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Politique sociale

Ces cours qui résistent à la chambre sociale de la Cour de cassation

Politique sociale | ANALYSE | publié le : 01.12.2002 | Nathalie Grenet, Frédéric Rey

Frondeurs, les magistrats « sociaux » des cours d'appel ? Un tiers de leurs arrêts sont retoqués en cassation. Parfois par méconnaissance ou mauvaise interprétation du droit. Mais il arrive aussi que les juges manifestent leur désaccord avec la haute cour. Une rébellion qui peut s'avérer un aiguillon utile.

Dans quelques jours, le 11 décembre, les salariés seront appelés à élire quelque 7 500 conseillers prud'homaux, lesquels façonneront la jurisprudence sociale des cinq ans à venir… sous la houlette de 35 cours d'appel, elles-mêmes statuant sous l'épée de Damoclès de la très sourcilleuse chambre sociale de la Cour de cassation, chargée – tout en haut de l'édifice judiciaire – d'unifier l'interprétation de la législation du travail par le juge. Une fonction tutélaire avec laquelle certains juges d'appel prennent quelques libertés. Parfois, mais pas toujours, à bon escient. Exemples…

Un vendeur de meubles peut-il travailler tous les dimanches sans bénéficier d'une majoration de sa rémunération alors que sa convention collective prévoit un double salaire ? Non, ont catégoriquement répondu le mois dernier les magistrats de la 18e chambre, section D, de la cour d'appel de Paris. Oui, avait pourtant estimé la Cour de cassation en 1993. Pour les sages du Quai de l'Horloge, le travail dominical doit rester exceptionnel et limité à cinq fois par an. À défaut, le salarié est privé de toute majoration de salaire ! Une situation aujourd'hui ubuesque avec la banalisation du travail dominical dans le commerce. « Cette jurisprudence vieille de presque dix ans pouvait être modifiée », estime Alexandre Linden, président de la 18e chambre. Mais l'arbitrage final reviendra, de toute manière, à la chambre sociale de la Cour de cassation.

Un sinistre pour les parties

Joli cas d'école pour la haute juridiction du travail : suivra-t-elle le raisonnement de la juridiction parisienne ? Pas sûr. Dans pratiquement un tiers des cas, l'arrêt de la cour d'appel, qui suit une décision de conseil de prud'hommes, est en effet annulé par la Cour de cassation et doit être jugé à nouveau, par une autre cour d'appel. Le taux de cassations est cependant loin d'être homogène sur tout le territoire. Une étude réalisée par l'avocat Régis Cusinberche (disponible sur le site www.cusinberche-paris.avocat.fr) révèle d'importantes disparités entre les juridictions. Entre janvier 2000 et juin 2002, la cour d'appel de Limoges a ainsi vu huit de ses arrêts sur dix cassés, alors que la 14e chambre de la cour de Paris n'a pas été une seule fois censurée.

« Dans tous les cas, la cassation est un sinistre pour les parties, qui ont déjà attendu deux à trois ans et qui vont devoir encore attendre plusieurs mois », observe Alexandre Linden. Un report d'autant plus frustrant que certains arrêts sont annulés pour de simples motifs de forme ou de procédure, par exemple lorsqu'une pièce n'a pas été communiquée. Ces maladresses représenteraient près de 10 % des arrêts de cassation. Les 90 % restants reflètent, a contrario, une censure liée au fond, qu'il s'agisse d'une résistance délibérée à la jurisprudence ou, dans la majorité des cas… d'une méconnaissance du droit. « Il est fréquent qu'un texte, même clair, soit mal interprété », déplore Philippe Waquet, doyen honoraire à la Cour de cassation.

Les juges auraient-ils tout oublié de leurs études en droit du travail ? « Un bon nombre de magistrats qui arrivent dans une cour d'appel n'en ont même jamais fait de leur vie », explique Pierre Lyon-Caen, avocat général à la Cour de cassation. Tribunaux d'instance, parquet… les magistrats « sociaux » des cours d'appel proviennent en effet de tous les horizons. Jean-Pierre Feydeau, président de la 18e chambre à Paris, section des référés, depuis quatre ans, a siégé auparavant dans une cour d'assises. À Rennes, Francine Segondat, présidente de la chambre sociale, arrive d'un tribunal correctionnel. « Il m'aura fallu près d'un an d'apprentissage, précise-t-elle. Heureusement qu'une des magistrates siégeant avec moi avait dix ans d'expérience en chambre sociale. » Les pics de cassation s'expliquent ainsi en partie par le renouvellement des chambres, lié aux départs et aux arrivées des juges.

