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Vie des entreprises

Quand les employeurs se mêlent de ce qui ne les regarde pas

Vie des entreprises | ANALYSE | publié le : 01.06.1999 | Sandrine Foulon, Françoise Champeaux

Famille, santé, religion, sexualité, look… certains employeurs s'immiscent dans la vie personnelle de leurs collaborateurs. Si la jurisprudence protège de plus en plus la vie privée, l'intimité des salariés n'est pas complètement préservée. D'autant que les preuves tangibles de discrimination sont difficiles à recueillir.

Christiane Spender-Rocher est fatiguée. Dix ans de placard, « c'est fragilisant ». La Cour de cassation vient pourtant de lui donner raison dans la procédure qui l'oppose depuis une dizaine d'années à la société Satma, une filiale de Pechiney nichée à Goncelin, dans l'Isère. Cette laborantine de 57 ans y est entrée il y a trente-quatre ans, au contrôle, avant d'être promue à la recherche. Lorsque le laboratoire de recherche a été reconstitué après un an de fermeture en raison de restructurations dans l'entreprise, Christiane n'a pas pu le réintégrer.

« Satma m'a mutée dans un laboratoire de contrôle. Retour à la case départ, et perte de savoir-faire… » Le motif de ce déclassement, sans perte de salaire ni de coefficient ? L'activité concurrentielle de son époux, Paul. « Mon mari travaillait également dans la société. Il l'a quittée en 1987, après avoir été mis à l'écart pour raison syndicale. Il est devenu consultant dans le domaine des composants. » Un jour, en rentrant de vacances, Christiane ne peut plus entrer dans le laboratoire de contrôle de chromatographie. Les serrures ont été changées. « Le directeur technique m'a dit : “On pourrait vous licencier pour perte de confiance.”. » Interdiction de se rendre dans certaines zones de l'entreprise, d'utiliser des balances de précision…

Christiane saisit le conseil de prud'hommes, puis la cour d'appel, qui lui donnent tort. « Les interdictions imposées à la salariée constituaient une sanction décidée non pas en raison de son comportement, mais en raison de sa situation de famille », conclut, enfin, la Cour de cassation. L'entreprise ne souhaite évidemment pas polémiquer. Elle s'en tient aux décisions de justice, notamment celle de la cour d'appel, qui ne fait pas mention de sanctions mais explique par la restructuration de l'entreprise « le déclassement allégué ». Quant à l'interdiction d'accéder à certaines unités sensibles, elle est justifiée, toujours selon la cour – qui cite l'activité concurrentielle du mari –, par l'intérêt de la société à se prémunir contre tout risque d'espionnage industriel.

Pour la première fois pourtant, la Cour de cassation s'est prononcée sur une mise à l'écart. Et non pas, comme c'est plus souvent le cas, sur un licenciement. Cette évolution confirme une tendance : la protection de la vie privée des salariés est de plus en plus garantie (voir l'interview du professeur Gérard Lyon-Caen). Encore faut-il que ces derniers aient le courage d'intenter des actions en justice.

Les plaintes sont rares

Rares sont les employés qui, à l'instar du couple Spender-Rocher, s'accrochent de longues années, résistent aux appels au renoncement. L'épouse d'un cadre licencié se souvient encore de la réflexion de la secrétaire des prud'hommes chargée de réceptionner leur dossier : « Contre une banque ? Mais vous ne gagnerez jamais ! » Croulant sous les dettes, le mari avait négocié avec son employeur, un établissement bancaire, un renflouement de ses emprunts. À condition qu'il s'engage par écrit à ne pas contracter d'autres prêts. Le cadre signe, mais souscrit neuf autres prêts et se retrouve au chômage. L'employeur invoque la perte de confiance. Six ans plus tard, la Cour de cassation rend un arrêt favorable à l'employé. Les motifs du licenciement relèvent de la vie privée du salarié, son comportement n'a pas entraîné de trouble objectif caractérisé dans l'entreprise.

