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Vie des entreprises

Sylvain Breuzard, l'innovateur social de Norsys

Vie des entreprises | METHODE | publié le : 01.12.2002 | Anne Fairise

En huit ans, Sylvain Breuzard a hissé une micro-SSII au rang de belle PME sans cesser d'innover. Fonctionnement participatif, valorisation des projets personnels, transfert de compétences, évaluation collégiale… caractérisent le management de Norsys. Reste à le pérenniser en temps de crise.

Fini les années fastes, pleines d'insouciance et d'euphorie ! Les avis de tempête se sont succédé pour Norsys, une SSII du Nord créée en 1994 et barrée par Sylvain Breuzard, un ancien d'IBM. Le brutal retournement de conjoncture et l'effondrement des tarifs généré par l'arrivée de grands groupes sur les marchés hier laissés aux « petits » ont mis en péril l'équilibre économique de cette jeune entreprise, connue dans la région autant pour sa veille technologique que pour sa politique sociale. Pionnière sur les 35 heures, initiatrice d'une fondation contre l'illettrisme au Maroc, détentrice de sa propre université d'entreprise, Norsys se distingue également par un management participatif, souvent cité en exemple au Centre des jeunes dirigeants (CJD). Un mouvement patronal dont Sylvain Breuzard a pris la présidence en janvier dernier.

Mais l'innovation sociale peut-elle survivre en période de crise ? L'emblématique Sylvain Breuzard doit désormais en apporter la preuve. Avant l'été, un plan social a même été évoqué. Hier plutôt rares, les délégations de salariés chez les clients sont plus fréquentes, déboussolant certains salariés. Car, contrairement à ses concurrents qui facturent des prestations à l'heure chez le client, et pour ne pas devenir une coquille vide, Norsys avait choisi de réaliser l'essentiel de ses projets en interne. Pis, le turnover remonte, notamment parmi les managers les plus confirmés, ceux-là même sur lesquels la PME, qui envisageait un quasi-doublement des effectifs en 2004, prévoit de bâtir sa croissance. Pour surmonter cette crise de confiance, renouer le dialogue et rasséréner ses troupes, Sylvain Breuzard consacre, depuis début de l'automne, son lundi soir à des débats informels avec les managers. Le P-DG de Norsys est bien conscient qu'il faut dorénavant adapter la politique de RH à la nouvelle donne. Mais jusqu'où ? C'est toute la question.

1 IMPLIQUER LES SALARIÉS DANS LA STRATÉGIE

Exit la grande métropole tertiaire lilloise. Loin de la fureur urbaine, la SSII a posé, voici deux ans, ses ordinateurs à 20 kilomètres au sud de Lille, aux portes d'Ennevelin, un bourg de 2 000 habitants où la présence économique se résume à une entreprise de commerce de bois et un bar-tabac-presse-station essence. Les ingénieurs ont désormais des champs pour ligne d'horizon. Si le choix de l'implantation est revenu à Sylvain Breuzard, désireux de doter Norsys de ses propres murs, les salariés ont été largement associés à l'opération. Ils ont travaillé sur le cahier des charges et choisi le projet architectural parmi les trois proposés. « Le plus cher », sourit un manager. Pas de piscine ni de court de tennis, pourtant, comme cela a été proposé parmi les « idées folles », mais les salariés ont gagné une cuisine et un coin douche. Dans d'immenses salles en open space, les bureaux s'accolent au gré des projets, les équipes se séparant une fois ceux-ci aboutis. Norsys a organisé ses 1 600 mètres carrés de surface autour d'un patio couvert, point de passage obligé pour aller d'une aile à l'autre, rebaptisé place Publique. Comme l'explique Céline Ritel, chargée des RH, « elle permet de ne pas perdre le lien social ». Mais aussi de réunir tout le personnel pour faire, trois ou quatre fois par an, un point sur l'entreprise. Un souhait de Sylvain Breuzard.

