logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Vie des entreprises

La galère des tâcherons de la matière grise

Vie des entreprises | ZOOM | publié le : 01.03.2002 | Catherine Lévi

Ni salariés ni professions libérales, ils sont traducteurs, photographes, consultants, informaticiens et exercent en indépendants. Certains choisissent leur sort, d'autres le subissent. Mais, entre le flou juridique de leur statut et les contraintes du travail en solo, ils paient souvent cher cette forme d'autonomie.

L'indépendance, oui, mais à quel prix ! À 46 ans, Catherine fait un bilan plutôt mitigé de son parcours professionnel. Cette diplômée en psycho sociologie a rongé son frein pendant neuf ans au CNRS avec un statut de contractuelle, puis enchaîné des CDD dans la santé publique, avant d'accepter des missions dédition, en free-lance. Une sortie par le haut vers un métier passionnant, pensait-elle à l'époque, avec un statut qu'elle espérait provisoire mais qui est devenu permanent. Elle porte aujourd'hui un regard sombre sur sa situation. « Il n'y a aucune sécurité de l'emploi, ni reconnaissance. Je gagne en moyenne 1 525 euros par mois en travaillant comme une folle. Et je suis parfois obligée de faire de l'alimentaire pour boucler mes fins de mois. »

Combien sont-ils comme Catherine à vivre de prestations dites intellectuelles ? 100 000, peut-être même 200 000, selon les pointages de la CFDT Cadres. Difficile de les recenser avec précision, car ils représentent une multitude de professions : correcteurs, photographes, journalistes, traducteurs, illustrateurs, consultants, formateurs, informaticiens ou documentalistes… On compte, par exemple, 4 000 formateurs free-lance, 5 000 photographes indépendants, c'est-à-dire la moitié de la profession, environ 6 000 pigistes, soit 18 % des journalistes détenteurs de la carte de presse. Quelle que soit leur activité, tous exercent, souvent avec passion, un métier qui exige un bon niveau d'études et un fort investissement personnel. La plupart d'entre eux pourraient être salariés, ce qui les différencie des professions libérales classiques. Un grand nombre l'ont d'ailleurs été. Documentaliste indépendante depuis 1996, par choix, Florence était auparavant responsable d'un centre de documentation dans une grande école de commerce.

Autre caractéristique propre au statut d'indépendant, tous connaissent des variations plus ou moins fortes de leurs revenus et disposent d'une couverture sociale complexe et insuffisante, ce qui les situe à des années lumière du confort du salariat. Payés à la tâche, en honoraires, en droits d'auteur ou en salaire – directement ou par l'intermédiaire d'une société de portage pour environ 10 000 d'entre eux –, ces artisans de la matière grise ont souvent du mal à joindre les deux bouts. Pas d'allocations chômage, pas d'indemnités en cas d'arrêt maladie ou d'accident, sauf pour les salariés intermittents, des retraites plutôt maigrichonnes. Un statut peu avantageux, donc, à moins de prendre des assurances complémentaires coûteuses.

Un vrai parcours du combattant

Encore faudrait-il que les intéressés connaissent leurs droits et les possibilités qui s'offrent à eux. Cumulant parfois les modes de rémunération, les indépendants ont du mal à s'y retrouver. « C'est toujours le parcours du combattant pour avoir des informations, indique Michel Paysant, rédacteur-maquettiste et responsable de Freelance en Europe. Cette association, créée en 1998, regroupe 500 adhérents et propose aux indépendants des lieux de rencontre, d'information et des services collectifs, comme des contrats types et des assurances complémentaires.

« On se perd dans les méandres des textes qui se contredisent, estime Emmanuel, un photographe de 31 ans. On nous répète à l'envi que nul n'est censé ignorer la loi, mais l'administration est incapable de nous faire des réponses simples. Initialement, j'étais payé en honoraires, maintenant je touche des droits d'auteur. Je ne sais pas si c'est plus efficace, mais il y a moins de charges sociales. » S'engouffrant dans le flou juridique qui entoure le statut des travailleurs indépendants, les entreprises proposent, quand elles ne l'imposent pas, la formule qui, fiscalement, leur revient le moins cher. « Elles freinent des quatre fers pour payer des indemnités lorsque les contrats s'interrompent, en feignant d'ignorer la loi », dénonce André, illustrateur.

