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Politique sociale

Le service minimum, ça marche chez nos voisins européens

Politique sociale | DÉCRYPTAGE | publié le : 01.06.2002 | Marc Landré avec nos correspondants

École, chemin de fer, poste, transport aérien… Faut-il instaurer un service minimum en cas de grève ? Le débat est récurrent en France. Nos voisins, eux, s'en soucient beaucoup moins. Qu'ils aient légiféré ou s'appuient sur le dialogue entre les partenaires sociaux, ils ont généralement trouvé la parade.

Et maintenant, place au dialogue social ! Parmi les chantiers qui attendent le Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, il en est un qui ne s'annonce pas comme une partie de plaisir. Le candidat Chirac a en effet promis de « mettre en place par voie d'accord avec les syndicats un service garanti aux usagers dans tous les grands services publics, et d'abord dans les transports, pour en assurer la continuité en cas de conflit social ». Autrement dit d'instaurer un service minimum en cas de grève. Mais, comme le reconnaît en privé Frédéric Salat-Baroux, l'ancien conseiller social de l'Élysée devenu son secrétaire général adjoint, « pour réformer, les deux parties doivent le vouloir ». Or l'État employeur semble bien être le seul à vouloir changer la règle. Pour les syndicats du secteur public, évoquer le sujet revient à porter atteinte au sacro-saint droit de grève.

En France, hormis les policiers, les militaires ou les gardiens de prison, théoriquement privés du droit de grève, seuls les journalistes et techniciens de la radiotélévision publique et les navigateurs aériens sont astreints à un service minimum. Quant aux électriciens d'EDF, ils doivent garantir l'alimentation d'un certain nombre de services prioritaires. Ailleurs, rien n'est prévu… ou presque. Seule la RATP a mis en place en 1996 et de son propre chef un dispositif d'« alarme sociale », obligeant les syndicats à attendre cinq jours avant de déposer un préavis de grève afin de laisser le temps à la négociation. Une procédure qui limite, mais ne supprime pas, les conflits.

Faute d'encadrement du droit de grève dans les services publics, la France s'est fait une spécialité de ces arrêts de travail intempestifs qui prennent les usagers en otage, en paralysant le trafic ferroviaire ou aérien, ou en stoppant la distribution du courrier. Avant d'engager la concertation sur ce sujet sulfureux, l'État et les partenaires sociaux feraient bien de s'inspirer de ce qui se passe chez nos voisins européens… de la culture du compromis en vigueur en Allemagne, en Belgique ou aux Pays-Bas, ou de la législation ad hoc dont se sont dotées l'Italie ou l'Espagne.

Allemagne

Des syndicats responsables

« A-t-on prévu un service minimum en cas de grève générale ? Probablement pas. » L'embarras d'Uwe Herz, porte-parole de la Deutsche Bahn AG, société des chemins de fer allemands privatisée en 1994, est éloquent. « Depuis dix ans que je travaille ici, je n'ai connu que quelques débrayages, mais jamais de grève. Nous n'avons donc jamais eu à organiser de service minimum. » Un pays paralysé par un mouvement de cheminots, une administration fiscale qui ne traite pas les déclarations de revenus ou des boîtes aux lettres qui restent désespérément vides sont des situations inédites outre-Rhin. « Les grèves sauvages et la mobilisation dont sont capables les salariés français m'ont toujours fasciné, explique Thomas Weber, un usager des transports en commun berlinois. Les Allemands sont, certes, syndiqués, mais il ne leur viendrait pas à l'idée de prendre en otage les usagers. »

Il est vrai que les fonctionnaires allemands, qui représentent plus du tiers des effectifs des services publics, ne disposent pas du droit de grève. Les deux seules concessions qui leur ont été accordées sont de pouvoir manifester en dehors des heures de travail et d'avoir le droit de refuser de jouer les briseurs de grève en remplaçant leurs collègues grévistes. Quant aux agents des services publics sous contrat de droit privé, ils peuvent faire grève « à condition, précise le Tribunal fédéral du travail, de ne pas léser indûment les intérêts vitaux de la population ». Une restriction en phase avec des directives édictées en 1974 par le DGB, la confédération des syndicats allemands, sur le déroulement des conflits, qui prévoient d'assurer « une fourniture minimale » pour l'« approvisionnement de la population en besoins vitaux ». Par ailleurs, ces agents sont, le cas échéant, tenus par l'obligation de paix sociale stipulée pour une durée déterminée par leur convention collective de branche.