« Les contentieux liés à la vie privée restent très peu nombreux, constate l'avocat Christophe Pettiti, qui conseille essentiellement des entreprises. D'abord, parce que les nouveaux responsables des ressources humaines sont moins partie prenante. Un dirigeant, propriétaire de son entreprise, réagira sans doute de manière plus passionnelle. » Ce spécialiste du droit du travail constate une autre évolution. « Lorsque la vie privée du salarié entre en ligne de compte, comme l'activité concurrentielle du conjoint, le différend se règle le plus souvent avec une transaction. Le salarié part avec un chèque. » Claude-Emmanuel Triomphe, ancien inspecteur du travail à la Direction régionale de l'emploi et de la formation professionnelle de l'Ile-de-France, s'inquiète d'ailleurs de la montée en puissance de ces départs négociés. Autant de « sorties » dont la nature échappe à la justice. Ou à l'Inspection du travail. Un phénomène renforcé par la réticence des collaborateurs à se confier. « Culturellement, la vie privée n'est pas le terrain de prédilection de l'Inspection du travail, poursuit Claude-Emmanuel Triomphe. Elle passe loin derrière les questions d'hygiène et de sécurité, de temps de travail, de salaires, de droit syndical… » Les salariés évitent également les délégués du personnel. Même si ces derniers sont chargés, depuis la loi du 31 décembre 1992, de défendre les libertés individuelles, avec un droit d'alerte en cas d'atteinte aux droits des salariés. Mais la procédure d'alerte en trois étapes est jugée trop lourde, dans des cas où l'urgence doit commander.

« Nous recevons peu de plaintes, confirme Bernard Grassi, vice-président de l'association Villermé, qui regroupe des inspecteurs du travail. Ce qui ne signifie pas que les atteintes à la vie privée aient cessé. Certains salariés, notamment dans des cas de mobbing (harcèlement moral), baissent les bras, estiment qu'il n'y a plus rien à faire. De leur côté, les employeurs connaissent le droit. Ils savent qu'ils sont dans l'interdit légal ou moral et ils prennent des gants. »

La culture du non-dit

Les licenciements ne font plus jamais état de griefs liés à l'intimité. « J'ai traité le dossier d'une salariée licenciée pour faute grave, relate Benoît Évrard, délégué CFDT, responsable de la commission juridique à l'Union départementale de Lille. L'employeur a mis en avant sa vie conjugale pour justifier ses erreurs de caisse. Comme elle était mariée à un agent d'assurances qui avait besoin de fonds, il en a déduit qu'elle se servait dans la caisse. » Toujours selon le principe qu'un employeur ne peut sanctionner une faute non professionnelle, la justice n'a pas retenu cette extrapolation de nature privée et la faute grave a été requalifiée en cause réelle et sérieuse. Pas touche, non plus, à la liberté de consommer. Quand une salariée, secrétaire chez un concessionnaire Renault, a été licenciée par son employeur pour avoir acheté une Peugeot, les juges ne l'ont pas entendu de cette oreille. « Licenciement injustifié », concluent-ils en 1992. Unanimes, les syndicalistes, les avocats et les inspecteurs du travail reconnaissent que ce genre de « perle » n'existe pratiquement plus. Du moins par écrit.

Aux oubliettes, également, les règlements intérieurs farfelus. Savoureux, celui de l'entreprise Quo Vadis est devenu aujourd'hui un cas d'école. Sous l'impulsion du fondateur de la société, Pierre-Georges Beltrami, il interdisait explicitement aux salariés de se marier entre eux, de jouer aux courses, de se consentir des prêts… En 1992, la Cour de cassation a mis fin à ce diktat. « En l'absence d'écrits, tout devient beaucoup plus difficile à prouver. En outre, les éléments de la sphère privée ne constituent pas toujours le motif unique de licenciement », estime Cédric Porin, du service juridique de l'Union départementale CFDT de Paris.

L'embauche, un terrain sensible

Le licenciement de Félix Hayot, ancien agent de sécurité de la société Safeti (groupe Euroguard) aujourd'hui au chômage, est probablement le résultat de plusieurs facteurs. Début 1999, la société de surveillance du site du musée du Louvre perd le marché au profit de l'entreprise Goron. Cette dernière est tenue de reprendre 75 % des salariés et fait passer des entretiens de recrutement. « Les questions orales n'avaient rien à voir avec nos aptitudes professionnelles. Elles portaient sur les origines, la nationalité ou la résidence des parents, le respect du ramadan… L'employeur nous a également demandé si nous avions participé aux grèves de l'année précédente sur le site du Louvre », indique Félix Hayot. À l'issue de ces entretiens, Goron a décidé de ne pas reprendre dix-neuf salariés, sur un total de quatre-vingt-trois. Tous encartés CGT ou CFDT et, pour l'essentiel, d'origine étrangère. Mais « la discrimination syndicale est plus facile à démontrer que la discrimination raciale ou religieuse », remarque Félix Hayot. En mars dernier, le conseil de prud'hommes de Paris a conclu à une sélection à l'embauche et ordonné à l'entreprise Goron de refaire passer les entretiens.