La dernière roue du carrosse

Cette méconnaissance du sujet a été amplifiée dans le passé par le peu d'attrait exercé par le droit du travail. Chez les juges, le contentieux social a longtemps été considéré comme moins prestigieux que le contentieux civil. Rares étaient les magistrats qui s'attardaient en chambre sociale. Après deux années de « purgatoire », ils demandaient une nouvelle affectation. Cet élitisme a laissé des traces jusque dans les numéros affectés aux différentes chambres : « Les civiles sont dans les premières, les sociales toujours en queue », explique François Ballouhey, président de la… 6e chambre de la cour d'appel de Versailles. Mais, devant l'importance grandissante des questions sociales dans la société, les « travaillistes » ont progressivement pris du poids. « Aujourd'hui, relève Jean-Yves Frouin, conseiller référendaire à la Cour de cassation, être affecté dans une chambre sociale n'est plus considéré comme une punition. » Et, signe que le droit social a conquis ses lettres de noblesse, le turnover a diminué chez les juges sociaux.

L'autre explication du fort taux de cassation des décisions d'appel est plutôt déconcertante : les magistrats ne connaissent pas toujours bien l'évolution de la jurisprudence sociale. Un arrêt rendu en 2000 par la cour d'appel d'Agen a ainsi particulièrement irrité le Quai de l'Horloge. Un salarié, par ailleurs conseiller prud'homal, s'est vu accorder une indemnité de licenciement équivalant à plusieurs années de salaire alors que, six mois plus tôt, la Cour de cassation avait décidé de plafonner cette indemnité à deux ans et demi de salaire, comme pour un élu de comité d'entreprise. « Visiblement, la jurisprudence met plus de six mois pour parvenir jusqu'à Agen », ironise un haut magistrat. Pour mieux faire connaître sa jurisprudence, la Cour de cassation a organisé jusqu'en 2001 des déplacements à vocation pédagogique dans les cours d'appel afin de rencontrer juges, avocats et conseillers prud'homaux.

Submergés par les litiges

Elle a par ailleurs mis au point une banque de données que l'on peut consulter par Internet. « Mais il existe de très bons juges qui ne savent pas se servir de l'informatique », précise, sans rire, François Ballouhey. Submergés par le nombre de litiges, les magistrats d'appel déplorent surtout la lourdeur de leur charge de travail. « C'est comme une machine qui tourne à toute vitesse, souligne Francine Segondat, présidente de la chambre sociale à Rennes. Nous ne pouvons pas suffisamment prendre le temps de la réflexion. » Au sein de la chambre sociale parisienne que préside Alexandre Linden, une vingtaine d'arrêts sont rendus chaque semaine. « Nous prenons connaissance des arrêts significatifs, explique ce président. Pour le reste, c'est à l'occasion d'une affaire que l'on recherche la position de la Cour de cassation. »

Parfois, le non-respect de la jurisprudence est un acte volontaire. Une sorte de rébellion de certains magistrats, qui manifestent ainsi leur désaccord avec l'orientation prise par la Cour de cassation. Les cours d'appel de l'est de la France ont la réputation d'être particulièrement défavorables aux salariés sur les affaires de comportement. Ainsi, celle de Colmar a été souvent « cassée » pour sa conception très extensive de la notion de faute grave, qu'elle pouvait retenir indifféremment pour un employé présent dans l'entreprise depuis vingt ans et pour un nouvel embauché, les deux ayant répondu vertement à leur supérieur. « Les fautes graves doivent être caractérisées, martèle Philippe Waquet, nous avons dû le rappeler. » Un avis partagé par de nombreux juges d'appel : « Si on s'attache à ce que représente l'emploi aujourd'hui pour un salarié, souligne Francine Segondat, il faut apprécier la faute grave de façon restrictive. »

De même, un président de la chambre sociale de la cour d'appel d'Amiens a donné du fil à retordre aux hauts magistrats. Hostile à la jurisprudence Rogie, qui impose une motivation précise de la lettre de licenciement, la jugeant trop exigeante, ce magistrat s'est livré à une grève du zèle en recalant même les lettres les plus détaillées. Il aura fallu plusieurs décisions de la Cour de cassation, réunie en assemblée plénière, pour pouvoir mettre fin à ce petit manège.

Revirement de la jurisprudence

Toute résistance n'est d'ailleurs pas toujours une expression de mauvaise humeur. Elle peut aussi se manifester à l'occasion d'un désaccord sur un point de droit délicat, les juges statuant dans un sens qui leur paraît préférable à la position de la Cour de cassation. « Nous estimons que la résistance est justifiée en cas de nécessité impérieuse », souligne Alexandre Linden, de la cour d'appel de Paris. Et ces juges « rebelles » obtiennent parfois un revirement de la jurisprudence, comme ce fut le cas pour les conventions de conversion. Puisque la loi écartait ces conventions de la procédure de licenciement, considérant ce mode de cessation du contrat de travail comme une rupture d'un commun accord, les hauts magistrats n'avaient pas jugé bon de demander la motivation de la rupture.

