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Vie des entreprises

Tempête sociale à Elf, beau fixe chez Total

Vie des entreprises | MATCH | publié le : 01.06.1999 | Thierry Roland

Rien ne va plus chez Elf, depuis l'annonce d'un plan social portant sur 1 300 emplois en France. Alors que son concurrent Total s'apprête à supprimer 300 postes de travail, sans remous. Le premier fait les frais d'une politique qui a privilégié le redressement financier de l'entreprise, alors que le second tire profit de sa stratégie de croissance.

Quel contraste, en ce printemps 1999, entre les climats sociaux des deux grandes compagnies pétrolières françaises ! À la Défense, seules quelques encablures de béton séparent les deux navires amiraux d'Elf et de Total, ces éternels rivaux du secteur énergétique. Mais, en passant d'une tour à l'autre, on pourrait facilement se prendre pour l'un des personnages de la série de science-fiction américaine « La Quatrième Dimension », qui changent d'univers en poussant une simple porte.

Plusieurs sections de l'immense tour Elf ont été déclarées « zones de grève » et, au troisième étage, où sont regroupés les locaux syndicaux, le PDG, Philippe Jaffré, subit les pires outrages par slogans et dessins interposés : « Allez-vous-en, monsieur Jaffré », ou encore « Wanted Phil Jaffré, tueur d'emplois » sont parmi les apostrophes les plus aimables. Pour protester contre les 1 300 suppressions d'emplois annoncées par le groupe en France, notamment dans le Béarn, à Pau et à Lacq, où se situent ses racines, une partie des services informatiques a été prise en otage par les grévistes, provoquant de graves perturbations dans l'activité du secteur exploration-production (EP), bien cadré dans le viseur du « chasseur de coûts » Philippe Jaffré.

Jaffré, le « grand méchant loup »

Au même moment, chez Total, le PDG, Thierry Desmarest, et son état-major sont en train de mettre la dernière main au rachat de la compagnie belge PetroFina, qui « ne devrait pas entraîner plus de 1 000 suppressions de postes dans le monde, dont moins de 300 en France », affirme Jean-Jacques Guilbaud, le DRH du groupe. Et cela dans le plus grand calme, sans le moindre mouvement de protestation syndicale, sans le plus petit arrêt de travail. Rien. Chez Total, devenu la première compagnie pétrolière française grâce à la reprise de PetroFina (et accessoirement la première entreprise industrielle du pays), on observe d'un air goguenard l'agitation frénétique qui règne à la tour Elf. « Tout cela ne nous concerne pas. Ici, on travaille », dit-on en substance cours Michelet.

À 53 ans, le successeur de Serge Tchuruk serait-il un magicien de la gestion des ressources humaines, et son homologue d'Elf le « grand méchant loup » déguisé en Hitler, façon Tex Avery, fort bien imité sur les murs du 3e étage ? Le raccourci est caricatural, mais le jugement porté par les syndicats est sans appel. « Le chaos qui règne en ce moment dans l'entreprise est le résultat direct d'un manque total de dialogue social, assène Claude Henry, délégué central CFTC d'Elf et l'un des plus virulents détracteurs de Philippe Jaffré. Depuis son arrivée il y a cinq ans, le PDG gère Elf avec des préoccupations exclusivement financières, en détruisant progressivement le tissu social.

Tous les grands accords, qu'ils portent sur la participation aux résultats et aux décisions, sur l'exercice du droit syndical ou sur la mise en place d'un comité de groupe européen, remontent à la présidence de Loïk Le Floch-Prigent. Jaffré, lui, n'a cessé de revenir sur les engagements pris, et cela d'une manière cassante et intransigeante. À force de n'écouter personne, il se retrouve aujourd'hui seul. Il en paiera les conséquences, car le mouvement actuel va coûter très cher au groupe. Il est clair qu'il doit partir. » Sévère réquisitoire, qui contraste avec les propos de Jean-Jacques Guilbaud, le DRH de Total. « Dans mon domaine, le groupe a pris un tournant fondamental dès la fin des années 80, retrace le directeur. À ce moment, nous avons cessé d'envisager les ressources humaines du seul point de vue administratif pour commencer à gérer les hommes et leur carrière en favorisant l'adaptation et la mobilité. Thierry Desmarest est très attaché à cette politique, lui pour qui les ressources humaines sont une vraie préoccupation quotidienne. C'est un homme de dialogue, à qui on peut tout dire. »

