logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Enquête

LES ENTREPRISES NE VEULENT PAS D'UN BIG BANG SYNDICAL

Enquête | publié le : 01.11.2002 | Valérie Devillechabrolle, Stéphane Béchaux

Si CGT et CFDT plaident pour une remise à plat des règles de représentativité syndicale et de validité des accords, les DRH restent prudents. Accoutumés aux petits arrangements avec les minoritaires, ils ne seraient disposés à accepter qu'un renforcement du droit d'opposition des syndicats majoritaires.

Veillée d'armes dans les organisations syndicales, à l'approche des élections prud'homales. Car si le scrutin du 11 décembre permet d'élire les 15 000 juges du travail, il constitue surtout une occasion unique de mesurer l'audience des syndicats auprès des 16 millions de salariés du privé. Redouté par certains, CFTC et CFE-CGC en tête, attendu par les derniers arrivés, l'Unsa et le Groupe des 10, il va relancer une fois de plus le débat sur la légitimité des organisations syndicales. Figées dans les glaces d'un arrêté de 1966, les règles en vigueur confèrent aux cinq confédérations, CGT, CFDT, FO, CFE-CGC et CFTC, une présomption irréfragable de représentativité, les intronisant au rang d'interlocutrices officielles, sans avoir à justifier de leur influence réelle auprès des salariés. Un privilège refusé à d'autres, en particulier aux syndicats SUD et Unsa, qui doivent faire la preuve de leur représentativité devant les tribunaux, selon des critères immuables depuis l'après-guerre : les effectifs, l'indépendance, les cotisations, l'expérience et… l'attitude patriotique pendant l'Occupation ! Ce qui ne manque pas d'exaspérer les nouveaux venus : « Le soir du 11 décembre, on fera les comptes, prévient Alain Olive, le leader de l'Unsa. Si, avec les voix du privé et du public, on devient la quatrième organisation syndicale, il faudra bien en tirer les conséquences. »

En tout cas, François Fillon a promis à plusieurs reprises d'ouvrir des négociations dès le début 2003, afin d'aller, « peut-être par étapes, vers un système plus satisfaisant ». La perspective d'un aggiornamento syndical suscite peu d'échos dans les entreprises. « Nous avons d'autres préoccupations que de conduire des débats philosophiques sur la représentativité syndicale. Nous faisons avec le système actuel », observe Gérald Ferrier, directeur de la politique sociale du groupe Accor. « L'arrêté de 1966 ? Il ne me choque pas vraiment, dans la mesure où les autres acteurs peuvent toujours démontrer leur représentativité », tranche Frédéric Angelet, directeur des relations sociales d'EADS. « En interne, personne ne conteste la représentativité des cinq. Pour preuve, nous avons 80 % de votants aux élections du comité d'entreprise et des délégués du personnel », renchérit Michel Rostand, chargé de la gestion collective à BNP Paribas.

Plus compliqué de négocier à six qu'à trois

Dans les entreprises où d'autres syndicats sont présents, le ton est beaucoup plus mesuré. Chez Vivendi Water, Bruno Séguy, le directeur des relations sociales, qui doit composer avec l'Unsa, est partagé : « Cette présomption de représentativité me paraît abusive. C'est plus compliqué de négocier à six qu'à deux ou trois. En même temps, les salariés se reconnaissent dans cette diversité de représentation. » Spécialiste des relations sociales, Hubert Landier souligne que « ce qui gêne le plus les DRH, c'est l'émiettement syndical et l'apparition de syndicats sans identité rendant la négociation plus difficile et ne facilitant pas l'émergence de majorité stable ». Chez Air liquide, la liste des non syndiqués occupe, avec 4,4 % des voix, la quatrième place, devant la CFTC et FO. Une situation qui ne laisse pas indifférent Frédéric Lamouroux, le directeur des relations sociales. « Notre difficulté, c'est d'avoir une position de négociation qui tienne compte des attentes des salariés, et pas seulement des discussions en chambre avec les syndicats. »

Décidées à briser les « Tables de la Loi », la CFDT et la CGT proposent de remiser aux oubliettes l'arrêté de 1966. Elles militent pour un critère d'audience électorale, grâce à l'organisation d'élections professionnelles le même jour dans toutes les entreprises d'une même branche. Admirateur du système italien, Pierre Héritier, le fondateur du club de relations sociales européen Lasaire, suggère de soumettre les délégués syndicaux, fusionnés avec les délégués du personnel, au suffrage des salariés : « Seuls les plus représentatifs d'entre eux seraient ensuite habilités à élire une commission de négociation. » Et l'avocat Gilles Bélier, qui participe au groupe de travail organisé sous l'égide du Parlement, préconise que le mandat des délégués syndicaux qui ne rassembleraient pas au moins 5 à 10 % des suffrages devienne caduc au bout de deux ans.