Les travailleurs en solo choisissent souvent un mode d'exercice de leur profession sans en mesurer toujours les incidences financières et juridiques. Exemple : pour les indépendants payés en honoraires, les charges sont calculées sur la base des revenus antérieurs. Si l'activité chute de façon sérieuse durant l'année en cours, c'est la panade. D'autant qu'il n'est pas facile d'être fourmi, comme l'explique Patricia, ex-consultante en marketing. « Les charges sont astronomiques quand on a un statut précaire. Il faudrait pouvoir mettre de côté l'équivalent d'un an à un an et demi de revenus, ce dont je n'ai jamais été capable. » Résultat, elle a lâché son activité au bout de sept ans, non sans amertume : « Bien que j'aie auparavant cotisé pendant vingt ans à la Sécurité sociale en tant que salariée, je n'ai aujourd'hui droit à rien. »

Faute d'avoir intégré les règles du jeu, certains se font piéger par l'administration fiscale. « Un de mes collègues s'est fait sévèrement redresser sur la TVA à cause du flou juridique de son statut », relate Danielle, formatrice indépendante. Pour ne pas s'exposer à de tels déboires, la seule solution est de tenir une comptabilité rigoureuse, activité le plus souvent dominicale. « J'ai des fins de mois irrégulières, mais j'ai appris à m'y faire, indique Larry, 52 ans, traducteur. Il faut passer beaucoup de temps à la gestion. C'est une contrainte que n'a pas un salarié. »

Autre récrimination générale, dans ces métiers « intellectuels », le paiement à la tâche, parfois indépendamment du temps passé. Tant pis si la commande a été mal formulée ou si le travail s'avère plus ardu que prévu. Même si elle s'en sort bien financièrement, Florence, la documentaliste, n'a guère de prise sur ses horaires. « Les 35 heures, je ne connais pas. Je travaille neuf heures par jour, cinq jours et demi par semaine. En fin d'année dernière, j'étais sur les genoux. Mais je ne peux pas me permettre de perdre un client. » Dans ces secteurs attractifs, il y a beaucoup d'appelés, peu d'élus, et un faible turnover.

Vingt ans de CDD

Dans leur livre les Intellos précaires (Fayard, 2001), Anne et Marine Rambach citent quelques abus parmi les plus fréquents. Comme le cas de Marie, diplômée en philosophie, qui a enchaîné pendant un an les « stages » dans un cabinet de conseil en stratégie pour diriger le service de formation et refondre le système en totalité. Et pour 915 euros par mois, alors que la responsable de la formation, partie en congé maternité, gagnait cinq à six fois plus. Laurent, lui, « conseiller » d'une émission télévisée, enchaîne depuis vingt ans les CDD à temps partiel. Autre exemple : ces thésards d'origine maghrébine employés par leur université comme veilleurs de nuit pour « tisser des liens entre les étudiants de la résidence et faciliter la vie au sein du campus » et chargés, en réalité, de réparer les ruptures de canalisations, les pannes électriques ou de faire face aux tentatives de vol. Pourtant, la loi du silence s'impose presque toujours, car les intéressés, trop contents d'avoir du travail, ont peur de perdre leurs commanditaires.

Pour travailler, certains indépendants sont prêts à casser les prix. Les jeunes font aussi une concurrence déloyale aux plus anciens, dont les charges sont plus lourdes. « Les débutants ne sont jamais au courant de leurs droits. Dans l'illustration, ils sont prêts à tous les sacrifices pour être imprimés », observe André.

Difficile, toutefois, de mettre tous les travailleurs intellectuels dans le même sac. Quand le statut d'indépendant est subi, c'est-à-dire considéré comme un moyen d'accéder au salariat, d'éviter le chômage ou de finir une carrière en douceur, sans avoir nécessairement le profil pour en assumer les contraintes, les free-lances ne sont guère maîtres de leur sort. Ils subissent la loi du marché. Journalistes, éditeurs, consultants, formateurs en savent quelque chose. Même si certains préfèrent la précarité au chômage, en espérant rebondir.

La notoriété fait la différence

Photographes, traducteurs et illustrateurs sont plutôt indépendants « par nature » et entendent la plupart du temps le rester. Leur situation varie largement en fonction de leur niveau d'expertise et de notoriété. « Parmi les traducteurs, la moitié vivotent, mais les mieux formés et les plus compétents gagnent bien leur vie. Il y a une vraie demande pour du travail de qualité », estime Marie-Christine, traductrice. Et André de lui faire écho : « Les illustrateurs débutants sont dans une situation précaire. Mais quand on a un nom on peut imposer ses prix. » Enfin, ceux qui choisissent de quitter le salariat sans y être contraints, afin d'enrichir leur parcours professionnel, s'en sortent mieux que les autres. Ils ont en général les compétences et la combativité nécessaires pour surmonter les handicaps du statut et même en tirer profit. Si le risque ne disparaît pas pour autant, il est assumé. Ces rois de l'indépendance se trouvent notamment parmi les consultants et les informaticiens.

