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Politique sociale

Représentativité syndicale : la rente du club des cinq

Politique sociale | DECRYPTAGE | publié le : 01.06.1999 | Frédéric Rey

Subventions, sièges d'administrateurs, détachements : les cinq grandes confédérations syndicales ont de sérieuses raisons de vouloir conserver le bénéfice de la représentativité légale. Sans ce traitement de faveur, les plus petites, la CFTC et la CGC, auraient le plus grand mal à survivre.

Attention, sujet tabou ! La représentativité des syndicats français laisse songeur tant elle relève davantage du mirage que d'une représentation réelle. En 1997, aux élections prud'homales, seulement 34 % des inscrits ont voté. Pire que pour une cantonale ! Plus récemment, cette épineuse question a resurgi à l'occasion de la signature par des syndicats minoritaires d'accords sur les 35 heures dans la métallurgie, le bâtiment et la banque, alors qu'ils sont contestés par les organisations majoritaires. Mais voilà, la loi autorise un syndicat reconnu représentatif au niveau national à conclure un accord au nom des salariés. « Les pouvoirs publics, souligne le consultant Hubert Landier, spécialiste des syndicats, ont créé un oligopole institutionnel qui, jour après jour, devient un peu plus artificiel. C'est un système totalement injustifiable dans ses principes démocratiques. » Ni les pouvoirs publics, ni les cinq confédérations concernées, ni même le patronat ne semblent prêts à remettre en cause les règles de représentativité. Seuls les syndicats qui ne bénéficient pas de cet avantage considèrent cela comme un scandale.

Une situation qui dure depuis 1945. Après guerre, les pouvoirs publics ont voulu écarter les organisations compromises dans la collaboration. À partir de plusieurs critères : l'attitude pendant la guerre, l'indépendance, l'expérience et l'ancienneté, l'importance des effectifs, l'authenticité des cotisations… Mais c'est un arrêté de 1966 qui a figé définitivement le paysage syndical en attribuant automatiquement une « présomption irréfragable de représentativité » à FO, à la CGC, à la CFTC, à la CGT et à la CFDT. Cette mesure fut étendue en 1996 à la fonction publique, où seules la Fen et la FSU sont également reconnues.

Une longue liste de privilèges

Pour pouvoir s'implanter dans une entreprise, les syndicats créés après cette date doivent notamment apporter la preuve qu'ils ont un certain nombre d'adhérents et que ceux-ci cotisent effectivement. Un long parcours du combattant que les syndicats représentatifs ne veulent surtout pas supprimer. Et pour cause. La représentativité est le sésame pour toute une série de prérogatives, d'avantages et de moyens d'action sans lesquels ils n'existeraient pas et qu'ils n'ont pas du tout envie de partager. « Pourquoi éliminer une rente de situation qui profite à ceux qui sont le plus anciennement implantés sur le marché syndical ? », ironise Jean-François Amadieu, professeur de gestion à l'université de Paris I.

La liste des privilèges est longue. Le plus important est sans doute celui du monopole de la négociation, réservé à tous les niveaux, qui permet de peser dans la vie sociale. On retrouve ainsi les leaders des centrales face au patronat, autour de la table des grandes négociations interprofessionnelles, ou face à l'État, pour discuter de l'augmentation du point indiciaire pour les fonctionnaires. « Que ce soit sur les 35 heures ou sur l'avenir des retraites, nous n'avons pas voix au chapitre », fait remarquer Auguste Blanc, le président de la CSL (Confédération des syndicats libres).

« Lorsqu'il nous arrive d'être reçus, souligne Gérard Gourguechon, porte-parole du Groupe des dix, c'est sur un coin de table et par un conseiller technique, et non par Martine Aubry. » Localement, c'est le même refrain : les confédérations interprofessionnelles sont représentatives de plein droit. Sans que personne ne puisse s'y opposer, leur seul nom suffit pour obtenir un délégué syndical et les droits qui s'y rattachent, et pour présenter des candidats au premier tour des élections du comité d'entreprise ou des délégués du personnel. Ou pour conclure un accord. « Tant que nous étions dans une période de forte croissance, explique le consultant Hubert Landier, cette pratique ne soulevait aucune objection. Aujourd'hui, avec les contreparties à la réduction du temps de travail demandées au personnel, ce consensus implicite s'effrite. »