Norsys a beau compter 140 salariés, une antenne à Paris et une filiale au Maroc, la volonté d'impliquer le personnel dans la stratégie reste intacte, conformément au deal fondateur. En effet, quand Sylvain Breuzard a créé Norsys en 1994, avec deux associés, il a embarqué dans l'aventure une dizaine d'ex-collègues de la SSII où il travaillait. « Beaucoup ont accepté de venir à condition d'avoir leur mot à dire dans l'évolution de l'entreprise », rappelle Pascal Flament, chargé de l'université d'entreprise. Si les axes stratégiques sont élaborés par le comité de pilotage – le « copil », fort d'une quinzaine de membres –, ils sont réajustés en fin d'année, lors de deux journées rituelles, grâce à des séances de brainstorming dans les services, puis entre les seuls managers. « Des moments d'une grande créativité. Chacun s'exprime. On s'interdit d'interdire », s'enthousiasme un manager aux accents soixante-huitards.

De comité en groupe de réflexion, les salariés sont surtout sollicités dans l'application des décisions stratégiques, comme la mise en place des 35 heures. Une fois qu'un comité de pilotage a établi sa faisabilité, les salariés ont planché par groupes, fin 1998, sur la gestion du temps libre ou la formation. Avant même qu'un d'entre eux n'ait été mandaté pour négocier officiellement l'accord, celui-ci avait déjà été approuvé en interne. Norsys lance un concours de l'innovation sur la vie en entreprise et ses axes de développement ? La PME ne le placarde pas sur les murs. Elle incite des « innovacteurs », ou acteurs de l'innovation, à s'autodésigner et leur laisse, après formation, le soin d'animer des séances de créativité dans les services. Ça marche, puisque 438 propositions ont été glissées, depuis mars 2002, dans la boîte à idées.

« Il ne suffit pas de communiquer sur la stratégie lors de grandes réunions. Nous continuons, les semaines suivantes, à échanger en comités restreints ou lors de petits déjeuners », commente Céline Ritel. L'intranet, véritable vitrine des questionnements internes, vient en appui. La moindre réunion dans un service, stratégique ou technique, fait l'objet d'un compte rendu et peut être prolongée en forums de discussion. La transparence est l'une des valeurs fortes de la PME. « Nous essayons de faire en sorte que l'information ne soit pas source de pouvoir. Nous tenons, au contraire, à ce que chacun ait accès aux mêmes informations. Cela soutient et alimente la dynamique collective », commente Sylvain Breuzard. Avant l'été, il est allé jusqu'à « reconnaître ses erreurs » devant ses troupes réunies sur la place Publique… Mais, comme dans beaucoup d'entreprises, le fil du dialogue ne résiste pas aux difficultés conjoncturelles. « Il y a un retrait dans l'échange », note un manager dépité de ne pas avoir été associé à la gestion de la crise récente : « Seuls trois actionnaires ont œuvré, en comité restreint. Le management n'a pas été associé. »

2 PRIVILÉGIER LE TRANSFERT DE COMPÉTENCES

« La valeur ajoutée, c'est le salarié. » La phrase revient comme un leitmotiv chez Norsys, qui chouchoute ses troupes. Non pas en leur fournissant pressing, banque et autres services personnalisés sur le lieu de travail. Encore que l'accord 35 heures, signé en 1999, rivalise avec ceux des grands groupes : il a instauré 20 jours de RTT et 5 jours de formation pour tous, ce qui porte à 47 le nombre total de jours de congé. Mais, parce qu'il réalise l'essentiel de ses projets en interne, alors que ses concurrents délèguent leurs salariés chez les clients, Norsys s'autorise une gestion souple des plannings de congés. De quoi répondre au plus près aux projets personnels des salariés, sportifs ou associatifs. « La planification reste cool. Certains prennent une demi-journée par semaine ; d'autres, une journée tous les quinze jours », reprend Céline Ritel. Quelques-uns ont même pu cumuler, comme cette ingénieur partie deux mois en Grande-Bretagne. Surtout, la PME, qui a axé son recrutement sur les jeunes (la moyenne d'âge est de 30 ans chez Norsys), a mis en place des plans de formation intégrés sur plusieurs années dans le cadre de son université d'entreprise, qui comprend aussi des programmes de recherche fondamentale et appliquée menés par quatre thésards salariés. Alléchant pour une population souvent dans son premier emploi salarié. « Nous avons ainsi créé trois filières de carrière : manager, consultant expert et chef de projet. Certaines n'existent pas sur le marché », reprend Pascal Flament, responsable de l'université.

