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Politique sociale

La réintégration des salariés licenciés met l'Italie en ébullition

Politique sociale | ANALYSE | publié le : 01.04.2002 | Marie-Noëlle Terrisse, à Milan

La réforme du licenciement n'en finit pas d'agiter l'Italie. Le projet du gouvernement d'assouplir l'obligation de réintégrer un salarié licencié sans juste motif a mis le feu aux poudres. Même si les entreprises la contournent en négociant à l'amiable, les syndicats défendent pied à pied cette disposition qui sert de garde-fou pour les salariés les plus fragiles.

Pas touche à l'article 18 ! En décidant, en fin d'année dernière, de modifier une disposition du statut des travailleurs qui prévoit la réintégration d'un salarié en cas de licenciement individuel sans « juste motif » ou « juste cause » (voir encadré, page 41), le gouvernement de Silvio Berlusconi a mis le feu aux poudres. C'est pour défendre Giovanni, Romualdo et d'autres salariés licenciés que près de 600 000 Italiens sont descendus dans la rue, à Milan, Turin, Naples ou Florence, le 29 janvier dernier, à l'appel des grandes organisations syndicales. L'histoire de Giovanni résume bien le psychodrame qui agite l'Italie depuis des mois. Employé depuis plus de vingt ans dans une société de gardiennage privé et de convoyage de fonds de la région de Milan, ce quinquagénaire s'est fait licencier le 31 décembre 2001, après le rachat de son entreprise et la suppression du service où il travaillait. Délégué syndical de l'UIL, la troisième confédération italienne, Giovanni a entamé une action en justice contre son ancien employeur pour comportement antisyndical. Mais si cette tentative échoue, il compte bien obtenir sa réintégration par une procédure d'urgence, en vertu du fameux article 18.

« Je veux obtenir ma réintégration, pas une indemnisation, explique Giovanni. À 50 ans, je ne retrouverai pas de travail. Et il me manque encore dix années pour prendre ma retraite. Avec mon ancienneté dans le métier, si l'entreprise le voulait, elle pourrait me reclasser. » La situation de Giovanni est d'autant plus inconfortable qu'il n'a pas touché ses deux mois de préavis ni son TFR (ou traitement de fin de rapport, sorte d'épargne salariale forcée retenue tous les mois et versée aux salariés italiens lorsqu'ils quittent une entreprise). Actuellement, il ne dispose donc d'aucun revenu. En cas de réintégration, il toucherait des arriérés de salaires depuis son départ de l'entreprise, voire un dédommagement supplémentaire.

Une tempête dans un verre d'eau

En quelques mois, le projet d'assouplissement de l'article 18 dévoilé en novembre 2001 par Roberto Maroni, le ministre du Travail, a envenimé le climat social en Italie. Une polémique qui a parfois les allures d'une tempête dans un verre d'eau. Car le pragmatisme des entrepreneurs italiens s'est depuis longtemps accommodé de l'article incriminé. « Il faudrait abolir l'article 18, mais engager une guerre de religion pour une édulcoration qui finalement ne changerait rien me semble une erreur », a lâché Paolo Fresco, le président du groupe Fiat. Dans les grandes entreprises, où les vagues de licenciements collectifs ont été nombreuses ces dernières années, le problème est moins aigu. N'en déplaise à la Confindustria, le Medef italien, qui a fait de l'assouplissement du licenciement individuel son cheval de bataille.