« Sur les 200 000 salariés de la Deutsche Bahn, seul un quart ont conservé leur statut de fonctionnaires », explique Ingo Neuenburger, secrétaire général chargé des négociations salariales pour Transnet, le principal syndicat des cheminots allemands. Un arrêt de travail bloquant le transport des voyageurs est donc théoriquement possible. Mais, dans les faits, la situation ne s'est jamais produite, les syndicats ayant toujours trouvé des compromis avec la direction pour éviter de paralyser le trafic. Ainsi, lors des derniers mouvements de grève de 2000, les trains assurant les liaisons régionales de Cologne avaient cessé de circuler pendant… deux heures.

Thomas Schnee, à Berlin

Pays-Bas

La force du consensus

De mémoire d'usager, on n'a encore jamais vu un conflit paralyser durablement un service public néerlandais. Pourtant, les fonctionnaires peuvent recourir à la grève. Du moins depuis 1979, car auparavant cela constituait… un délit. Mais il revient à la justice de dire si l'action entreprise est conforme à la loi. En effet, la grève est un ultimum remedium et ne doit intervenir qu'à l'issue des négociations. Elle ne doit pas non plus entrer en conflit avec les obligations professionnelles inhérentes à la fonction ou stipulées dans la convention collective. Ainsi, les militaires, tout comme le personnel pénitentiaire, par exemple, ne peuvent manifester qu'en dehors de leur temps de service afin de ne pas porter préjudice à la sécurité des citoyens.

Ces restrictions au droit de grève font que les syndicats du secteur public néerlandais privilégient les formes d'action nuisant le moins possible aux usagers. Lors du conflit déclenché, il y a un an, par les 170 000 employés des hôpitaux néerlandais sur l'allongement de leur temps de travail et la mise en place d'un 13e mois, les établissements hospitaliers ont été le théâtre, pendant deux semaines, d'une « grève relais », chaque service s'arrêtant quelques heures avant d'être relayé par un autre. « Naturellement, on aurait préféré ne pas faire grève, explique Janus De Koning, délégué d'Abvakabo, le plus grand syndicat de fonctionnaires aux Pays-Bas. Mais il n'y a parfois pas d'autre solution. » Avant d'en arriver là, le personnel avait en effet organisé des actions à caractère ludique : manifestations en musique, distributions de tracts, travail en tenue fluo… Une attitude responsable qui lui a valu le soutien du public.

Les conflits sociaux sont de toute façon rares dans ce pays où règne la culture du consensus. Des voix se font tout de même entendre, notamment parmi les professionnels de santé, pour dénoncer « la culture de l'action », qui refait surface chaque fois que l'on renégocie les conventions collectives. « C'est mauvais pour notre image, ça provoque de fortes tensions au sein des organisations syndicales et ça gaspille beaucoup d'énergie », regrette ainsi Regina De Vries, une réanimatrice. Il reste que, à l'hôpital comme ailleurs, personne ne réclame aujourd'hui la création d'un service minimum.

Emmanuelle Tardif, à Amsterdam

Belgique

Pourquoi légiférer ?

L'instauration d'un service minimum n'est qu'un débat théorique en Belgique tant la qualité de la concertation permet de désamorcer les crises. Pour un tiers des agents du secteur public (soit 200 000 personnes), les règles d'encadrement du droit de grève (interdiction pour les militaires, réquisitions dans la police ou la distribution d'eau…) sont si strictes que la question ne se pose pas. La grande majorité des autres agents n'a aucune obligation d'assurer un service minimum. Du moins depuis qu'en 1990 le Conseil d'État a rendu caduc un arrêté royal recensant les « besoins vitaux à satisfaire ». Faute de texte, chaque secteur s'organise comme il l'entend, avec la bénédiction des représentants des salariés. « Les syndicats ont toujours montré un comportement responsable et veillent à l'intérêt général des travailleurs », estime Jean Jacqmain, conseiller à la centrale des services publics du syndicat socialiste FGTB. Pas besoin, selon lui, d'instaurer un service minimum. Exemple, dans le secteur de la distribution de l'eau, les syndicats sont toujours parvenus à un accord sans avoir à fermer les vannes.