Autre proposition, émanant d'un groupe de travail de l'ANDCP : l'organisation, tous les deux ou trois ans, d'un scrutin unique dans l'entreprise. Ouvert à tous les syndicats, il servirait à mesurer le poids électoral de chacun et à éliminer ceux qui recueillent moins de 5 % des suffrages. « Les salariés ne voteraient pas pour des personnes, mais pour un syndicat et son programme, précise Max Matta, qui a piloté le groupe de travail. À charge pour le syndicat de désigner, ensuite, ses représentants dans les différentes instances. » Une solution novatrice que l'ANDCP n'a pas reprise à son compte.

Des interlocuteurs sérieux et forts

Dans les entreprises, la prudence est de mise. Même si les directions doutent de la légitimité de leurs interlocuteurs syndicaux, elles craignent de tout chambouler. Tout au plus sont-elles favorables à la fin du monopole de présentation des syndicats dits représentatifs au premier tour des élections des délégués du personnel et aux comités d'entreprise. « Je vois plus d'inconvénients que d'avantages à une évolution des critères, explique Pascal Montagnon, directeur des relations sociales de Renault Trucks. On verrait une recomposition syndicale au détriment des plus grands. Or nous avons besoin d'interlocuteurs sérieux et forts, pour négocier dans la durée. » Et aussi pour « porter les accords » auprès des salariés, comme le dit une DRH de la métallurgie : « On aimerait bien que les organisations syndicales nous aident à faire passer auprès des salariés les contraintes économiques auxquelles nous sommes confrontés. » D'autres, enfin, à l'instar de Jack Caillod, le directeur des relations sociales d'Aventis, rejettent l'idée d'élire les délégués syndicaux : « Ils perdraient en degré de liberté et d'autonomie en courant le risque de privilégier davantage leur réélection que la défense des intérêts des salariés.»

Faut-il donc en rester là ? Non, répondent catégoriquement la CGT et la CFDT, qui contestent également le fait qu'une seule confédération puisse engager, par sa signature, l'ensemble des salariés dans la mise en œuvre d'un accord, sans avoir à justifier d'un quelconque soutien. Un pouvoir jugé exorbitant par Bernard Thibault et François Chérèque, qui militent pour que la validité des accords soit subordonnée à la signature d'organisations représentant la majorité des salariés.

Même le patronat a fini par se laisser convaincre de la nécessité de changer le système. L'adoption, en juillet 2001, dans le cadre de la refondation sociale, d'une « position commune sur les voies et moyens de l'approfondissement de la négociation collective» témoigne de sa bonne volonté. Enfanté dans la douleur, le texte, que seule la CGT n'a pas signé, pose des conditions à l'entrée en vigueur des accords d'entreprise. Première option : ne seront valables que les textes conclus par des syndicats représentant la majorité des salariés ou, à défaut, approuvés par référendum. Une seconde option conditionne la validité des accords à la non-opposition des syndicats majoritaires. À charge pour les branches de définir, si elles le souhaitent, la modalité applicable, par un accord conclu à la majorité des organisations syndicales. Cette position alambiquée est, pour l'heure, restée lettre morte. Mais le gouvernement Raffarin pourrait s'en servir comme base de discussion.

La perspective d'une mesure législative rendant obligatoire la signature d'accords majoritaires effraie les DRH. Et pourtant, beaucoup ont dû s'y coller lorsqu'ils ont négocié les 35 heures. La loi Aubry II conditionnait, en effet, l'octroi des aides gouvernementales à la signature d'accords majoritaires ou, à défaut, approuvés par référendum. « Les directeurs des relations sociales sont soucieux de ne pas torpiller la négociation par des contraintes de nature à enrayer le processus », décrypte Jean-François Amadieu, directeur du DESS GRH dans le secteur public à la Sorbonne. « Toute réforme qui rigidifie le système n'est pas bonne. Pour faire avancer le dialogue social, on a besoin de respiration et d'oxygène », plaide Jacques Massot, DRH France d'EADS. « Exiger de réunir 50 % des votants sur un accord n'est pas réaliste », complète Gilles Bélier.

Gare au chantage des majoritaires !

