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Politique sociale

Retraite : l'ouvrier en profite moins longtemps que le cadre

Politique sociale | ANALYSE | publié le : 01.06.1999 | Carine Fouteau

Travail pénible ou à risque et moins bonne couverture maladie sont les principaux facteurs expliquant que les ouvriers vivent moins longtemps que les cadres ou que les enseignants. Une inégalité dont le système français de retraite ne tient pas compte puisque, sauf exception, la durée de cotisation requise est la même pour tous.

Il fait chaud près des fours de l'usine d'Harry's France, à Vigny, dans le Val-d'Oise. Très chaud. Entre 40 et 45 degrés pendant les beaux jours. Et Chagabdine Mohamed passe huit jours au contact des fours à vérifier le réglage de la température, le temps de cuisson, la couleur et la forme du pain de mie. Il surveille aussi la production en amont, la fermentation de la pâte, et, en aval, le refroidissement du pain. Quelle que soit l'heure à laquelle cet ouvrier de 45 ans, qui fait les trois-huit, rentre chez lui, son premier réflexe est de s'occuper de ses jambes, de les passer sous l'eau et de les masser. Voilà vingt ans qu'il occupe ce poste et il lui en reste au minimum quinze à tenir au même rythme.

Des conditions de travail pénibles, du bruit, des gestes répétitifs, des températures élevées, des charges à porter, rares sont les ouvriers qui y échappent. Conséquence : arrivés à l'âge de 35 ans, ils ont une espérance de vie inférieure de six ans et demi à celle des cadres et des professions libérales puisqu'ils vivront en moyenne jusqu'à 73 ans contre 79,5 ans pour les deux autres catégories, selon la division Enquêtes et études démographiques de l'Insee. Les décès d'ouvriers entre 30 et 75 ans sont supérieurs de 18 % à la moyenne. Chez les cadres et parmi les professions libérales, à l'inverse, les décès sont inférieurs de 40 % à la moyenne dans cette tranche d'âge. Mais la palme de la longévité revient aux cadres de la Fonction publique et aux heureux représentants des professions intellectuelles et artistiques puisqu'à 35 ans ils peuvent espérer atteindre l'âge respectable de 81 ans (voir graphique). Ils sont suivis des agriculteurs, puis des professions intermédiaires. Les employés sont dans la moyenne, talonnés par les artisans, les commerçants et les chefs d'entreprise. Au bas de l'échelle, les personnels des services directs aux particuliers, notamment les employés de maison, et les ouvriers non qualifiés ont une espérance de vie de 72 ans au mieux.

Bien entendu, ces chiffres n'ont qu'une valeur statistique. Rien n'empêche le passage d'une catégorie socioprofessionnelle à une autre au cours d'une carrière. Mais comme l'a constaté l'Insee, parmi les hommes de 30 à 49 ans, plus de 60 % appartenaient en 1990 au même groupe socioprofessionnel qu'en 1982. Après 60 ans, alors que la majorité des personnes a quitté la vie professionnelle, les écarts entre les catégories sociales se maintiennent. Quant aux retraités précoces, ils ont une forte mortalité par rapport aux actifs, surtout s'ils étaient ouvriers, ce qui n'est guère surprenant dans la mesure où l'inactivité précoce résulte souvent d'un mauvais état de santé.

La pénibilité du travail en cause

La pénibilité du travail est au premier rang des facteurs qui expliquent ces inégalités devant la mort. Helena travaille comme femme de chambre dans un grand hôtel parisien et, à quelques années de la retraite, elle supporte de moins en moins les douleurs dorsales qui sont le lot de son activité professionnelle : toujours se baisser pour faire les lits, passer l'aspirateur ou nettoyer les salles de bains. À la retraite depuis quatre ans, Antonio, quant à lui, continue de sentir son dos dès qu'il fait un faux mouvement. C'est le résultat de plus de quarante années passées dans la construction à porter des charges lourdes à longueur de journée. Comme le confirme une étude récente de la Dares, les ouvriers font plus d'efforts et courent plus de risques que les autres catégories sociales. En 1998, 45 % d'entre eux déclarent que les déplacements à pied qu'ils effectuent sont longs ou fréquents, qu'ils risquent de faire des chutes dangereuses ou d'être atteints par la projection ou le déplacement de matériaux. La manutention de charges, qui concerne en premier lieu les ouvriers, est la première cause d'accidents du travail, toujours selon l'Insee : en 1994, elle était responsable de près du tiers des accidents de travail avec arrêt et de 31 % du nombre de journées perdues pour incapacité temporaire.

