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Enquête

ATTENTION ! LES CADRES SE REBIFFENT

Enquête | publié le : 01.09.1999 | Valérie Devillechabrolle, Frédéric Rey

Huit cadres sur dix entendent à l'avenir consacrer plus de temps à leurs loisirs qu'à leur carrière, et six sur dix se sentent plus proches du commun des salariés que de leur direction. Le verdict sans appel de notre sondage vient conforter les témoignages du terrain. Autopsie du malaise des cadres.

C'est un signe qui ne trompe pas. Lors de sa première université d'été, qui se déroule du 2 au 4 septembre sur le campus HEC, le Medef consacre un atelier à « la reconquête des cadres ». « Il y avait longtemps que l'on n'avait pas marqué la solidarité entre les dirigeants et l'encadrement », explique-t-on au siège du patronat. Bel euphémisme car, comme en témoigne le sondage exclusif Liaisons sociales-Manpower que nous avons fait réaliser auprès des cadres par l'institut CSA (cf. p. 26 à 28), l'heure n'est plus à l'union sacrée entre ces derniers et les dirigeants d'entreprise. Huit cadres sur dix entendent aujourd'hui consacrer davantage de temps à leur vie privée et familiale qu'à leur réussite professionnelle. Six sur dix se sentent plus proches des autres salariés que de leur direction générale. « On peut carrément parler de crise de confiance avec les directions d'entreprise », confirme le sociologue Jacques Paitra, vice-président de la Cofremca. Cette distanciation s'est jouée en trois actes.

Première phase : la banalisation du statut lors des années 80. Impossible de continuer d'accorder à 3 millions de cadres les mêmes signes distinctifs qu'aux 200 000 privilégiés des décennies précédentes. Bureaux isolés, secrétaires et voitures de fonction cèdent la place aux espaces ouverts équipés de micro-ordinateurs et de boîtes vocales, tandis que salaires et notes de frais sont passés à la moulinette.

Deuxième étape : la découverte du chômage de masse, au début des années 90. En quatre ans, le nombre de cadres sans emploi passe brutalement de 90 000 à 200 000, tandis que les jeunes diplômés, à qui l'on avait jusque-là fait miroiter une brillante carrière, découvrent la galère et les affres de la déqualification. Dans les entreprises, « les cadres deviennent la figure moderne du cocu magnifique », souligne Bernard Galambaud, directeur d'études à l'association Entreprise et Personnel, qui réunit des DRH de grandes entreprises : « Après s'être fait formatés en séminaires durant des week-ends entiers pour devenir les moines soldats de la direction, voilà que cette dernière les paie en retour de leur fidélité en les chassant, en les externalisant, en les poussant en préretraite ou, comble du sacrilège, en commençant à s'interroger sur leur employabilité. » Les cadres courbent alors l'échine.

Avec la reprise de la croissance, le rideau s'est levé sur un troisième acte. Lassés d'être sacrifiés, les cadres commencent à se rebiffer. « Des éléments extérieurs tels que l'accélération des fusions, la reprise du marché de l'emploi et aujourd'hui le débat sur les 35 heures leur permettent de se libérer de leurs contradictions internes », constate Jean-François Carrara, consultant chez Algoe. « Le sentiment d'appartenir à la direction – sentiment qui jusque-là bloquait toute revendication – est en train de s'estomper », observe Bernard Grassi, responsable de l'association Villermé, qui regroupe des inspecteurs du travail. De fait, dans les grandes entreprises, l'immense majorité des cadres est désormais tenue à l'écart des décisions. Jusqu'à les placer dans l'incapacité d'expliquer à leurs subordonnés la stratégie retenue. « Intellectuellement, je peux comprendre qu'un actionnaire ait intérêt à privilégier les ratios financiers. Mais, sur le terrain, c'est une stratégie impossible à mettre en œuvre », confie un ancien responsable de filiale.

Le fossé qui s'est ouvert entre cadres et dirigeants peut marquer le début d'une rupture. Sociologue au CNRS, Philippe d'Iribarne rappelle une vieille règle du code de l'honneur, à laquelle les directions feraient bien de prêter attention : « Quand on n'est plus en situation de tenir son rang, le sentiment de fidélité à l'égard du seigneur a tendance à faire place à celui de rébellion. »

Auteur

  • Valérie Devillechabrolle, Frédéric Rey