Embauchée il y a trois ans comme ingénieur développement, Edwige Renaux, 24 ans, s'apprête à devenir chef de projet, capable d'encadrer jusqu'à 10 personnes, après avoir suivi un module d'une demi-journée par semaine pendant six mois : « Le transfert de compétences est rare dans les autres SSII. On apprend sur le tas. En étant encadré, on progresse plus vite et mieux. Et la direction s'efforce de nous donner des missions collant avec notre formation », déclare-t-elle. Dans cette PME qui y consacre 8 % de son chiffre d'affaires, la formation n'est pas limitée aux périodes d'intercontrats. Même s'ils sont en délégation chez le client, les salariés de Norsys peuvent en bénéficier. Avis aux clients : le contrat spécifie d'emblée que le salarié sera absent une demi-journée par semaine. Une demi-journée non facturée, évidemment !

Et les salariés ont tout loisir de parler de leurs vœux d'évolution professionnelle avec leur manager. Le suivi est individualisé depuis un ans. De quoi permettre un meilleur accompagnement, notamment pour les salariés en délégation chez le client, que leur manager rencontre au moins toutes les cinq semaines. « Avant, les ingénieurs développement étaient suivis par leur chef de projet. Mais ils peuvent en changer cinq fois dans l'année. Ils s'inquiétaient donc de savoir comment ils allaient être évalués », commente Sylvain Breuzard. Globalement, les salariés font le point deux fois par an avec leur manager, dont une fois très longuement. L'entretien annuel de fin d'année dure deux à trois heures en moyenne. Jérôme Leblanc, l'un des managers, a déjà mené des entretiens de huit heures, sur plusieurs jours ! « Les salariés ont besoin de projection. Il faut faire le point sur la fonction et les missions. Puis identifier les axes de progression, les évolutions souhaitées à terme et, enfin, déterminer les moyens – missions et formations – à mettre en œuvre. »

L'évaluation proprement dite, réalisée en parallèle par le manager, est aussi formalisée que dans certaines grandes entreprises : le manager note de 1 à 5 quatre composantes de la fonction, définies à partir d'un référentiel métier. Un ingénieur développement est ainsi évalué sur sa capacité à programmer, à « dégager de la valeur ajoutée pour le client », etc. Mais la note finale est déterminée, collégialement, par l'ensemble des managers lors de deux demi-journées. « L'évaluation collégiale n'évite pas les erreurs », reconnaît Céline Ritel. Notamment pour les salariés en délégation chez le client. D'ailleurs, chaque année, deux ou trois cas sont réévalués. « Nous tenons à assurer une équité de traitement », reprend Céline Ritel. Un credo dans cette PME qui refuse aussi la gestion par les statuts. Norsys compte 95 % de cadres, mais tous les salariés sans exception aucune sont passés au forfait jours lors des 35 heures.