Cela n'empêche pas le patronat de réclamer un encadrement des grèves dans le secteur public. « Des services minimums devraient en tout temps et en toutes circonstances pouvoir être exigés », explique-t-on à la Fédération des entreprises de Belgique. Le patronat belge a récemment émis l'idée que les syndicats du public devraient être contraints de prouver devant la justice que leur action est « proportionnelle et en rapport avec l'objectif visé ». Un appel auquel le gouvernement belge – bien qu'il ait lui-même suggéré par deux fois, en 1995 et en 1999, d'inscrire dans la Constitution un « droit du citoyen à un service minimum en matière de poste, télécommunications et transports » – reste sourd.

Anne Renaut, à Bruxelles

Espagne

Un décret-loi royal de 1977

Juan Manuel Gonzalez, membre de la Fédération espagnole de l'enseignement, se souvient parfaitement du jour où le gouvernement de Felipe Gonzalez a sorti des tiroirs un décret-loi de 1977 obligeant les professeurs… à assurer un service minimum. « Nous ne nous y attendions vraiment pas. » C'était en 1988, année où l'Espagne a connu de grands mouvements sociaux. Le gouvernement était au plus mal. Toutes les négociations étaient bloquées. « Pendant trois à quatre mois, on a été en grève intermittente, raconte Marta Rodriguez, institutrice dans une école primaire de Madrid. Le mouvement était très suivi, reconduit chaque semaine pour un, deux ou trois jours. Le gouvernement nous a annoncé que le directeur et le conseil d'éducation de chaque établissement scolaire devaient être présents pour accueillir les élèves. »

En Espagne, l'enseignement public est couvert par un service minimum. Le texte de 1977 a légalisé le droit de grève, introduit la notion de service minimum pour les « secteurs essentiels de la communauté » et confié au gouvernement la responsabilité d'en fixer les règles. Quatre ans plus tard, le Tribunal constitutionnel a établi la liste des services tenus pour essentiels (transports, santé, enseignement public…), tout en laissant ouverte la notion de « services publics ou reconnus d'irremplaçable nécessité ». L'utilisation du décret-loi en 1988 pour l'éducation a fait « jurisprudence ». Depuis, à chaque arrêt de travail, les pouvoirs publics y ont recours, déclenchant une bataille de procédures autour de l'application ou non du service minimum.

Juriste au syndicat Commissions ouvrières, Enrique Lillo réclame qu'une nouvelle loi soit négociée avec les partenaires sociaux. « Puisque le décret en vigueur a été imposé unilatéralement, mieux vaudrait négocier ensemble, à froid, la notion de service minimum, dans un texte de loi clair, précis et bien ficelé, plutôt que de s'affronter lors de chaque conflit. » L'organisation syndicale espère voir ainsi ressortir des cartons la ley de huelga (littéralement loi de grève), un projet d'inspiration socialiste laissant la part belle à la négociation entre les partenaires sociaux, mais passé à la trappe avec l'arrivée au pouvoir de José Maria Aznar en 1996.

Car la question de l'instauration d'un vrai service minimum revient sur le tapis chaque fois qu'un conflit touche le secteur public, comme en avril dernier, lors de la grève des conducteurs qui a privé la région de Madrid de bus pendant dix jours. Mais le ministre du Travail et des Affaires sociales, Juan Carlos Aparicio, semble peu pressé de légiférer. « Le mieux serait que syndicats et organisations patronales prennent l'initiative, secteur par secteur », a-t-il déclaré. Le décret-loi de 1977 a donc encore quelques bonnes grèves devant lui.