En pratique, l'article 18 ne concerne qu'environ un tiers des travailleurs italiens puisque les entreprises de moins de 15 salariés – près de 90 % des entreprises en Italie – en sont exclues et que le secteur public ne peut de toute façon pas licencier. La plupart du temps, les entreprises tentent de résoudre à l'amiable les contentieux, préférant ne pas s'exposer à un procès et à une éventuelle réintégration. C'est le cas du fabricant d'électroménager Merloni, la seule entreprise italienne signataire d'un code de bonne conduite sociale avec les organisations syndicales. Sur un effectif de plus de 6 000 personnes en Italie, Merloni n'a procédé qu'à de rares réintégrations au cours des dernières années. Avant d'en arriver au licenciement, le groupe préfère en effet explorer toutes les solutions alternatives : le salarié se voit proposer un transfert dans un autre service, une formation ou une aide pour trouver un autre travail. Deuxième opérateur italien de téléphonie mobile, Omnitel Vodafone, créé en 1995, n'a jamais réintégré personne. « L'objectif est de se mettre d'accord avec le salarié sur la meilleure solution, en tenant compte des compétences professionnelles de l'intéressé et de l'organisation de l'entreprise, ce qui peut se traduire par son déplacement dans un autre secteur ou une autre direction. » Et quand ce type de reclassement s'avère impossible, l'entreprise tente de conclure un départ à l'amiable, avec une éventuelle transaction à la clé.

D'autres entreprises préfèrent mettre tout de suite la main au portefeuille. « Plutôt que de se laisser entraîner dans des procédures devant les tribunaux, certaines négocient jusqu'à ce qu'elles trouvent un accord avec le salarié sur une indemnisation », indique Nadia Novello, avocate spécialisée en droit du travail. « La tendance, surtout pour les cadres, est de trouver un accord avant même de mettre en œuvre le licenciement. Ou, si cela n'a pas été possible, d'arriver à une conciliation au moment de la première audience auprès du juge. C'est une sorte de marché : l'entreprise propose une somme, le salarié fait sa demande, et souvent le juge fixe une indemnisation située entre les deux… », poursuit l'avocate milanaise. La loi prévoit quinze mois d'indemnités lorsque le salarié ne veut pas être réintégré, mais la somme peut être bien supérieure avec le paiement de dommages et intérêts. « L'entreprise a tout intérêt à un accord », observe Leonardo Pace, syndicaliste de l'UIL-Tucs (tourisme, commerce et services). « Elle préfère ne pas avoir à réintégrer un salarié pour ne pas créer de précédent et renforcer l'idée, chez les autres travailleurs, qu'une réintégration est possible », poursuit-il. Dans bien des cas, les salariés optent d'ailleurs pour une transaction. Car les procédures judiciaires peuvent durer de un à deux ans.

Il ne faudrait surtout pas en conclure que l'article 18 est inutile. « Cette possibilité de réintégration, c'est un peu comme la bombe atomique : c'est dissuasif. Même si elle intervient plutôt rarement, elle conditionne les négociations. Du reste, la probabilité des licenciements est bien supérieure dans les entreprises de moins de 15 salariés que dans les plus grandes », souligne Tito Boeri, professeur d'économie du travail à l'université Bocconi. Pour un grand nombre de salariés, la réintégration est une véritable planche de salut. Dans le Sud, où le chômage est endémique, les taux de recours à la justice sont bien supérieurs à ce qu'ils sont dans le Nord. Pour les quinquagénaires, les personnes faiblement qualifiées, les salariés qui entretiennent seuls leur famille, il n'y a guère d'autre solution que le retour dans l'entreprise d'origine. D'autant que les indemnités de chômage sont faibles et qu'elles ne concernent pas tous les secteurs. Par exemple, les salariés d'Alitalia, comme ceux de tout le transport aérien et de la plupart des services, ne bénéficient pas de la Cassa integrazione, l'allocation chômage italienne, essentiellement en vigueur dans l'industrie.

Réintégré par les carabiniers

Toutefois, la réintégration n'est pas forcément une partie de plaisir pour l'intéressé, comme en témoigne le cas de Romualdo. Chef de rayon dans un hypermarché, ce quinquagénaire était chargé de surveiller le déchargement des camions. Un jour de 1999, des cartons manquent. Licencié en dépit de ses dénégations, Romualdo porte l'affaire devant les tribunaux. « L'entreprise m'a proposé 10 000 euros dans un premier temps, puis 25 000 euros, avant de m'annoncer quelques mois plus tard qu'elle était disposée à doubler cette somme. Mais j'ai refusé, parce qu'accepter de l'argent ç'aurait été reconnaître ma culpabilité. » Romualdo est finalement réintégré en avril 2001. Mais l'entreprise ne lui confie aucun poste pendant sept mois.