Un projet d'adaptation pour Elf

Comme les événements seraient faciles à décrypter si la réalité était aussi manichéenne ! Évidemment, il n'en est rien, et pour s'en convaincre il suffit d'interroger un membre de la direction générale d'Elf : « L'image de financier pur et dur que Philippe Jaffré traîne derrière lui n'a rien de surprenant. Il lui a bien fallu penser aux actionnaires dès son arrivée en 1994 et remettre à flot une entreprise qui était entraînée vers le gouffre par des prises de participation hasardeuses. » « Il serait erroné de penser que Philippe Jaffré ne se préoccupe pas de la cohésion sociale. Il est au contraire très attaché aux questions de motivation, de travail en réseau et de valorisation des individus au travers de leur parcours dans l'entreprise, comme le montre notre projet d'adaptation, baptisé Elf 2005. Toujours au chapitre de la cohésion, j'ajoute que nous travaillons beaucoup sur les valeurs et l'éthique des affaires via l'institut Elf, qui est l'un de nos principaux véhicules de formation interne », précise de son côté Michel Bonnet, qui vient de prendre la DRH des mains de Jean-Luc Vergne, parti rejoindre Jean-Martin Folz chez PSA Peugeot Citroën. « Croyez-moi, il n'est pas très facile, pour nos salariés, de s'entendre constamment demander s'ils ont bien connu Alfred Sirven et Christine Deviers-Joncour », affirme un autre dirigeant du groupe.

Décentralisation des RH

Côté Total, Jacques Dachary, le délégué central CFDT, fait de Thierry Desmarest et de son équipe dirigeante une description un peu moins rose que celle habituellement véhiculée par les gazettes : « Les méthodes utilisées sont certes intelligentes et habiles, reconnaît-il, mais il n'y a dans l'entreprise qu'une apparence de dialogue social, comme le montre le blocage dans lequel nous nous trouvons depuis un an sur la question des 35 heures et de la réduction du temps de travail. La DRH achète sa tranquillité en se montrant généreuse lorsqu'il s'agit de réduire les effectifs, mais aucun grand accord social constructif n'a été signé sous la présidence de Desmarest, c'est-à-dire depuis 1995. Le PDG ne se préoccupe guère de la gestion des ressources humaines, en réalité il délègue ces questions à une DRH plutôt technicienne dans ses approches, en lui donnant les moyens de sa politique. »

En fait, au-delà des divergences superficielles, les deux groupes présentent beaucoup de similitudes pour ce qui est de leurs politiques sociales. Leurs directions des ressources humaines sont structurées de la même manière. Elles coiffent la communication interne et externe, « avec le souci de parler d'une même voix en France et dans le monde, et cela en cohérence avec la stratégie d'ensemble », comme l'explique Michel Delaborde, le directeur de la communication de Total. Elles centralisent au niveau du siège « toutes les fonctions corporate », selon l'expression de Michel Bonnet chez Elf, c'est-à-dire la politique salariale, la gestion des carrières, la prévoyance et la retraite, le recrutement et la formation. Mais, dans les deux cas, la gestion « opérationnelle » des relations sociales est confiée aux DRH des filiales, qui jouissent d'un assez haut niveau de délégation. Une organisation qui, pour Jean-Jacques Guilbaud chez Total, « permet de rester en permanence en contact avec le terrain et d'anticiper les évolutions des différents métiers, notamment en termes d'effectifs ». Elles utilisent également des outils similaires, au premier rang desquels on trouve l'actionnariat salarié, très développé dans les deux groupes.