3 REFUSER LA SURENCHÈRE SALARIALE

Fruit de ces méthodes de management, le turnover de Norsys est deux fois moins important que celui du secteur. Stoïques, les salariés ont longtemps résisté aux sirènes du marché. Ce n'est pas faute d'être sollicités. « Avec des propositions payées jusqu'à 25 % de plus », souligne Sylvain Breuzard. Pourtant, la PME n'offre pas de salaires mirobolants. La modération a été négociée par la direction de Norsys, en 1999, en contrepartie de son généreux accord de RTT. Les fiches de paye se situent dans la moyenne du marché : tous les ingénieurs développement débutants commencent à 22 800 euros par an. Et, ici, contrairement à nombre de SSII, les stock-options ne font pas partie du package de rémunération.

Norsys a beau refuser la surenchère salariale, il a été contraint d'adapter sa politique de rémunération pour éviter les coupes claires dans les rangs de collaborateurs décidément très convoités. Il a choisi d'attribuer des augmentations générales, de l'ordre de 5 à 6 % en moyenne, au cours des trois dernières années. Une politique stoppée depuis un an, retournement de conjoncture oblige. La pilule n'a cependant pas été simple à faire passer auprès des jeunes, reconnaît la direction. Enfin, en sus de leur salaire de base, les informaticiens de la SSII bénéficient de la participation et de primes individuelles, pouvant aller jusqu'à un mois de salaire, qui sont déterminées dans le cadre de la fameuse évaluation collégiale. Norsys est transparent sur l'effort financier consenti : un tiers des résultats sont répartis en primes et participation.

4 BÂTIR UN NOUVEAU TYPE DE RELATIONS SOCIALES

Le management participatif en vigueur chez Norsys coupe l'herbe sous le pied des instances de représentation du personnel. Délégué syndical CFE-CGC depuis quatre ans, Jérôme Leblanc l'avoue : « Je n'ai jamais été sollicité à titre syndical. Le syndicalisme n'intéresse pas les salariés. D'autant que lorsqu'il y a des petits problèmes à régler, on y arrive par le dialogue avec la direction. » Lui-même ne se sent pas « syndicaliste dans l'âme ». S'il a sauté le pas, c'est dans le cadre d'un mandatement pour les 35 heures. Quant aux élections de délégués du personnel, elles ne suscitent guère de candidatures. Voici trois ans, lors du dernier scrutin, Sylvain Breuzard a proposé de constituer une instance unique de représentation délégués du personnel-comité d'entreprise pour mobiliser les troupes et décloisonner. « À huit personnes, les débats sont plus riches. » Mais le rôle du comité d'entreprise, qui fonctionne avec 0,2 % de la masse salariale, se limite à dispenser des chèques-cadeaux et à organiser des sorties d'entreprise ou des soirées à thème.

Le retournement de conjoncture fait toutefois évoluer les choses. « Il donne une autre envergure au poste de délégué du personnel », reconnaît Christophe Markey, 36 ans, DP depuis le début 2002. Une élection qui en avait fait sourire plus d'un. « Pour certains, je ne suis pas crédible », explique cet ingénieur d'affaires, qui travaille à 2 mètres de Sylvain Breuzard, dans le même open space. À la faveur du départ des salariés en contrats à durée déterminée – lesquels étaient auparavant généralement prolongés par des CDI –, les représentants du personnel ont été sollicités sur quelques cas. Pris au dépourvu, ils ont contacté l'Inspection du travail pour s'assurer de la validité des procédures. Une première.

Certaines « illégalités » ont ainsi été mises au jour, comme l'absence de CHSCT. « On s'est senti démuni, donc on s'est documenté », reprend Christophe Markey. Pour répondre à ce désarroi, Sylvain Breuzard envisage aujourd'hui de monter une formation économique dans le cadre de l'université d'entreprise et de travailler avec les représentants du personnel pour les aider à « mieux cerner leur mission ». « Ils en sortiront renforcés, non pas dans un rôle d'affrontement mais de construction », reprend le dirigeant, qui affiche une ambition : « démontrer qu'il existe une forme de dialogue social qui s'inscrit dans l'intérêt de la collectivité et s'appuie sur une vision globale de l'entreprise ».