À cela s'ajoute le risque de pathologies liées aux mauvaises postures, qui provoquent des atteintes de la colonne vertébrale. Les gestes répétitifs sont à l'origine d'affections périarticulaires, comme les tendinites ou les douleurs aux épaules. Le bruit fait également partie des risques professionnels, contre lequel tous les ouvriers ne sont pas équipés : 30 % de ceux qui sont exposés à des sons d'intensité supérieure à 85 décibels plus de vingt heures par semaine n'ont pas de protection auditive à leur disposition. Or, ces nuisances sonores ont des répercussions sur le sommeil, sur les appareils cardio-vasculaire, neuro-psychique et digestif. Enfin, la pénibilité du travail est aggravée lorsque les salariés doivent « se dépêcher ».

Une couverturee maladie inégale

Les écarts d'espérance de vie entre les cadres et les non-cadres s'expliquent aussi par les comportements socioculturels. Notamment, par la consommation de tabac et d'alcool. Comme l'indique France Meslé, directrice de recherches à l'Ined (Institut nationale des études démographiques), les ouvriers sont particulièrement exposés à certaines tumeurs du larynx ou du pharynx. Ils présentent davantage de maladies de l'appareil digestif (qui incluent la cirrhose du foie), de l'appareil respiratoire et du système nerveux (parmi lesquelles la démence alcoolique). À l'inverse, les classes sociales les plus favorisées ont une éducation sanitaire plus importante. « Étant plus au courant des traitements et plus à l'aise avec le système de santé, les catégories socioprofessionnelles les plus aisées ont davantage de chance de prévenir certaines maladies, comme le cancer ou les maladies cardio-vasculaires », souligne cette directrice de recherches à l'Ined.

Autre facteur d'inégalité, les ouvriers sont souvent mal assurés contre le risque maladie et, même si l'on a assisté à une extension de la couverture complémentaire au cours des dix dernières années, ils restent la catégorie socioprofessionnelle qui a le moins profité de cette évolution. Selon l'Insee, les disparités d'accès aux soins se seraient même accentuées pour ceux qui sont les plus chers ou les plus mal couverts, en particulier les frais dentaires et ceux d'optique.

Solidarité à l'envers

L'une des failles du système français de protection sociale, c'est que les ouvriers ont une espérance de vie plus courte que les cadres mais que les régimes par répartition ne prévoient pas de compensation dans le calcul des pensions. « Le paradoxe, c'est que le principe général de la Sécurité sociale de non-discrimination selon les risques conduit à un système anti-redistributif », indique Didier Blanchet, chercheur Ined-Insee. En effet, pour une durée de versement de cotisations équivalente, un ouvrier va profiter moins longtemps de sa retraite qu'un cadre et contribuer indirectement au financement de la retraite de ce dernier. « Les ouvriers ont souvent commencer à travailler très tôt, dans des métiers difficiles. Quand ils arrivent à l'âge de la retraite, ils sont usés, ne touchent qu'une petite pension dont ils ne profitent pas longtemps : c'est ce que j'appelle la solidarité à l'envers », affirme Marcel Royez, secrétaire général de la Fnath (Fédération nationale des accidentés du travail et des handicapés). « La retraite reproduit en les amplifiant les inégalités de la vie active », ajoute-t-il.

Face à ces inégalités, les pouvoirs publics continuent à défendre le système de retraites. Ils avancent l'argument du principe d'universalité et de non-discrimination selon les risques, qui se traduit notamment par la non-modulation des taux de cotisation en fonction des écarts d'espérance de vie. « Le système s'éloigne donc d'une logique purement assurantielle qui vérifierait la neutralité actuarielle », peut-on lire dans le rapport du commissaire au Plan, Jean-Michel Charpin, remis récemment au Premier ministre. Ce qui justifie que les femmes, même si leur espérance de vie est plus longue que celle des hommes, ne cotisent pas davantage que ces derniers au cours de leur vie professionnelle ou ne perçoivent pas des pensions moins élevées.