Sur ce terrain, Elf est en avance sur son concurrent, avec 5 % du capital détenu par 80 000 personnes travaillant ou ayant travaillé dans l'entreprise. Collectivement, les salariés sont déjà les premiers actionnaires du groupe, et ce n'est pas fini, Philippe Jaffré souhaitant atteindre aussi vite que possible le niveau de 7 ou 8 % du capital. Une politique que la CFTC ne critique pas sur le fond, mais sur la forme : « Jaffré veut développer l'actionnariat salarié, et c'est une bonne chose, mais dans le même temps il lutte contre tout ce qui permettrait d'associer davantage le personnel aux décisions, souligne Claude Henry. Sa préoccupation est avant tout de faire avaliser sa politique au moyen d'un actionnariat captif. »

Chez Total, là aussi sous l'impulsion du PDG et avec les mêmes réticences côté syndical, l'actionnariat salarié « pèse » 3 % du capital et continue d'augmenter. Dans les deux groupes, les stock-options concernent plus d'un millier de personnes, essentiellement des cadres. « C'est un puissant facteur de motivation pour l'encadrement, confirme Jean-Jacques Guilbaud. Il s'avère particulièrement efficace pour retenir les meilleurs éléments lors d'une acquisition, et nous ne nous priverons pas de l'utiliser pour intégrer les équipes de PetroFina. »

Des politiques de rémunération généreuses

Au chapitre des similarités, on trouve également un puissant effort de formation des deux côtés, Elf dépensant bon an mal an près de 1 milliard de francs dans ce domaine, Total y consacrant régulièrement 5 % de sa masse salariale. Les politiques d'intéressement, de participation et d'abondement aux plans d'épargne groupe sont généreuses et les salaires moyens sont de nature à faire rêver beaucoup de salariés d'autres secteurs : en 1997, et en brut, ils étaient de 29 600 francs chez Total, toutes catégories confondues ! « C'est la même chose chez nous. Sur ce plan-là, nous vivons forcément en osmose », reconnaît un cadre dirigeant du groupe Elf.

Pour gérer les carrières des cadres et identifier les hauts potentiels, les deux DRH utilisent des techniques très voisines. Total a institué des « gestionnaires de carrière », responsables du suivi de 200 à 300 cadres chacun. « Plus de 90 % de nos cadres dirigeants sont issus du groupe, détaille Jean-Jacques Guilbaud. Nous leur taillons des rémunérations et des parcours à leur mesure. » Chez Elf, on parle plutôt de « chefs de famille » chargés de suivre l'évolution d'une fonction donnée (informaticiens, financiers, ingénieurs de terrain, etc.) au sein d'une branche, mais l'idée est la même. Et Michel Bonnet parle de « gestion collégiale » pour les carrières des 350 principaux cadres du groupe, suivis directement par le comité de direction générale.

Ces outils ont permis aux deux groupes de gérer de profondes mutations depuis le début de la décennie, et cela sans explosions majeures, du moins jusqu'au conflit actuel chez Elf. À l'arrivée de Philippe Jaffré, en 1994, la compagnie employait 89 350 personnes. Aujourd'hui, ses effectifs en comptent 4 000 de moins. Mais en réalité il y a eu beaucoup plus de départs que cela, puisque Elf a effectué 28 000 embauches au cours des cinq dernières années, signe que les différents secteurs (l'exploration-production, le raffinage-distribution et la chimie, sans oublier la santé avec Sanofi, qui vient de se rapprocher de Synthélabo) ont subi de profondes modifications de périmètre via des suppressions de postes, et surtout d'importantes cessions d'actifs. Le DRH, Michel Bonnet, rappelle lui-même qu'Elf « a fait des plans sociaux dans le raffinage-distribution dès le début des années 90 et [qu'] ils se sont bien passés ».

À la permanence CFDT de Total, Jacques Dachary note que, à lui seul, « le secteur exploration-production a supprimé environ 300 postes tous les deux ans depuis 1986 ».