5 PROMOUVOIR UN MANAGEMENT NON DIRECTIF

Reste un défi de taille pour Sylvain Breuzard : pérenniser le mode de management atypique de Norsys pour qu'il ne se dilue pas dans la croissance. Une préoccupation de longue date : en 1996, deux ans après la création de l'entreprise, il avait souhaité formaliser les valeurs afin de pouvoir déléguer le management. « Nous étions dans une période de croissance forte et passés d'une vingtaine à plus de 50. Comme il fallait multiplier les actes, nous devions les inscrire dans une vision pour leur donner une cohérence », note-t-il. Principe de base : « partir des faits pour tirer des préceptes de management ». Une charte a même été réalisée, mais jamais diffusée aux salariés. « Il s'agissait pour nous de capitaliser. Le management ne se décrète pas. Il doit être incarné. »

Illustration de cette règle avec l'université d'entreprise qui propose, depuis un an, une filière management. « Nous partons du quotidien et nous comparons à ce qu'on avait formalisé dans la charte. C'est une démarche d'appropriation. Elle permet aussi d'intégrer le regard des nouveaux venus et de faire évoluer le management. L'important, ce sont les actes, pas les mots », développe Pascal Flament. Selon le responsable de l'université, « incarner la culture de management, c'est-à-dire une démarche d'accompagnement des salariés et de dialogue, nécessite du temps. À moins d'avoir une gestion du personnel très directive ou de petit chef ». Soucieux de préserver son modèle, le comité de pilotage a même voulu, l'an dernier, désigner un « homme management », garant des valeurs. Devinez qui a été choisi ? Sylvain Breuzard lui-même. Il a accepté, « mais pour un an seulement ». Le temps que d'autres se décident à reprendre le flambeau. Pas facile, décidément, de transmettre son modèle d'entreprise.

Entretien avec Sylvain Breuzard :
« Dans l'informatique, nous sommes face à une génération d'enfants gâtés qui ont une démarche utilitaire »

Diplômé en sciences économiques et informatique appliquée à la gestion, Sylvain Breuzard a commencé sa carrière en 1985 chez IBM en tant que technico-commercial. Puis il a rejoint Soleri, une importante société nordiste de services en informatique. Plutôt que de revenir dans le giron de la multinationale, en passe de racheter la SSII, il préfère se lancer dans l'aventure de la création d'entreprise avec deux associés. Et un objectif précis : « créer un nouveau modèle d'entreprise », antithèse de ce qu'ils ont connu comme salariés. Ce fils d'enseignants a hissé, en huit ans, Norsys au rang de PME régionale, leader dans les technologies émergentes. Son parcours d'entrepreneur lui a valu, en janvier 2002, d'être plébiscité à la présidence du Centre des jeunes dirigeants (CJD), poil à gratter du patronat… Au moment même où Norsys entrait dans une zone de turbulences. Précurseur des 35 heures, Sylvain Breuzard, 42 ans, croit aux vertus de l'expérimentation, convaincu qu'il existe une autre manière de manager.

Avec le ralentissement de votre activité, avez-vous envisagé d'engager un plan social chez Norsys ?

Aujourd'hui, Norsys a des résultats satisfaisants. Mais il y a quelques mois, j'ai effectivement discuté avec les salariés de l'éventualité d'un plan social. Si l'équation économique de l'entreprise ne fonctionne plus, il ne faut pas le cacher. Dans l'informatique, les entreprises sont confrontées à des chutes de prix de 20 à 25 %. Que faire quand 60 à 70 % des charges sont liées à la masse salariale ? Baisser les salaires, licencier ? Les plans sociaux liés à des montages financiers ont laissé des traces considérables chez les salariés, et je suis le premier à les décrier. Mais si les entreprises en situation délicate impliquent leurs salariés dans leur stratégie, ils comprennent mieux la situation, même si cela reste difficile à admettre. Car il y a un profond manque de culture économique. Cela nous a d'ailleurs donné l'idée de proposer en 2003 une formation économique dans notre université d'entreprise.