Informaticien indépendant depuis 1988, Jean-Louis, aujourd'hui âgé de 50 ans, affirme gagner autant que s'il était salarié, si ce n'est plus. « Je fixe moi-même le prix de mes prestations. Je n'ai jamais connu de période creuse, car je cherche des nouveaux clients avant même d'avoir fini mes missions. Je n'aurais jamais approché autant de domaines d'activité en étant salarié. J'ai des contraintes, c'est vrai, mais j'aime cette façon de travailler. » Même satisfecit d'Agnès, 45 ans, ancienne DRH et consultante depuis deux ans, spécialisée dans l'accompagnement du changement : « Je ne souffre pas d'un manque de considération et je gagne autant qu'un salarié, la précarité en moins, car tous les DRH sont sur des sièges éjectables. »

Liberté, richesse des missions, absence de contraintes hiérarchiques : contrairement à une idée reçue, tous les free-lances ne recherchent pas à tout prix l'eldorado du salariat, même dans les professions où la précarité est la plus forte. C'est le cas de Frédéric, 38 ans, journaliste pigiste depuis le début de sa carrière. Comme aucun journal ne lui proposait de poste de grand reporter, il a préféré jouer la carte de l'indépendance pour traiter des sujets qu'il aime.

Chaque secteur a ses garde-fous

Pour Michel Paysant, de l'association Free-lance en Europe, « il ne faut pas vouloir à tout prix réintégrer les indépendants, mais plutôt leur donner les moyens d'exercer leur autonomie ». Il propose ainsi de lisser leurs revenus sur trois ans pour le calcul des impôts, taxes et cotisations et de créer un fonds de garantie de ressources en cas de rupture de trésorerie. Mais la fiscalité est lente à évoluer. S'appliquant à tous les travailleurs non salariés, l'une des dispositions les plus innovantes de la loi Madelin de 1994 est incontestablement la déductibilité des cotisations de retraite complémentaire et de prévoyance. Plus récemment, début 2001, les taux de remboursement de l'assurance maladie des indépendants ont été alignés sur le régime des salariés. Chaque secteur professionnel possède aussi des garde-fous.

Dans la presse, depuis la loi Cressard de 1974, les journalistes payés à la pige doivent être considérés comme des salariés à part entière, même s'ils n'ont pas de contrat de travail, et, à ce titre, bénéficier des congés payés, du 13e mois, de la participation et d'indemnités en cas de maladie ou d'arrêt de la collaboration. Mais c'est aussi de la considération que réclament les indépendants. Leur statut, atypique, reste mal compris des entreprises comme des pouvoirs publics. Les syndicats eux-mêmes se sont longtemps désintéressés de leur cas (voir encadré ci-contre). On est donc encore loin du discours idyllique des gourous américains sur l'ère des travailleurs du savoir, entrepreneurs de leur propre vie. Dans la société française, en tout cas, le modèle du salariat n'est pas près d'être déboulonné.

Une nouvelle terre de conquête pour la CFDT

Conscients que le développement rapide de nouvelles formes d'emploi peut conduire à la précarité, les syndicats changent aujourd'hui leur fusil d'épaule. La CFDT Cadres, qui a constitué en juin 2000 un groupe de travail baptisé Professionnels autonomes et qui leur a consacré un numéro entier de sa revue en avril dernier, veut ainsi rattraper le temps perdu. Elle compte d'abord se battre pour une neutralité de la protection sociale à l'égard des indépendants. « L'examen des dispositifs construits pour l'artisanat pourrait être bénéfique, explique François Fayol, le secrétaire général de la CFDT Cadres.

En effet, ils prennent en compte des parcours professionnels salariés-non salariés en assurant, pour la plus grande part, la continuité de la protection sociale. » Le syndicat prêche également la mise en place de dispositifs mutualistes plus intéressants et la requalification des situations qui le justifient en contrat de travail. Autre cheval de bataille : la formation. Selon la CFDT, les indépendants devraient être payés lorsqu'ils sont en formation. La mise en place d'un passeport formation dans le cadre de dispositifs de branche mutualisant les financements est ainsi suggérée.

En menant ce combat, la CFDT Cadres espère récupérer de nouveaux adhérents, y compris sur le terrain des associations, qui ont profité du vide syndical. La centrale compte proposer des formes d'adhésion souples, développer des services (conseil, formation…) et ouvrir des lieux de rencontre. « Les indépendants doivent trouver dans le syndicalisme une place et un rôle adaptés à leur forme d'exercice professionnel », estime François Fayol. Le sujet sera à l'ordre du jour de la réunion du bureau national en avril prochain. Et une démarche expérimentale devrait être initiée dans la foulée, avec deux cibles prioritaires : les consultants et les professionnels de l'édition, de l'information et de la communication, y compris sur Internet.

Auteur

  • Catherine Lévi