'internautes français en sont pour leurs frais. Officiellement, ils avaient la possibilité de télécharger leur feuille de déclaration de revenus par l'Internet. De la remplir et d'interroger les agents des impôts par le biais d'une judicieuse boîte aux lettres électronique. Voire de commencer à l'exploiter en procédant à une simulation de calcul de leurs impôts. En revanche, il leur était impossible de recourir au Web pour renvoyer aux services fiscaux leur « 2042 », comme on appelle cette déclaration dans le jargon de l'administration des Impôts. Parmi les 11 000 agents, plusieurs centaines, en partie mobilisés pour saisir au kilomètre ces quelque 37 millions de formulaires, auraient été brutalement court-circuités ! Les syndicats qui, depuis dix ans, ont érigé la défense de l'emploi ministériel en cheval de bataille, n'auraient pas manqué d'interpréter le fait comme une véritable déclaration de guerre ! Plutôt que de courir le risque d'allumer la mèche d'un nouveau conflit social, Bercy a donc préféré battre en retraite et laisser les contribuables internautes s'en remettre au bon vieux timbre, ou goûter, une nouvelle fois, aux charmes d'une petite balade nocturne, histoire de déposer ladite déclaration le 15 mars avant minuit.

Des millions de formulaires à la trappe

Pour autant, les 80 000 agents des impôts ne se font guère d'illusions sur les intentions de leur ministre en matière d'informatisation. Depuis le mois de mars, 80 % des 100 formulaires existants aujourd'hui sont téléchargeables à partir du site Internet du ministère. Parallèlement, dès le début de l'année prochaine, les entreprises devraient aussi pouvoir expérimenter la télédéclaration et le télépaiement de la TVA. Quant au fichier recensant les 24 millions de parcelles du cadastre, il sera bientôt numérisé par scanner. La plupart des 180 000 agents du ministère ont pris leur parti de cette évolution qui devrait se traduire par la disparition de centaines de millions de formulaires sur support papier. Aucun d'entre eux ne sait en revanche ce qu'il va devenir dans le cadre de cette nouvelle organisation du travail. « Les agents, haute administration comprise, ont le sentiment qu'un véritable ouragan s'apprête à déferler sur eux, sans qu'ils disposent du moindre abri pour y faire face », résume ainsi Bernard Brière, secrétaire général du syndicat CGT des Impôts.

D'où une nervosité croissante. L'an passé, les 2 500 agents des centres régionaux d'informatique avaient médiatisé leurs craintes en bloquant l'édition des déclarations d'impôts. Cette année, c'est au tour de l'ensemble des agents des impôts de manifester leur inquiétude : pas moins de 40 % d'entre eux ont cessé le travail à chacune des trois journées de grève nationale, organisées depuis la mi-novembre par leur intersyndicale. Quant à la réunion, le 13 avril, du comité technique paritaire ministériel, l'instance suprême de concertation présidée par Dominique Strauss-Kahn, elle « n'a, de l'avis de Thérèse Plantevin, secrétaire fédérale FO des Finances, donné aucune visibilité supplémentaire ».

Pis, avant même que le premier poste Internet ait fait son apparition dans les services, direction et syndicats ont d'ores et déjà commencé à croiser le fer à propos du nombre de suppressions d'emplois qui en découlera ! Si, côté syndicats, on se fait volontiers alarmiste, en évaluant l'impact de ces nouvelles technologies informatiques sur la seule Direction générale des impôts à quelque « 5 000 emplois en moins d'ici à cinq ans, jusqu'à 10 000 à un horizon de sept à dix ans », côté direction, on ne manque aucune occasion de souligner la faible productivité des services fiscaux français par rapport à leurs homologues étrangers.

« Les dépenses de personnel représentent en France 81 % des dépenses totales, soit 13 points de plus que la moyenne de l'échantillon des neuf autres pays étudiés », écrivent ainsi les auteurs d'un rapport de l'inspection générale des Finances, dévoilé au printemps. Quant à la nouvelle directrice du personnel du ministère des Finances, Marie-Laurence Pitois-Pujade, ancienne conseillère sociale du ministre Pierre Bérégovoy, elle botte en touche : « La moitié des agents ayant vocation à partir en retraite d'ici à 2 010, ces départs massifs devraient à peu près compenser les gains de productivité liés au développement de l'informatique, assure-t-elle, tout en reconnaissant que la gestion dans les deux ou trois prochaines années des métiers, des qualifications et des emplois devrait s'avérer particulièrement subtile. »

8 700 emplois en sursis à la Cnam

Cette focalisation sur l'emploi tend à occulter le principal souci des agents : l'évolution de leur métier et de leurs qualifications dans la future organisation. Un exemple : si la direction imagine volontiers que les agents des impôts libérés de toutes leurs tâches de saisie ont vocation à se redéployer vers les catégories de contribuables les plus complexes (cas particuliers, grandes entreprises, fraudeurs, etc.), rien n'est encore mis en œuvre pour étayer en conséquence le niveau d'expertise fiscale de ces agents. Au ministère, on minimise le problème dans la mesure où « bon nombre des surdiplômés recrutés pour des emplois de catégorie C remplissent d'ores et déjà les conditions pour occuper des postes en A », estime Marie-Laurence Pitois-Pujade. Reste que, lorsqu'il s'est agi de répondre par écrit aux 20 000 demandes de renseignements de particuliers reçues cette année par l'Internet (contre 3 000 l'an passé), les agents ont éprouvé quelques sueurs froides pour leur donner une réponse précise, compte tenu de la complexité de la législation fiscale.

