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Politique sociale

Ces aides à l'emploi qui partent en fumée

Politique sociale | ANALYSE | publié le : 01.11.2002 | Anne Fairise

Entreprises en réelle difficulté ou chasseurs de primes, les sociétés qui licencient après avoir pompé l'argent public sont légion. Il faut dire que le système d'aides est à la fois alléchant et mal encadré. Suivi défaillant, absence de sanctions : Etat et collectivités locales ont du pain sur la planche.

Une fabrique de bibelots avec 240 emplois à la clé et 700 à terme : pour un département comme le Finistère, durement touché par le chômage, le projet de Kenneth Ian Turner était une sacrée aubaine. Il n'a été qu'un miroir aux alouettes. Rattrapé par la police, l'été dernier, le P-DG britannique de Global Studio a été incarcéré pour escroquerie. Visite des élus outre-Manche dans les ateliers de la maison mère, soutien de la Datar… le dossier semblait pourtant bien ficelé. En lice avec Limoges (Haute-Vienne), Quimper décide de rénover un entrepôt. La région et le département mettent la main au portefeuille. L'ANPE présélectionne les futurs salariés, tous chômeurs, allouant 1 524 euros pour chaque contrat de retour à l'emploi. Même la Direction départementale du travail, de l'emploi et de la formation professionnelle (DDTEFP) se démène. Comme l'essentiel de l'activité s'appuie sur le travail à domicile, elle visionne des cassettes tournées dans les usines anglaises et cofinance une étude calculant temps d'exécution et rémunération à la pièce.

Résultat de cet effort collectif ? Une liquidation fin 1992, après seize mois d'activité, en dépit des 228 693 euros investis. Les salariés, qui n'ont jamais dépassé la centaine, sont retournés à la case Assedic. « Pourtant, les syndicats anglais nous avaient avertis de la mauvaise réputation de l'entrepreneur. On a essayé d'alerter, sans succès », précise la CFDT, seul syndicat présent à Global Studio. « Toutes les collectivités ont été flouées. Personne n'aurait compris qu'elles arrêtent, au moindre doute, de soutenir le projet », note Jean-Luc Fichet, nouveau vice-président du département chargé du développement économique, qui vient seulement de se porter partie civile !

Un scandale financier

Le Finistère n'est pas le seul à connaître une telle déconfiture. Fin 2001, Flextronics, sous-traitant américain en électronique, a supprimé les 258 postes de son usine de Moncellès-Lunéville (Meurthe-et-Moselle) pour délocaliser la production… à Laval, en Mayenne. Au grand dam des collectivités qui ont soutenu son implantation en 1996. L'ardoise s'élève à plus de 381 000 euros. « Nous avons été mis devant le fait accompli, quinze jours après la fin de la convention avec Flextronics qui donnait au conseil régional un droit de contrôle sur l'utilisation de la subvention. C'est une rupture de contrat manifeste ! » tonnent les services de la région Lorraine, présidée par Gérard Longuet. Comme la commune et le département, elle a décidé d'en faire un « cas d'école », en réclamant le remboursement des aides.

Même désarroi dans la Somme. Magneti Marelli, filiale de Fiat, a supprimé 503 postes fin 2001, juste après l'expiration de l'obligation de maintien des effectifs, prévue par un accord RTT de Robien en échange de 6 millions d'euros d'allégements de charges. Bis repetita, Whirlpool, le fabricant américain d'électroménager, supprime 30 % des 860 postes du site d'Amiens et délocalise sa production de lave-linge en Slovaquie. Une décision coïncidant avec la fin des allégements de charges liés à un accord de Robien. « Sans les aides, les lave-linge ne seraient pas venus », constate, pragmatique, la municipalité.

Pour les syndicats, l'affaire ne se résume pas à un effet d'aubaine. Il y a « scandale financier », car l'engagement, en 1993, de recruter 300 personnes en cinq ans pour un projet d'usine de sèche-linge largement subventionné par les collectivités et l'État (2,4 millions d'euros) n'a pas non plus été respecté. « Ils manquent toujours à l'effectif », tempête Philippe Théveniaud, de la CFTC. Ce que démentent la région et la direction de l'entreprise. Selon elles, l'objectif a été atteint en 1999. Mais comme Whirlpool a été « obligé », entre-temps, de recruter, accord RTT oblige, les syndicats et le personnel dénoncent un tour de passe-passe comptable. Comme partout dans l'Hexagone, dès qu'une entreprise bénéficiant ou ayant bénéficié de fonds publics licencie ou délocalise.

En Seine-Maritime, à Déville-lès-Rouen, les 413 salariés de Viasystems, spécialiste américain de la téléphonie sans fil, n'acceptent pas la cessation totale d'activité. Une fermeture délibérée pour Claude Étienne, délégué CGT, qui pointe les mesures de chômage partiel obtenues en 2001 et 2002 (152 400 euros). Au moment même où « la maison rapatriait aux Etats-Unis plusieurs millions d'euros de liquidités ». Même la DDTEFP s'avoue « surprise » par cette annonce. « Les mesures de chômage partiel ont été accordées en tablant sur une reprise mi-2002. La direction locale disait vouloir persuader la maison mère de ne pas licencier. Rien ne laissait penser que cette argumentation n'était pas recevable », plaide Jean Métais, son directeur. Ses homologues de Meurthe-et-Moselle ont été plus intransigeants, quand Flextronics a sollicité du chômage partiel, quelques semaines avant d'annoncer sa délocalisation.