Outre le risque de voir se réduire le nombre d'accords, les entreprises s'inquiètent des effets pervers d'une telle contrainte. « Ce serait un chantage permanent de la part des majoritaires, qui ne sont pas les plus innovateurs », prévient Pascal Montagnon, de Renault Trucks. Ou, inversement, une formidable prime aux syndicats marginaux, capables de faire basculer les majorités. « Cela les inciterait à vendre chèrement leur signature, même s'ils n'ont que 4 % des voix », s'inquiète ce DRH de l'automobile. Avec une conséquence prévisible : l'augmentation du « coût » des accords. Pour l'heure, « les DRH ont beau fustiger le peu de représentativité de leurs partenaires, ils s'accommodent assez fréquemment de la signature d'accords par des syndicats minoritaires », observe Rose-Marie Van Lerberghe, directrice générale du cabinet de conseil Altedia. En particulier au moment de la négociation salariale annuelle : « Si on n'aboutit pas à une signature majoritaire, ce n'est pas très grave, explique une DRH d'un grand groupe de construction métallurgique. C'est de toute façon un sujet sur lequel il y aura toujours des insatisfactions. » « Un accord minoritaire, c'est mieux que rien, justifie, fort de ces trente années d'expérience dans le métier, le coordinateur des ressources humaines France d'un géant de la métallurgie. Cela crée une référence et limite les possibilités de désordre social ultérieur. »

Ce n'est pas la direction de France Télécom qui soutiendra le contraire : depuis sa privatisation, en 1996, cette dernière a pu bouleverser les règles du jeu social à coups de négociations conclues avec des organisations représentant parfois moins de 20 % des voix, sans susciter de bronca du côté des salariés. Sans pousser le bouchon aussi loin, la vieille ficelle qui consiste à autoriser la signature d'un syndicat minoritaire tout en permettant aux majoritaires de conserver intact leur pouvoir de contestation a la vie dure. « On se contente de s'assurer que les majoritaires sont globalement d'accord avec ce que les minoritaires signent», témoigne une DRH de la métallurgie. Bien que « frustrant », « hypocrite » et « peu responsabilisant », ce jeu de rôle arrange finalement beaucoup de monde, tant du côté des DRH que du côté des organisations contestataires.

Un couperet à 30 % ?

Si la plupart des employeurs refusent de se voir lier les mains par un accord majoritaire obligatoire, ils ne peuvent pas toujours en faire l'économie. C'est particulièrement vrai pour les accords dérogatoires, où les entreprises prennent des gants avec l'opinion des organisations les plus puissantes. « Signer un accord du type 35 heures avec un syndicat très minoritaire nous poserait problème, reconnaît Gérard Legendre, responsable des relations sociales à BNP Paribas. Mais aucun syndicat, sur un sujet aussi important, ne prendrait le risque de s'engager tout seul. » « En fonction de l'enjeu, il m'arrive souvent d'ouvrir des négociations en fixant un nombre minimal de signatures pour valider l'accord, ajoute Max Matta. Plus le texte est donnant-donnant, plus j'exige de signataires. » La raison ? Un accord signé par des organisations véritablement représentatives a plus de poids. « Cela traduit un consensus et c'est le gage d'un climat social apaisé », explique Gérald Ferrier, du groupe Accor.

Autre argument contre les accords minoritaires : « Un texte signé par un syndicat représentant 20 % des salariés ne tient pas la route, car il court le risque d'être dénoncé par un droit d'opposition déposé par les majoritaires, voire par une levée de boucliers des salariés », relève Hubert Landier. C'est pour cette raison que la direction de La Poste a multiplié les négociations locales afin d'asseoir la légitimité de son accord-cadre sur les 35 heures boudé par les deux organisations majoritaires, la CGT et SUD. Non sans succès, puisque, sur les 8 000 accords locaux, la direction a pu s'enorgueillir de la signature de plus de 1 000 accords locaux par la CGT et d'environ 250 par SUD.

En lieu et place d'un couperet à 50 %, certains suggèrent le seuil de 30 %. « On éviterait les blocages de la négociation tout en obligeant les organisations à se mouiller davantage », plaide Gilles Bélier. Une alternative qui, pour l'instant, n'a séduit que la RATP. Dans le texte sur le droit syndical signé il y a un an, elle s'est engagée à rechercher des accords majoritaires et, à défaut, à n'appliquer que les textes signés par des syndicats regroupant au moins 35 % des suffrages. La CGT voulait monter la barre à 50 %… « Dans certains secteurs, cela aurait été un peu utopique », concède Bernard Rihouet, responsable de l'unité management des relations sociales. Reste que, dans les ateliers de maintenance, plus rien ne peut dorénavant se faire sans les 75 % de la CGT… D'autres préconisent la création d'un « droit à l'expérimentation » pour les accords minoritaires, sous réserve que ceux-ci soient, au bout d'un temps déterminé, soumis à l'approbation d'un vote majoritaire. Une façon de laisser aux salariés le temps de vérifier que les avantages du texte prennent le pas sur ses inconvénients.