Si ces quelques éléments augurent mal de la mutation sociale en cours, les agents pourront toujours se consoler en constatant que, au sein de la Caisse nationale d'assurance maladie des salariés (Cnam), l'accompagnement social des bouleversements informatiques laisse encore plus à désirer. « C'est assez lamentable », résume Jean-Louis Tardivaud, secrétaire général de la Fédération CFDT des personnels de la protection sociale. Depuis presque quinze ans, les informaticiens de cette branche de la Sécurité sociale se sont attelés à la mise au point d'un outil informatique permettant de remplacer la liquidation manuelle des 800 millions de feuilles de remboursement de soins annuelles par un échange de données informatisées avec les professions médicales. Dans les projections les plus optimistes de ses promoteurs, cet outil devait non seulement permettre d'absorber la croissance de la charge de travail liée à la progression, bon an mal an, de 5 % des dépenses de santé, mais surtout de faire l'économie d'un tiers des quelque 35 000 postes de la branche, tout en autorisant l'enrichissement des tâches des liquidateurs appelés à devenir de véritables interlocuteurs des médecins en matière de gestion des dépenses de santé. Après bon nombre d'errements, ce projet, qui a déjà coûté la bagatelle de 7 milliards de francs, s'est finalement concrétisé l'an passé avec l'envoi de la carte à puce Sesam-Vitale à tous les assurés sociaux.

Pour autant, les agents sont loin d'être au bout de leurs peines. Car la montée en charge de Sesam-Vitale est beaucoup plus lente que prévu, compte tenu des résistances du corps médical : neuf mois après son lancement, seuls 2,58 % des 110 400 médecins recensés sont équipés pour télétransmettre les feuilles de soins hebdomadaires. Paradoxalement, les responsables de caisse locale, qui avaient commencé à jouer la carte des nouveaux métiers, se retrouvent le plus en porte-à-faux. Un certain nombre de directeurs locaux, à l'instar de ceux du Calvados, du Val-d'Oise ou encore de la Seine-Saint-Denis, avaient déjà commencé à extraire de la liquidation des feuilles de remboursement de soins un certain nombre d'agents pour renforcer, par exemple, l'accueil des populations précaires. Or « soit ils n'ont plus les moyens de faire face à la production, soit ils sont obligés d'arrêter la diversification de leurs projets », souligne Jean-Louis Tardivaud.

Quant à l'impact de cette informatisation sur l'encadrement de proximité, « il n'a jamais été sérieusement étudié », constate Philippe Hourcade, responsable de la Fédération CGT des personnels d'organismes sociaux. Résultat, dans un certain nombre de caisses, les cadres sont dépassés : « Quand les uns en sont restés à un management de type taylorien pour contrôler les présences, une bonne partie de la motivation des autres est encore gaspillée dans la réalisation de statistiques pour la Cnam », confirme François Cochet, directeur d'Alpha Conseil. Même si elle reconnaît traverser « une période intermédiaire un peu difficile », la direction de la Cnam n'a pas renoncé à la suppression, à terme, de quelque 8 700 emplois. « Cet ordre de grandeur reste valable, assure Jean-Paul Phélippeau, directeur délégué aux ressources et numéro deux de la Cnam. Simplement, compte tenu des retards pris, nous n'y parviendrons pas avant 2003-2004. » Autrement dit, au moment où devraient intervenir les premières vagues de départs massifs d'agents à la retraite.

L'Apec sur le Web

« Magique ! » Jacky Chatelain, directeur général de l'Association pour l'emploi des cadres (Apec), n'a pas d'autre mot pour qualifier l'impact de l'Internet. « Alors que nos capacités d'accueil nous commandaient de limiter les prestations aux entreprises partenaires et aux cadres inscrits, l'ouverture de notre site a permis d'être accessible partout et par tous. » Dès la première année, et avec 5 % d'effectifs supplémentaires, 200 000 visiteurs se sont déjà connectés.

Cela a complètement bouleversé le travail des 620 collaborateurs de cet organisme paritaire et a nécessité un ambitieux programme d'investissement informatique et le doublement du budget formation. Les quelque 200 assistantes, qui se contentaient d'entrer des données administratives sur ordinateur, sont mobilisées pour aider les cadres à naviguer, via l'une des 360 stations Java des établissements de l'Apec. Une dizaine sont organisées en centre d'appels téléphoniques afin d'aider ceux qui préfèrent se connecter chez eux.

Quant aux 200 consultants de l'Apec, « ils vont pouvoir se concentrer sur leurs missions de conseil à plus forte valeur ajoutée », dit Jacky Chatelain. Par exemple, aider les cadres et les entreprises à bien formuler leurs recherches.

Auteur

  • Valérie Devillechabrolle