Entreprises en difficulté, abonnés aux aides publiques ou « chasseurs de primes » patentés, difficile de faire le tri. Reste que le système français d'aides publiques à l'emploi a tout d'un gâteau très alléchant. Près de 43 milliards d'euros, autant que les recettes de l'impôt sur les sociétés, sont distribués, via une tuyauterie complexe et une myriade de guichets. La dernière commission d'enquête parlementaire, qui s'est penchée sur le sujet, en juin 1999, en a eu le tournis. Les entreprises peuvent remplir, au total, 70 formulaires différents pour toucher des fonds publics au nom de la création d'emploi. S'il en décourage beaucoup, cet inextricable maquis profite à ceux qui s'en donnent les moyens. Certains cabinets de conseil ont même concocté de puissants logiciels d'optimisation des aides à l'emploi, selon les caractéristiques de l'entreprise et du territoire concerné.

Risque de surfinancement

Rien que du côté du ministère du Travail, on compte une trentaine de contrats aidés (16,7 milliards d'euros en 2001), auxquels il faut ajouter les allégements de charges. Les collectivités locales sont promptes, elles aussi, à dénouer les cordons de la bourse, à coups de primes régionales à l'emploi, à la création d'entreprise, etc. Sans oublier la Datar, avec sa fameuse prime d'aménagement du territoire. Encore faut-il y ajouter, au niveau local, les réductions de taxe professionnelle sur les salaires. Sans parler des collectivités locales qui interviennent en dehors de leur champ de compétence. « Plus des trois quarts des aides qu'elles distribuent ne sont pas légales », note un fonctionnaire. De quoi susciter les foudres de la Cour des comptes, qui a souvent pointé le risque d'un surfinancement des dossiers de création et d'implantation d'entreprises.

Les abonnés aux aides publiques auraient tort de s'en priver. Comme l'ont constaté en 1997 les limiers de la Rue Cambon, 12 entreprises avaient capté les deux tiers des allocations spéciales du Fonds national pour l'emploi (FNE), en s'adressant à lui trois fois en six ans. La Délégation générale à l'emploi n'avait pas été non plus très vigilante sur le recouvrement du cofinancement des préretraites. Une entreprise avait ainsi une ardoise de 44 millions d'euros ! Et l'administration était incapable de dire si les employeurs abusant des préretraites n'avaient pas recruté sur les postes supprimés… « Contrôle lacunaire », a tranché la Cour des comptes. Selon elle, « les services déconcentrés suivent mal l'exécution des plans sociaux ». « Dans les directions départementales de l'emploi, il y a une culture de contrôle, mais très peu de moyens ou d'instruments. On fait surtout de l'instruction », commente un inspecteur du travail. Cas typique : les cellules de reclassement, animées par des cabinets privés et financées par l'État. « C'est facile de faire entrer dans la case “a trouvé une solution” la salariée licenciée qui prend un congé parental », reprend un inspecteur du travail nordiste. Pour faire le ménage entre bons et mauvais prestataires, la DDTEFP du Nord a lancé une enquête auprès de 1500 salariés bénéficiaires.

Des collectivités territoriales, les chasseurs de primes ont encore moins à redouter les contrôles. Toutes ne subordonnent pas leurs aides à la création d'emplois en CDI et bien peu mettent en place un suivi pour s'assurer du respect des engagements des entreprises bénéficiaires. Ce que font, par exemple, le conseil général d'Ille-et-Vilaine ou les conseils régionaux du Centre et de Picardie. « Les collectivités territoriales, comme la Datar d'ailleurs, ne vont pas assez loin dans le contrôle. Elles statuent sur des volumes d'effectifs sans se poser de questions sur la nature des emplois », commente Jacques Huet, délégué CFDT du Laboratoire aéronautique de Bretagne (LAB), près de Dinard. Intrigué par les aides à la création d'emplois dont bénéficiait cette filiale de TAT Industrie, alors qu'elle en était à son deuxième plan social, il s'est aperçu que la direction n'avait pas créé les 123 emplois promis en échange d'une prime de la Datar et du département (1,1 million d'euros). Elle n'en avait créé que 21, se contentant d'en transférer une cinquantaine d'un site à l'autre.