Le cas Goron n'est pas isolé. Le recrutement entrouvre souvent la porte aux incursions dans l'intimité des salariés. La Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil), qui passe au crible les questionnaires de recrutement, fait systématiquement retirer les demandes concernant le permis à points, le numéro de Sécurité sociale, la profession des parents, des frères et sœurs, le nombre et l'âge des enfants… « Il ne faut pas non plus verser dans la paranoïa, souligne Sandrine Mathon, responsable juridique à la Cnil. Parfois, l'entreprise pèche par manque de communication. Derrière ces questions se cachent tout simplement l'organisation de l'arbre de Noël ou les primes de rentrée des classes. » Mais elles masquent aussi parfois d'autres intentions. En phase finale d'un recrutement, il n'est pas rare d'inviter le candidat avec son conjoint. Pierre, ingénieur de production parisien, s'est ainsi plié à l'exercice. Pour intégrer une PMI vosgienne, il a subi le feu nourri des questions du patron fondateur de l'entreprise sur son implication, celle de sa compagne, sur leur désir d'enfant(s)… « Le recrutement avec le conjoint peut se comprendre, notamment lorsqu'il s'agit d'un poste à l'international, nuance Maryvonne Labeille, consultante en recrutement au cabinet du même nom. Si le procédé peut prêter le flanc aux critiques, un employeur sait que la vie personnelle d'un candidat peut être “limitante” ou porteuse. » Plus litigieux encore, le procédé qui consiste à demander au candidat une liste de proches qui acceptent d'être contactés pour s'épancher sur la personnalité du candidat.

Pour préserver leur vie privée, le silence reste l'arme absolue et privilégiée des salariés. Même si les mentalités évoluent, le collaborateur dont le conjoint est en détention préférera taire la situation. « Nous n'avons jamais reçu d'appels concernant un licenciement directement provoqué par l'incarcération d'un membre de la famille, souligne Annick Dorléans, responsable juridique de l'Arapej, association de réinsertion des sortants de prison, qui a mis en place un numéro vert à l'intention des familles de détenus. Mais les pressions existent. La femme d'un commerçant incarcéré a vu son magasin déserté par les clients. Le cadre soupçonné de pédophilie qui sort de chez lui menottes aux poignets, au vu et au su de tout le village, jette l'opprobre sur sa famille. Un employeur peut faire comprendre au conjoint d'un détenu qu'il est devenu indésirable. D'eux-mêmes, certains salariés quittent leur emploi pour mettre quelques kilomètres entre leur univers professionnel et leur situation personnelle. »

Des employeurs mieux informés

Dans un autre registre, l'homosexualité dans le milieu professionnel demeure, malgré les discours progressistes, un tabou. « L'homophobie est difficile à prouver », explique-t-on au Centre gay et lesbien de Paris. Les rares exemples connaissent les honneurs de la presse. À l'image de ce clerc de notaire licencié pour faute grave. Son employeur n'avait pas apprécié de lire dans La Voix du Nord la condamnation de son salarié par le tribunal correctionnel pour aide au séjour irrégulier d'un étranger. Il n'avait pas non plus digéré la révélation publique de l'homosexualité de son collaborateur, qui a finalement obtenu gain de causse, six ans après les faits.

La santé fait aussi partie du domaine préservé. Cédric Porin a défendu une secrétaire de PME, atteinte d'un cancer, licenciée pour avoir désorganisé le bon fonctionnement de l'entreprise. Un bénévole de l'association Aides cite le cas d'un barman mis à la porte pour séropositivité. « On continue à se faire licencier pour maladie, note Claude-Emmanuel Triomphe. Sans craindre l'inquisition, la simple mention de “prise en charge à 100 %” sur la carte de Sécurité sociale renseigne un employeur sur l'état de santé du salarié. Il suffirait de délivrer deux cartes, l'une pour les soins médicaux et l'autre, complètement vierge, pour les démarches administratives. » Rester discret sur sa vie privée devient pourtant un exercice ardu. « Les niveaux hiérarchiques se sont estompés, poursuit Claude-Emmanuel Triomphe. Avant, on identifiait bien le chef et on ne lui faisait pas de confidences. Aujourd'hui, on fait “copain-copain” avec tout le monde. Du coup, les informations fusent beaucoup plus. » Volontairement ou non, les employeurs sont de plus en plus au fait de la vie privée de leurs salariés. À charge pour eux de tracer les frontières à ne pas franchir.