100 000 mandats à se partager

Revoir ces règles impliquerait aussi une remise à plat de toute la gestion paritaire, qui ratisse tout le champ social, en particulier des domaines aux enjeux capitaux comme l'assurance maladie, les retraites, l'assurance chômage, les allocations familiales ou encore la formation professionnelle. Cet énorme gâteau, le club des cinq se le partage depuis cinquante ans. Jadis dans le consensus, aujourd'hui dans un contexte de forte rivalité. Épisode le plus sanglant de cette guerre, la CFDT a soufflé en 1996 l'assurance maladie à Force ouvrière, qui y régnait en maître depuis 1967. En parallèle, les syndicats siègent au sein d'une myriade d'organismes locaux, nationaux ou internationaux, comme les comités régionaux ou départementaux de la formation professionnelle, le Conseil supérieur de la prévention des risques professionnels, le Bureau international du travail (BIT).

À elle seule, la CGC dispose de 14 000 mandats. La CFTC en détient à peu près autant, FO, la CFDT et la CGT deux fois plus. Le nombre total de mandats syndicaux dans toutes ces instances dépasse ainsi la barre des 100 000. Comme les syndicats ont du mal à trouver des militants prêts à remplir des fonctions souvent bénévoles, ils battent le rappel auprès de leurs adhérents retraités. À la CGC, on ne cache pas que, sans les anciens, 50 % des sièges resteraient vides. « Par le biais d'un mandat dans une caisse primaire d'assurance maladie, un de ces retraités représentait la CGC dans soixante-dix conseils d'administration d'hôpital, raconte un adhérent en activité. Nous avons dû le débarquer non sans mal à 80 ans. »

Mais l'autre intérêt du paritarisme est d'ordre financier. Les cinq confédérations et le patronat y puisent d'importants moyens d'action. Ce sont, par exemple, les subventions versées par la Cnam pour la formation à l'hygiène et à la sécurité. Dans le secteur de la formation professionnelle, 1,5 % de la collecte des fonds (17 milliards de francs en 1997) est affectée aux syndicats au titre du fonctionnement des organismes collecteurs (remboursement des frais de déplacement, d'hébergement, indemnisation de formation des administrateurs…). Les pouvoirs publics y vont aussi de leur poche. Les syndicats reçoivent des subsides de la part du ministère du Travail pour la formation syndicale des militants et notamment des conseillers prud'homaux. Matignon alloue des crédits pour permettre aux syndicats de financer des programmes de recherche auprès de l'Institut de recherches économiques et sociales (Ires).

À combien s'élèvent ces rentes ? Comment est utilisé cet argent ? Les syndicats sont avares de confidences. Dans le rapport financier du dernier congrès de la CGT, Lydia Brovelli, secrétaire confédérale, indique que « les versements syndicaux (les cotisations des adhérents, NDLR) ne représentent qu'une partie des ressources des unions départementales et des fédérations ». « Ces organisations recueillent près de 100 millions de francs de ressources externes. » Pas question de creuser davantage le sujet. « Tout le monde freine des quatre fers, confie le conseiller social d'un responsable politique. Changer les règles de la représentativité, cela revient à mettre la main sur cet argent et à tuer la CFTC et la CGC, tandis que Force ouvrière serait aux abois. Même la CGT et la CFDT auraient plus à y perdre qu'à y gagner. » « Ce serait mettre le feu à la mèche ! prévient Christian Larose, patron de la Fédération textile de la CGT. Sans ces aides, nous serions fortement amputés, faute de syndiqués suffisamment nombreux. Dans ma fédération, les cotisations ne couvrent qu'un tiers du budget. Et c'est partout pareil. »

Au niveau de l'entreprise, mêmes enjeux. Être un syndicat représentatif se traduit par des crédits d'heures pour les délégués syndicaux, la liberté d'afficher, de distribuer des tracts et l'affectation d'un local. Dans la fonction publique, sans représentativité, impossible de bénéficier du détachement de permanents. L'Éducation nationale met à la disposition de ses syndicats l'équivalent de 1 520 postes, un pour 2 000 agents. Plus généreux, le ministère des Anciens combattants prévoit un détachement pour seulement 350 agents. « À l'hôpital de Fréjus, où Sud fait un score de 20 % aux élections locales, le syndicat, s'il était représentatif, pourrait bénéficier de l'équivalent de deux temps pleins », déplore Patrick Alloux, responsable de Sud CRC. Dans les grandes entreprises privées, pourtant, les syndicats sont parfois aidés par leur direction. À Casino, par exemple, les syndicats perçoivent un montant uniforme de 200 000 francs et une part variable en fonction des résultats aux élections.