Haro sur le référendum

Autre alternative, proposée par les partenaires sociaux dans la « position commune » de juillet 2001 : le recours au référendum en cas d'accord minoritaire. Ce qui n'est pas forcément suffisant pour asseoir la légitimité d'un texte, comme l'a expérimenté Michelin. « Pour faire accepter les 35 heures aux ouvriers, qui s'y étaient majoritairement opposés, la direction a conclu des deals locaux avec les organisations non signataires, comme l'échange de marges de flexibilité contre l'octroi d'heures supplémentaires », note Thierry Renard, responsable juridique du Groupe des 10, auquel est affilié le syndicat SUD désormais implanté à la Manufacture.

Dans les entreprises, on crie haro sur le référendum. « Si chaque fois qu'il y a un problème on organise un vote, je ne vois pas comment on peut négocier et chercher des compromis avec les syndicats», juge Gérard Legendre, de BNP Paribas. « C'est un moyen extrêmement dangereux. On ne peut pas mélanger la démocratie représentative et la démocratie directe sans tuer la première », renchérit Max Matta, pourtant à l'origine d'un des premiers référendums d'entreprise chez Sextant Avionique, en 1993. Le personnel avait été consulté, avec l'accord unanime des syndicats, sur les modalités d'accompagnement d'un plan social. « En vingt-six ans, je l'ai fait une fois, sur un sujet majeur, et sans aucune ambiguïté sur le fait que ce vote ne se faisait pas contre le jeu démocratique normal. »

Le renforcement du droit d'opposition constitue, finalement, la seule solution qui ne fasse pas crier au loup les directeurs des relations sociales. Il s'agit, en clair, de subordonner l'entrée en vigueur d'un accord à l'absence d'opposition des syndicats représentant la majorité des salariés. Pour les dirigeants, cette modalité est la seule capable de prouver, de façon irréfutable, qu'un accord dit minoritaire l'est véritablement. « Certains ont l'habitude de prendre des positions doctrinales de refus mais sont d'accord sur le fond. Bien souvent, la non-signature n'est pas un non. C'est une abstention », explique Bernard Giroux, de la direction juridique d'Air liquide. Mais si ce droit existe depuis vingt ans pour les accords dérogatoires, il est rarement utilisé. Autant dire que son extension aurait bien peu de chances de modifier les règles de la négociation d'entreprise.

La fonction publique à la traîne
La réforme de 1996 a figé le paysage syndical sans régler le problème de fond

Les débats sur la représentativité syndicale et la validité des accords n'ont pas épargné la fonction publique. Confronté à l'émergence de syndicats réputés plus contestataires tels que la FSU et des syndicats SUD, le gouvernement Balladur s'est attelé dès 1996 à définir des critères de représentativité de nature à limiter l'« émiettement syndical » dans un paysage marqué par le poids des syndicats catégoriels autonomes. En empêchant dorénavant les organisations non confédérées ayant recueilli moins de 10 % des suffrages exprimés dans l'ensemble de la fonction publique de se présenter au premier tour des élections aux commissions administratives paritaires, cette réforme a bien incité quelques syndicats autonomes, à l'instar de ceux de la police nationale, à se ranger sous des bannières syndicales déjà reconnues. Pour le reste, cette réforme aura au contraire eu pour principal effet de figer le paysage actuel tout en privant de représentation au Conseil supérieur de la fonction publique l'Union syndicale du Groupe des 10 qui fédère les syndicats SUD, alors que celle-ci recueille 7 % des suffrages, loin devant la CFE-CGC et la CFTC, qui en rassemblent respectivement 3 % et 2,2 %. Ces deux dernières organisations ne « sauvent » d'ailleurs leur présence qu'à la faveur de l'attribution d'un siège préciputaire aux organisations confédérées.

En matière de légitimité des accords, la fonction publique est à des années-lumière du secteur privé puisque les éventuels « relevés de conclusion » signés avec les organisations syndicales de fonctionnaires n'ont en réalité – et au grand dam de certains syndicats comme la CFDT – aucune valeur juridique. En conséquence, comme l'a noté Jacques Fournier dans le Livre blanc sur le dialogue social remis en janvier 2002 au gouvernement Jospin, « l'administration est totalement libre d'apprécier à partir de quel nombre et de quels degrés de représentativité elle aura intérêt à se prévaloir de la signature d'un accord ». Un privilège auquel le nouveau gouvernement, aussi soucieux soit-il de «relancer le dialogue social », n'est apparemment pas près de renoncer : « Il n'est pas question de se mettre à dos les syndicats sur un sujet aussi explosif », confirme-t-on d'ailleurs au cabinet du ministre de la Fonction publique. Surtout quand on a des sujets aussi importants que la réforme du régime des retraites, l'assouplissement des 35 heures ou encore les projets de décentralisation à mettre sur la table…

Auteur

  • Valérie Devillechabrolle, Stéphane Béchaux