Regrettez-vous d'avoir signé un accord très généreux sur les 35 heures (20 jours de RTT et 5 de formation) ?

Travailler dix jours de moins que ses concurrents, c'est dix jours de moins facturés. Mais les 35 heures nous ont aussi rendu service. Quand les salariés se sont retrouvés sans mission, nous leur avons demandé de prendre des jours de RTT dans l'intérêt de l'entreprise. Si nous ne l'avions pas fait, ils se seraient retrouvés sans travail. Toutes les SSII ont sauté sur les 35 heures pour combler les périodes d'intercontrats. Pour le moment, je ne regrette donc pas notre accord. Mais je vais relancer le débat sur la RTT.

Afin de modifier l'accord ?

Nous allons en discuter. Je veux que le collectif se dise que cet accord permet d'avoir une autre vision de la vie professionnelle. Or, aujourd'hui, je ne suis plus certain que les salariés le perçoivent ainsi. Norsys a beaucoup recruté depuis les 35 heures. Pour les nouveaux venus, c'est un acquis. Ils n'ont pas vécu les négociations qui ont impliqué tous les salariés. Il est important de dialoguer à nouveau pour qu'ils prennent conscience de la difficulté de l'équation économique. Mais je ne les blâme pas. Il y a eu une telle euphorie dans l'informatique que cela ne pouvait qu'engendrer de l'opportunisme.

Voulez-vous dire que les jeunes recrues ne se soucient guère de la santé de l'entreprise ?

Nous sommes face à une génération d'enfants gâtés. Avec un simple bac + 2 en poche, ils débutaient d'emblée entre 19 800 et 22 800 euros par an. Il leur faut du temps pour comprendre que la situation a changé, tellement le revirement a été brutal dans l'informatique. Beaucoup d'employeurs s'en plaignent. Mais c'est sans doute de notre faute si les jeunes sont dans cet état d'esprit. Il y a un grand scepticisme sur l'authenticité du discours patronal et la volonté réelle de favoriser l'épanouissement des salariés. Du coup, ces derniers sont dans une démarche utilitaire. Du genre « je viens dans l'entreprise, je travaille et je suis payé en conséquence, mais je m'épanouis ailleurs ».

Pourquoi avoir refusé leurs demandes de stock-options ?

Je suis peut-être ringard, mais c'est un principe de rémunération que je ne cautionne pas. Cela n'apparaît pas dans les comptes. Il n'y a pas de provisions. Ce n'est pas sain en matière de gestion. Et je ne voulais pas que les salariés me disent après-coup que je les ai manipulés. Il ne fallait pas être devin pour comprendre que l'euphorie boursière allait tourner court. On a trop fait rêver les salariés en leur promettant des rémunérations folles. Par contre, je suis très favorable à l'épargne salariale, quand elle est un outil de management. En permettant à quelques salariés fondateurs de devenir actionnaires, nous avons décidé d'ouvrir 5 % du capital au personnel. Il faut poser une limite. Il est malsain de pousser les salariés à mettre tous leurs œufs dans le même panier. Regardez ceux qu'on a embarqués dans cette voie, qui se retrouvent aujourd'hui avec des clopinettes.

La hausse du turnover remet-elle en cause votre politique de formation ?