En octobre 2001, à la suite d'une nouvelle procédure judiciaire, l'entreprise lui verse ses arriérés de salaires et l'affecte à plus de 100 kilomètres de chez lui. « Dans ce nouvel hypermarché, l'ambiance est plutôt meilleure que dans celui où je travaillais auparavant, mais je dois me lever à 4h30 du matin pour prendre mon poste à 7 heures », explique Romualdo. Sa bataille n'est pas terminée : il a attaqué l'entreprise pour transfert illégitime. « L'entreprise a tout pouvoir. Elle peut décider un changement de poste ou des horaires difficiles. Parfois, la pression psychologique sur les travailleurs réintégrés tourne au harcèlement », estime Leonardo Pace, de l'UIL. Dans les cas extrêmes, si l'entreprise s'y oppose résolument, le salarié peut être réintégré de force, par les carabiniers.

L'article 18 ne constitue donc pas la panacée. Mais le gouvernement Berlusconi pense surtout que la libéralisation partielle du licenciement aurait un impact positif sur les recrutements. Car, actuellement, l'essentiel des emplois est créé sous la forme de contrats précaires, en intérim ou en CDD. Cet article a d'autres effets pervers. Le patronat transalpin estime que les entreprises sont « condamnées au nanisme » puisque l'obligation de réintégrer un salarié indûment licencié ne s'applique qu'à partir de 15 personnes. « L'article 18 a certainement gonflé le nombre des entreprises de moins de 15 salariés, plus nombreuses en Italie qu'ailleurs en Europe, reconnaît Tito Boeri. Il a aussi fait décoller le nombre de travailleurs autonomes. » Officiellement, ils ont le statut de collaborateurs extérieurs, mais sont, en réalité, des salariés subordonnés. Autant de raisons qui font qu'en dépit de la forte mobilisation syndicale le gouvernement Berlusconi persiste et signe.

Berlusconi joue la fermeté

Silvio Berlusconi ne veut pas laisser dire qu'il a reculé sous la pression de la rue… En 1994, son premier gouvernement avait dû retirer sa réforme des retraites, après que 1 million de personnes sont descendues dans la rue. Aujourd'hui, c'est sur les licenciements individuels que le bras de fer avec les syndicats et l'opinion publique s'est engagé. Après plusieurs mois de tentatives de dialogue, le gouvernement a pris acte qu'il était impossible d'assouplir les normes sur le licenciement par consensus et a opté pour la ligne dure. Le Conseil des ministres a adopté le 14 mars un projet de texte quasi identique à celui présenté en novembre, qui avait mis le feu aux poudres. L'article 18 du statut des travailleurs sera modifié à titre expérimental, pour quatre ans. La réintégration en cas de licenciement sans « juste cause » ou « juste motif » ne s'appliquera plus dans le cas de salariés en CDD embauchés définitivement dans les régions du sud du pays, de travailleurs au noir régularisés et d'embauches qui feraient franchir à l'entreprise le seuil des 15 salariés. Une indemnisation sera versée à la place.

Le projet de loi doit encore obtenir le feu vert du Parlement.

Côté Confindustria, le Medef italien, la satisfaction domine : le patronat juge ces modifications bien timides, mais il craignait que le gouvernement ne recule et jette la réforme aux oubliettes. Côté syndicats, c'est le tollé. La plus grosse centrale, et la plus à gauche, la CGIL, a été la première à adopter une attitude intransigeante. Devant la volonté de l'exécutif de passer en force, les deux autres grandes centrales, CISL et UIL, ont décidé de s'associer à une grève générale qui aura lieu en avril. Les syndicats savent qu'ils peuvent compter sur une forte mobilisation : selon un sondage publié par le quotidien « La Repubblica » au début du conflit, 53 % des sondés y étaient hostiles. Mais l'assassinat, le 19 mars, à Bologne, de l'économiste Marco Biagi, l'un des pères de la réforme de l'article 18 du statut des travailleurs, pourrait cependant amener les partenaires sociaux et le gouvernement à tenter une ultime conciliation.

Auteur

  • Marie-Noëlle Terrisse, à Milan