Plusieurs cours d'appel, dont Douai, Dijon et Rennes, ne l'ont pas entendu de cette oreille, exigeant un énoncé des motifs. Un point de vue auquel s'est finalement ralliée la Cour de cassation. « C'était au début des années 90, se souvient Philippe Waquet, le thème du licenciement économique émergeait avec force et il faut avouer qu'à la Cour de cassation nous n'y connaissions alors pas grand-chose. »

Mais cette relecture de la jurisprudence n'est pas toujours couronnée de succès, même si elle est argumentée. Ce fut le cas à propos des conséquences de la violation de l'ordre des licenciements, ordre qui doit être respecté par la direction d'une entreprise en cas de licenciement économique. La Cour de cassation estime que sa violation ne remet pas en cause la justification du licenciement, et accorde une indemnité librement fixée par les juges en fonction du préjudice subi. Cette jurisprudence, les magistrats de la chambre sociale de Douai l'ont combattue, estimant au contraire que le non-respect de l'ordre des licenciements est un motif suffisant pour accorder des indemnités au titre des licenciements sans cause réelle et sérieuse. « Nous n'avons pas été insensibles à cette argumentation, se souvient Jean-Yves Frouin, mais nous avons finalement maintenu notre position. » Cette résistance n'aura en tout cas pas été préjudiciable au président de la chambre sociale de Douai, qui a rejoint la haute cour.

La haute cour a le dernier mot

L'affaire SAT, rapportée en 2000 par la cour d'appel de Riom, a également provoqué un débat très vif chez les hauts magistrats. La question en jeu : les juges peuvent-ils contrôler les choix de gestion de l'employeur ? À l'occasion d'une restructuration, un chef d'entreprise avait envisagé plusieurs hypothèses pour finalement retenir celle dont découlaient le plus de dégâts pour l'emploi. Pour les juges d'appel, ces licenciements étaient injustifiés : l'entreprise aurait dû opter pour la solution la moins destructrice d'emplois. Une décision en complète contradiction avec la Cour de cassation, pour laquelle il n'appartient pas aux juges de contrôler le choix de l'employeur pour une solution plutôt qu'une autre.

Au grand dam de Riom, et après moult débats, la Cour de cassation a campé sur sa position. Bien qu'elle n'ait pas suivi cette fois la cour d'appel, la résistance de Riom a eu le mérite de susciter la réflexion. « Nous avons besoin de ces résistances pour pouvoir évoluer », reconnaît Philippe Waquet. Même si elle conserve le dernier mot, la haute cour n'est pas mécontente, en définitive, de compter quelques trublions dans les rangs des cours d'appel.

Dissonances entre chambres

La fermeture temporaire d'un hôtel pour cause de travaux constitue-t-elle une cessation d'activité autorisant à prononcer des licenciements pour motif économique ? Au sein de la même cour d'appel de Paris, les juges ont eu du mal à accorder leurs violons : en 2001, la 18e chambre avait répondu positivement à cette question dans le cas de l'hôtel Élysées-Magellan, alors qu'un an auparavant l'hôtel George-V se voyait refuser cette qualification économique par la 21e chambre.

En définitive, la Cour de cassation, dont le rôle est d'unifier la jurisprudence, a considéré en octobre 2002 que la fermeture temporaire ne constitue pas une cessation d'activité de l'entreprise pouvant justifier des licenciements économiques. « Ces divergences sont malheureusement inévitables, relativise Alexandre Linden, président de la 18e chambre parisienne. Surtout dans le cas où il n'existe pas encore de jurisprudence établie de la Cour de cassation, nous avons toute liberté pour statuer. »

Ces risques de contradiction existent entre les 35 cours d'appel, et même au sein de chaque cour comptant plusieurs chambres sociales. À l'instar de Paris, bien sûr, mais aussi de Rennes, de Douai ou de Dijon, qui couvrent plusieurs départements. À l'opposé, la cour d'appel de Metz ne concerne que la Moselle. À Paris, où 10 chambres se partagent le contentieux du droit du travail, les magistrats ont pris l'initiative de se réunir régulièrement. « Cela nous permet de nous informer des problèmes juridiques rencontrés et aussi d'harmoniser les solutions », précise Alexandre Linden. Dans d'autres cours, les concertations sont plus informelles, voire inexistantes. « Mais il arrive que les divergences surgissent aussi au sein des formations », note François Ballouhey, président de la 6e chambre de Versailles. Deux magistrats secondent le président. Et, heureusement, les décisions sont prises à la majorité !

Auteur

  • Nathalie Grenet, Frédéric Rey