Il y a des cycles dans l'informatique. Quand le secteur va bien, tout le monde vient dans les SSII. Parce qu'on y apprend plus vite, en travaillant sur différents projets chez les clients. Parce qu'on y est mieux payé. Mais, dès que la situation est tendue, le premier réflexe est de rejoindre une grosse structure. Notre problème, c'est que, même en période de crise, les salariés de Norsys continuent d'être sollicités. Ce qui n'est pas vrai dans d'autres SSII. Ils y répondent plus volontiers aujourd'hui, surtout les meilleurs profils. Mais ce qui m'intéresse, c'est le nombre de salariés débutants et toujours présents depuis trois, quatre ans. Et ils sont très nombreux. Je reste convaincu qu'une politique de formation comme la nôtre est gagnante à moyen terme pour l'entreprise, pas uniquement pour le salarié. Mais je regrette que les clauses de dédit-formation soient si difficiles à mettre en place. S'il y avait plus de souplesse, les entreprises seraient bien plus incitées à investir. Chez Norsys, nous ne relâcherons pas notre effort de formation. Au contraire, nous allons l'accentuer en 2003.

Norsys est précurseur des 35 heures. Que pensez-vous de cette loi ?

Il est dramatique que cette loi impose à tous, de manière uniforme, une réduction du temps de travail. Les problématiques sont radicalement différentes entre une entreprise de 5 ou de 10 000 salariés. Toutes les petites entreprises en ont terriblement souffert. Mais les 35 heures ont aussi eu des mérites. Pour commencer, celui d'ouvrir le débat sur le temps de travail et son organisation. L'hypocrisie sur le nombre d'heures réellement effectuées par les assimilés cadres et les autres était totale. Nous en avons profité pour discuter du statut cadre et non-cadre, de ses implications en matière de retenues salariales, de retraite. Et tout le monde est passé au forfait jours. Je ne souhaitais pas que l'entreprise soit gérée en fonction de statuts. Celui de cadre est une aberration qui crée des cloisonnements et de la discrimination. Il faut l'abolir.

Êtes-vous favorable à l'assouplissement des 35 heures ?

Oui, mais en mutualisant le nombre d'heures supplémentaires plutôt qu'en augmentant le plafond. Ce sera défavorable à l'emploi. On ne baissera pas les charges des entreprises avec davantage de chômeurs. Autre question terrible, les très petites entreprises risquent de ne jamais passer aux 35 heures, ce qui créera d'énormes inégalités entre salariés.

Pensez-vous qu'il faille revoir la loi de modernisation sociale ?

Les cycles économiques se raccourcissent terriblement. Si l'entreprise n'a pas les moyens d'être réactive, de se séparer vite de ses salariés, elle risque de plomber ses comptes. C'est difficile à accepter. Mais on ne peut pas refuser l'idée qu'à un moment donné une entreprise soit conduite à licencier. Alourdir la durée du plan social, c'est prendre le risque au bout du compte de devoir fermer l'entreprise.

Êtes-vous favorable à la transparence de la rémunération des dirigeants ?

Oui, je gagne 100 000 euros par an en tant que dirigeant et actionnaire. Je touche des dividendes. Mais ceux-ci se sont réduits ces derniers mois.

Les dirigeants français ne sont-ils pas trop payés ?

Une compétence rare se paye. Mais toute compétence doit être évaluée. Les salariés ont souvent une partie variable dans leur rémunération, liée à leurs résultats. Un commercial, ne les atteignant pas, n'aura pas 100 % de son salaire. Il est inconcevable que le dirigeant ne soit pas le premier à se plier à cette logique. Mais il ne faut pas faire d'amalgame. Beaucoup de patrons non actionnaires ont une part variable liée aux résultats de l'entreprise.

Quel est votre point de vue sur la réforme des retraites ?

Au nom du CJD, je pense qu'il est urgent d'en finir avec les débats d'experts et d'ouvrir des états généraux sur les retraites. Le problème essentiel, c'est l'absence de solidarité du système. La restaurer passe, selon nous, par un alignement des régimes et une simplification du système, en le refondant sur un « capital points » basé sur la répartition et complété par une capitalisation facultative. Un droit de tirage sur ce capital serait ouvert à tout moment de la vie professionnelle, pour la retraite mais aussi pour la formation.

Propos recueillis par Anne Fairise, Denis Boissard et Jean-Paul Coulange

Auteur

  • Anne Fairise