Le second argument réside dans la prise en compte indirecte des catégories socioprofessionnelles par le biais de la segmentation des régimes complémentaires. Ainsi, au sein de certaines entreprises qui bénéficient de régimes spéciaux, l'essentiel des liquidations s'effectue avant 60 ans, voire avant 55 ans : l'âge moyen de départ en retraite en 1996 est ainsi de 53,5 ans à la RATP et de 54,1 ans à la SNCF. Mais on ne peut pas dire que tous les salariés de ces entreprises publiques soient soumis à un travail pénible.

Même si toutes les catégories d'agents ne sont pas soumises à la même réglementation, le secrétaire général de la Fnath regrette que ce type de bonifications concerne des entreprises entières plutôt que des secteurs d'activité définis très précisément en fonction de critères de pénibilité sans faire de distinction entre le secteur public et le secteur privé. Mais encore faudrait-il disposer d'une définition claire du terme de pénibilité. La Sécurité sociale plancherait actuellement sur le sujet, en s'inspirant de la législation sur les accidents du travail et la classification des emplois dangereux. Le rapport Charpin ébauche une première réponse dans ce sens : « Afin d'autoriser le départ anticipé des personnes qui sont actuellement sur des postes définis à risques ou pénibles par la législation du travail, des bonifications de durée d'assurance pourraient être accordées. » « Comme pour les accidents du travail, poursuit le commissaire au Plan, un tel dispositif pourrait prévoir une contrepartie financière des entreprises concernées. »

Articuler retraite, emploi et protection sociale

À l'OFCE, Henri Sterdyniak propose une autre solution : l'uniformisation des taux de remplacement selon un critère de niveau de salaires. « À titre d'exemple, l'objectif pourrait être d'obtenir un taux de remplacement net de 80 % pour la partie des salaires située au-dessous du plafond de la Sécurité sociale (soit de 11 100 francs nets) et de l'ordre de 50 % pour la partie des salaires comprise entre un et quatre plafonds. » Les propositions de la Fnath sont plus ciblées : « Il faudrait articuler le système de la retraite avec la situation de l'emploi et avec le système de protection sociale afin que les personnes qui sont trop usées pour continuer à travailler puissent bénéficier soit d'un droit à la retraite anticipée, comme cela a été le cas pour les travailleurs de l'amiante, soit d'un revenu de remplacement », affirme Marcel Royez.

À l'avenir, la pénibilité du travail pourrait être davantage prise en compte par le biais des préretraites, négociées dans le cadre des accords de réduction du temps de travail. Ainsi, c'est la promesse de faire partir à 57 ans, voire 55 ans, 10 500 salariés chez Renault et 12 500 chez Peugeot Citroën qui a incité les deux constructeurs à conclure un accord sur les 35 heures cette année. Les départs en préretraite seraient conditionnés par la prise en compte des années de travail pénible, notamment sur les chaînes d'assemblage, comme à PSA. Un exemple qui risque de faire école. Des secteurs comme le BTP et la métallurgie revendiquent à leur tour la possibilité de bénéficier de préretraites. Des dispositifs qui rendent probablement le système plus égalitaire entre ouvriers et cadres, mais qui compliquent le pilotage des régimes par répartition.

Surmortalité des inactifs et des chômeurs

Les ouvriers ne sont pas la seule catégorie sujette à une mortalité précoce. Les écarts d'espérance de vie entre les chômeurs et les inactifs par rapport aux actifs ayant un emploi se sont accrus au cours des années 90, selon l'Insee. Sur la période 1982-1987, les hommes au chômage en 1982 avaient, à âge égal, une mortalité deux à trois fois plus forte que les hommes ayant un emploi à cette date. Au début des années 90, bien que le chômage ait continuer à croître, la mortalité relative des chômeurs s'est accrue pour retrouver son niveau de 1975. Explications : chômage de longue durée, dégressivité de l'allocation chômage, précarité de l'emploi en cas de retour à la vie active…

Autant d'indices qui traduisent une aggravation relative de leurs conditions de vie. En fait, chômage et santé interagissent mutuellement l'un sur l'autre : un homme en mauvais état de santé risque plus de se retrouver au chômage et une situation de chômage peut altérer les conditions de santé d'une personne.

Quant aux inactifs, ils ont eu, sur les vingt dernières années, un risque de décès trois à cinq fois plus important que les actifs occupés du même âge. Ce résultat tient sans doute pour beaucoup au fait que l'inactivité est une situation marginale, et souvent durable, qui peut être le signe d'un mauvais état de santé.

Auteur

  • Carine Fouteau