Cécile Thibaud, à Madrid

Italie

Un droit de grève très encadré

Étonnant paradoxe. Dans la péninsule italienne qui vient de connaître, le 16 avril dernier, une grève générale d'une ampleur inégalée depuis vingt ans, une loi de 1990, renforcée en 2000 avec la bénédiction des trois grands syndicats (CGIL, CISL et UIL), impose un cadre très strict à l'exercice du droit de grève dans le secteur public. Patronat et syndicats doivent définir des services minimums dans chaque branche et les conflits sont surveillés de près par une « commission de garantie » instituée par la loi. Avant de lancer un mot d'ordre de grève, les syndicats sont tenus d'entamer une procédure de conciliation. En cas d'échec de cette tentative dite de « refroidissement », ils doivent respecter un préavis de dix jours entre l'annonce et l'exécution de la grève, et en préciser les motifs. La durée des arrêts de travail est définie par avance dans chaque accord de branche et un intervalle de trois jours doit être respecté entre une grève et la proclamation de la suivante. Autre contrainte, les grèves sont interdites à proximité de Noël, de Pâques ou des vacances estivales !

Dans certains secteurs, comme le gaz, l'électricité ou le téléphone, les grèves ne peuvent pas interrompre la continuité du service public. « La commission peut a priori interdire une grève si elle la juge illégitime ou si elle est proclamée par des syndicats différents et touche au même moment un même secteur et une même population », explique Giovanni Pino, coordinateur du secrétariat de la commission de garantie. Dans les transports, la commission a ainsi retoqué près de… 70 % des préavis. Elle peut en outre sanctionner les infractions en infligeant des amendes aux syndicats, aux travailleurs et aux entreprises publiques concernées.

Le secteur de la collecte et du traitement des déchets a été le premier à signer, en 2001, un accord intégrant la loi de 2000. Il prévoit qu'en cas de grève la collecte des déchets auprès des hôpitaux, écoles, casernes, gares, prisons et autres collectivités sera assurée, ainsi que la collecte et le transport des déchets dangereux. Les marchés devront être nettoyés ainsi que 20 % des centres-villes. D'autres services, comme les interventions urgentes de désinfection et de dératisation ou le traitement des eaux, ne pourront être interrompus.

En revanche, les chemins de fer et le transport aérien font, comme en France, figure de mauvais élèves. Une myriade de petits syndicats corporatistes souvent non signataires des accords parvient en effet à bloquer le trafic. Et parfois même le pays.

Marie-Noëlle Terrisse, à Milan

Le rail britannique paralysé

Bien qu'outre-Manche la grève soit subordonnée au vote à bulletin secret et par correspondance de la majorité des salariés, les conflits se sont multipliés ces derniers mois dans les transports et de nombreux autres services publics, bureaux de poste ou agences de recherche d'emploi… « L'idée d'un service minimum revient de temps en temps, explique Sarah Veale, du Trades Union Congress. Les gouvernements conservateurs ont essayé de le créer, mais en vain. Nous n'avons d'ailleurs pas besoin d'une loi car les syndicats se mettent le plus souvent d'accord pour assurer un service minimum de fait dans les secteurs essentiels. »

Les syndicats ont ainsi mis en place un service minimum lors de la récente grève des instituteurs de Londres pour ne pas perturber les examens en cours. « Je suis contre une nouvelle restriction légale, s'exclame Kevin Courtney, l'un des organisateurs du mouvement. C'est déjà assez difficile d'appeler à la grève. » Pour preuve, le nombre de jours de grève est passé, tous secteurs confondus, de près de 29 millions en 1979 à moins de… 500 000 en 2000.

Si les Britanniques sont aujourd'hui nombreux à réclamer l'instauration de services minimums, c'est surtout à cause de la multiplication des grèves dans le réseau ferroviaire, privatisé en 1993. « Nous avons davantage d'arrêts de travail qu'avant la privatisation », note Andrew Murray, le porte-parole d'Aslef, l'un des syndicats qui, il y a quelques semaines, a bloqué le nord de l'Angleterre pendant une journée.

« Un service minimum légal serait une bonne chose, plaide Jay Neritt, porte-parole d'Atoc, l'organisation patronale qui représente les compagnies ferroviaires. Nous pourrions au moins être certains d'assurer quelques services. » Et éviter d'avoir à organiser en urgence, comme lors d'une récente grève des chefs de train, un service minimum plus que contestable. Pour assurer la relève dans les trains, une société de chemins de fer avait en effet mobilisé… ses employés de bureau.

Benjamin Quénelle, à Londres

Auteur

  • Marc Landré avec nos correspondants