Pourtant, le groupe a réussi à maintenir ses effectifs autour de 55 000 personnes entre 1990 et le récent rachat de PetroFina, qui signifie l'arrivée de 15 000 salariés supplémentaires. « Hors acquisitions, notre croissance nous permet d'être au minimum à effectifs constants, c'est l'une des caractéristiques de notre gestion des ressources humaines », confirme Jean-Jacques Guilbaud. Dans l'exploration-production, source des problèmes actuels de Philippe Jaffré, Total semble avoir nettement mieux anticipé l'évolution des besoins puisque la compagnie dirigée par Thierry Desmarest emploie deux fois moins de salariés dans l'amont du pétrole que son concurrent, ce qui lui permet de facturer ses études 20 % moins cher. Pour expliquer l'obstacle qu'ils rencontrent dans le Béarn, les dirigeants d'Elf EP invoquent souvent le statut des mineurs de 1947 dont bénéficient les salariés de la branche, un régime très protecteur qui tient lieu de convention collective… en oubliant un peu vite que leurs homologues de Total ont par définition dû affronter la même difficulté, qu'ils ont semble-t-il su résoudre.

Total fait le pari de la croissance

« Il y a manifestement un manque d'écoute, de dialogue et d'habileté dans la négociation à l'échelon du management d'Elf EP, estime Jean-Aymon Massie, qui dirige l'Avas, la principale association de salariés actionnaires d'Elf, après trente-quatre ans de carrière dans le groupe. Tous les outils habituels d'aide au départ sont en place, et même davantage. Encore faut-il savoir associer les salariés aux décisions. » « L'Avas, comme le souligne son président, n'a pas vocation à jouer le rôle des syndicats. » Mais, en l'espèce, l'analyse de Jean-Aymon Massie rejoint tout à fait celle de la coordination des sections CFDT d'Elf, emmenée par Guy Praxelle : « Il n'est pas acceptable que les salariés et leurs organisations soient avertis par voie de presse, que les instances représentatives ne soient consultées que sur les mesures d'accompagnement social. Il s'agit de pratiques patronales d'un autre âge que nous sommes décidés à combattre. » Un cadre dirigeant de la compagnie fait une analyse plus politique de la situation : « Nous sommes à la veille des élections européennes et, pour certains leaders comme François Bayrou, il était opportun d'exploiter au mieux ce conflit. Ce qui, bien sûr, ne contribue pas à l'apaisement. Quant aux salariés de Lacq, ils ne me semblent pas trop mal traités, mais ils se souviennent encore de l'époque où ils fournissaient 15 % des besoins en pétrole du pays et où un simple coup de fil de Matignon suffisait pour appuyer leurs revendications salariales. »

Un autre élément, et non des moindres, permet de comprendre pourquoi les deux groupes connaissent en ce moment des ambiances si différentes alors qu'ils sont si proches. Thierry Desmarest a beau être autant préoccupé par la fameuse shareholder value (la « création de valeur pour l'actionnaire ») que Philippe Jaffré, il a néanmoins fait le pari de la croissance, se développant dans le gaz, multipliant les nouveaux contrats d'exploration pétrolière dans le monde et raflant PetroFina au nez et à la barbe d'Elf, qui travaillait pourtant depuis longtemps avec la compagnie belge. « Dans un tel climat de réussite, il est bien difficile de mobiliser les salariés, y compris sur des thèmes essentiels comme celui du volume des heures supplémentaires, absolument anormal chez Total, en particulier chez les cadres », se lamente Jacques Dachary à la CFDT.

Chez Elf, Philippe Jaffré a su reconstruire depuis cinq ans un bilan et des ratios financiers irréprochables. « Mais, pour cela, rétorque Claude Henry, de la CFTC, il a cédé 40 milliards de francs d'actifs au cours de la même période, en oubliant que nous sommes avant tout un groupe industriel, une grande compagnie pétrolière qui a besoin d'investissements et de projets d'avenir. Résultat, les gens n'ont plus de perspectives, ils ne savent pas où ils vont. » Au groupe Elf, « le bois est sec », comme le dit un analyste. Et, dans un tel contexte, les incendies sociaux peuvent se déclarer et se propager très vite.

Auteur

  • Thierry Roland