Même si les exemples d'abus foisonnent, les sanctions se comptent sur les doigts de la main. Bilan de la chambre régionale des comptes de Lorraine, région qui a vu débarquer nombre d'usines « tournevis » sur les décombres de la sidérurgie : pas de pénalité, « à une exception près », pour les entreprises qui, de 1992 à 1998 ont bénéficié d'aides à la création d'emplois sans réaliser leurs objectifs. « Il faut pouvoir prendre en compte les aléas économiques et ne pas fragiliser encore plus une entreprise en exigeant le recouvrement des aides », estime Alain Gillouard, au service du développement économique du conseil général d'Ille-et-Vilaine. Le département, qui a mis en place depuis 1991 un contrôle sur la base des données de la DDTEFP et de l'Urssaf, n'envisage le recouvrement des aides que lorsque les entreprises ont créé moins de 75 % des emplois en CDI exigibles. En plus, celles-ci peuvent bénéficier de délais et d'une « franchise » (une marge tolérée de non-création d'emplois).

Certaines ont même reçu de nouvelles aides, alors qu'elles n'avaient pas tenu leurs premiers engagements. « Des cas rarissimes », souligne le département, qui affichait, en 1996, 41 % d'emplois de plus que ceux qui étaient exigibles. Mais 37 % des emplois subventionnés n'avaient pas vu le jour, dont ceux du LAB. Quant au contrôle, il porte sur le volume et non sur la nature des emplois. « Seuls les syndicats, en entreprise, sont à même de le faire », estime Jacques Huet, qui liste désormais les sociétés ayant reçu des fonds du département des Côtes-d'Armor et de la région Bretagne et informe les syndicats des entreprises concernées.

L'État pompier de service ?

« Aucun dispositif pour l'emploi n'intègre, à l'heure actuelle, dès son origine un dispositif d'évaluation. Elle se fait toujours a posteriori. Or, poser la question de l'évaluation revient à s'interroger sur les postures de l'État : est-il le pompier de service, un simple guichetier ou un maître d'ouvrage, définissant les objectifs et l'évaluation des dispositifs ? » se demande Dominique Thierry, de l'association Développement et Emploi. Autant dire que la toute nouvelle Commission nationale des aides publiques aux entreprises a du pain sur la planche, vu l'ampleur de sa mission : contrôler l'utilisation des fonds publics aux entreprises et en évaluer les « impacts économiques et sociaux, quantitatifs et qualitatifs » pour, à terme, améliorer l'efficience de ces dispositifs.

Déjà divisée (voir encadré), ladite commission commence à peine à recenser les différentes aides pour en chiffrer le montant ! Fin octobre, ses membres attendaient avec impatience que le nouveau président de droit, le ministre de l'Économie et des Finances, Francis Mer, trace la ligne d'horizon, lors de leur troisième réunion. P-DG d'Usinor, il se déclarait, il y a peu, « absolument pas convaincu que les subventions et les aides actuellement distribuées pour la création d'emplois soient efficaces. Il faudrait les supprimer, en réaffecter une partie à des actions plus ciblées et utiliser le solde pour réduire le déficit budgétaire ». Une solution radicale… qu'on voit mal le ministre Mer mettre en œuvre.

Un comité « Théodule » ?

La Commission nationale des aides publiques aux entreprises (Cnape) sera-t-elle le lieu du nécessaire électrochoc administratif et politique ? Au Commissariat du Plan, on ne manque pas de souligner l'exception française. « La France est le seul pays européen à avoir monté une telle instance, pérenne, de concertation et non administrative », note Jean-Louis Levet, son rapporteur général, qui promet qu'elle ne sera « ni un tribunal populaire ni un machin d'intellos ». Son activité ? « Recensement et “benchmark”. » Elle a impulsé la création, auprès des conseils régionaux, d'instances similaires et commencé le recensement, auprès des ministères et des régions, des aides publiques aux entreprises. Elle se penche sur l'accès des PME-PMI aux aides ainsi que sur les dispositifs d'aide en vigueur dans les pays européens.

Le premier rapport d'activité est attendu pour le début de l'année 2003.

Mais, pour l'instant, beaucoup craignent que la Cnape ne se transforme en « comité Théodule ». Sa mise en place a été difficile.

Créée dans le cadre de la loi Hue de décembre 2000 après de houleux débats parlementaires, elle ne s'est réunie que deux fois. Et elle s'entre-déchire déjà. Ses membres – des parlementaires, des syndicalistes, des représentants du patronat et de l'État – ne s'entendent pas sur le périmètre d'action (aides directes et/ou dispositifs de politique générale, tels que les exonérations de charges). Pas plus que sur les missions, à commencer par la question du contrôle et des « saisines ». Car la Cnape peut être saisie par les élus de premier rang sur les cas d'entreprises jugées indélicates. Une dizaine de dossiers sont déjà parvenus jusqu'à elle, sans que personne ne les ait ouverts. « Le cabinet de Francis Mer a des états d'âme. Il a assez de difficultés avec le Medef comme cela sans en rajouter », commente un membre de la commission. « La Cnape a peur d'être instrumentalisée, à la fois sur sa mission d'évaluation et de contrôle. Cela ressemble bien à une impasse. Avant même qu'elle ait commencé à travailler ! » conclut l'un des nombreux sceptiques.

Auteur

  • Anne Fairise