À La Poste, la contribution financière, à la fois forfaitaire et variable, est échelonnée selon les syndicats entre 64 000 francs et 537 000 francs… « Mais est-ce forcément rendre un service aux militants ? s'interroge Jean-Luc Cazettes, secrétaire national de la CGC. Le syndicalisme pâtit de ne pas avoir suffisamment de moyens, mais il peut aussi souffrir d'en avoir trop. » « L'appareil syndical constitue aujourd'hui une caste complètement déconnectée de la base et des réalités du travail », renchérit Henri Célié, responsable de SUD Rail.

Le nec plus ultra, le CES ?

Aspirés par le pouvoir, certains font une carrière syndicale comme on le fait en politique. Parvenus au sommet, à la confédération, les leaders peuvent se voir confier la responsabilité d'une instance paritaire. Mais si Jean-Marie Spaeth, à la présidence de la Cnam, joue un rôle important dans les négociations avec les professions de santé, Jean-Luc Cazettes (voir portrait page 8) dispose de moins de pouvoir à la tête de la Cnav. « Mais lorsque j'explique que je gère un budget de 360 milliards de francs, cela me permet de faire jeu égal avec pas mal de patrons », s'amuse-t-il. Le nec plus ultra, c'est encore d'être nommé au Conseil économique et social (CES). Liberté de se déplacer gratuitement sur le territoire, divers avantages en nature, ouverture de droits à la retraite, sans oublier la fameuse cocarde épinglée comme un symbole de la réussite sur les pare-brise et 18 000 francs d'indemnité mensuelle… reversée au syndicat.

À la SNCF, les syndicalistes qui siègent au conseil d'administration sont, à la fin de leur mandat, nommés chevaliers de la Légion d'honneur. « C'est la consécration suprême, explique Henri Célié. Pour des gars issus du monde ouvrier qui ont dû parfois renoncer à une carrière professionnelle pour leur engagement syndical, c'est une reconnaissance. » On aurait tort de considérer ces questions d'ego comme un aspect anecdotique de la représentativité. « Qu'est-ce qui pose le plus problème dans la fusion des caisses de retraite Arrco et Agirc ? interroge Cazettes. C'est d'arriver à faire lâcher leur mandat aux administrateurs qui s'accrochent mordicus à cette carte de visite. »

Un club très fermé

Pas de quartier ! Au Gymnase Club, chez Disney ou encore au BHV, partout où l'Unsa essaie de s'implanter, les procès pleuvent, intentés par les autres syndicats auxquels se joint parfois aussi la direction de l'entreprise. « Nous avons actuellement 325 procès en cours », précise Alain Olive, secrétaire général de l'Union nationale des syndicats autonomes.

Comme l'Unsa, des organisations anciennes telles que la Confédération des syndicats libres (CSL) et de plus récentes comme le Groupe des dix, dont fait partie SUD, sont souvent sommées par le juge de fournir la preuve de leur représentativité, conformément aux critères de 1945. La bataille, très rude, tourne parfois au vinaigre. À la SNCF, la création de SUD Rail s'est soldée par 120 procès. En Lorraine, le jeune syndicat a dû fournir la liste de ses adhérents, liste récupérée par les autres syndicats qui l'ont carrément affichée dans l'entreprise… Dans la santé, SUD revendique 365 adhérents dans la moitié des centres de lutte contre le cancer sur un total de 9 000 salariés. « Nous sommes les deuxièmes en nombre de voix, souligne Patrick Alloux, responsable de SUD CRC, mais, le juge nous ayant déclarés non représentatifs, nous ne pouvons pas participer à la négociation de la convention collective, alors que la CFTC, qui compte seulement dix militants dans un seul centre, est reconnue. » Les distorsions éclatent aussi dans le public. « Au Conseil supérieur de la fonction publique d'État, CFTC et CGC réunies totalisent moins de voix que nous, explique Thierry Renard, responsable juridique de SUD PTT. Pourtant elles disposent chacune d'un siège et nous n'en avons aucun. »

Auteur

  • Frédéric Rey