Tenue correcte exigée

À son retour de vacances, un chirurgien-dentiste a failli s'étrangler devant la métamorphose totale de son assistante.

De larges lunettes à monture argentée, une coiffure « trop vaporeuse » et un fard « trop soutenu » au goût du praticien.

Pour ménager la clientèle bourgeoise de ce cabinet réputé de Poitiers, le dentiste se sépare de sa collaboratrice. « Licenciement abusif », répondront les magistrats de la cour d'appel de Poitiers, dont l'arrêt a souligné les qualités professionnelles de cette salariée. Vingt ans plus tard, l'histoire recommence à Disneyland Paris. Au nom de l'image et de la culture d'entreprise, Mickey façonne ses collaborateurs à la mode du « grooming ». Pas trop de maquillage et de bijoux pour les femmes, pas de moustache ni de barbe pour les hommes. En janvier 1995, le tribunal de grande instance de Créteil enjoint à Euro Disney de revoir son code des apparences, attentatoire aux libertés des salariés. Même s'il n'y a plus de licenciements pour ce motif, les employés non conformistes sont affectés en « backstage », derrière la scène, sans contact avec la clientèle. À l'inverse, les « opérationnels » sont « onstage », avec une évolution de carrière plus attrayante. Les lois Auroux de 1982 ont expurgé les règlements intérieurs de toutes les prescriptions bafouant les libertés élémentaires. Désormais, les employeurs se retranchent derrière des critères objectifs. Pas de cheveux longs pour des questions d'hygiène, costume ou tailleur si on est en contact avec la clientèle.

Gérard Lyon-Caen : « L'application du droit du travail bute sur des questions de preuves »

Professeur émérite à l'université Panthéon-Sorbonne, Gérard Lyon-Caen est l'auteur du rapport sur les libertés publiques et l'emploi, dont est issue la loi de 1992 sur le recrutement et les libertés individuelles.

Près de dix ans après votre rapport, la vie privée des salariés est-elle mieux protégée ?

Mon rapport n'a eu que très peu d'impact. Quant à la loi de 1992, elle n'a jamais été appliquée. Aujourd'hui, j'observe une double tendance. Le contrôle des salariés, y compris dans leur vie privée, s'est fortement accru, sous l'influence prégnante des nouvelles technologies. Inversement, les salariés sont rendus plus responsables de leur travail, même s'ils sont moins harcelés par des contremaîtres, par une hiérarchie tatillonne.

Quelles évolutions peut-on encore attendre ?

Il y a trente ans, les hôtesses d'Air France n'avaient pas le droit de se marier, une institutrice d'un établissement d'enseignement catholique était licenciée du fait de son divorce.

Et puis, les juges se sont réveillés. Ils ont permis, ces vingt dernières années, des avancées considérables. Tout ce qui relève du travail, espace au sein duquel le salarié a des obligations envers l'employeur, est clairement séparé de ce qui relève de la vie personnelle. On ne peut plus reprocher à un employé d'être homosexuel, d'avoir acheté une voiture chez un concurrent, de porter une tenue négligée… En janvier, la Cour de cassation a affirmé le droit au respect du domicile familial, en se fondant sur la Convention européenne des droits de l'homme. Un employeur ne peut imposer à un salarié de déménager au titre de la mobilité professionnelle.

Et aujourd'hui ?

Nous entrons probablement dans une nouvelle phase. Le salarié n'est plus seulement protégé en tant que personne, mais son rapport au temps se transforme. Il devient de l'intérêt général que les salariés disposent de plages réservées à d'autres activités que leur travail. La définition actuelle du temps de travail effectif tient compte de la césure vie professionnelle/vie personnelle. Il y a donc des temps de vie qui ne doivent pas être affectés à des activités productives.

Quels sont les obstacles juridiques à une meilleure protection ?

Indéniablement, les questions de preuve. Les victimes éprouvent les plus grandes difficultés à démontrer les atteintes au respect de leurs droits. C'est sur ce terrain qu'il faut progresser. Selon une directive européenne pas encore transposée en droit français, si les faits font apparaître un risque de discrimination sexuelle, l'employeur devra démontrer qu'il n'y a pas eu violation du principe d'égalité de traitement. C'est finalement à l'employeur qu'il revient d'apporter la preuve de la non-discrimination, même indirecte.

Cet aménagement de la charge de la preuve est au cœur de bien des difficultés.

Auteur

  • Sandrine Foulon, Françoise Champeaux