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ENTREPRISE, TA CULTURE FOUT LE CAMP !

Enquête | publié le : 01.03.2003 | Sandrine Foulon

Rites, coutumes, valeurs, jargons… tout ce qui forge une culture commune à l'usine ou au bureau s'accommode mal des fusions en cascade, de la course à la rentabilité ou des virages à 180 degrés auxquels sont soumises les entreprises. L'individualisme croissant des salariés n'arrange rien.

« L'usine ». Salariée depuis trente ans chez Legrand, comme son père avant elle, Lydie Delias emploie encore ce terme quand elle évoque l'ancienne fabrique de porcelaine limougeaude des beaux-frères Verspieren et Decoster, reconvertie dès la fin de la guerre dans la fabrication d'interrupteurs et de prises électriques. « Et pourtant, ça a bien changé », reconnaît-elle. Dans la cour, il lui arrive de croiser ouvriers en bleu et ouvrières en blouse, mais ils se font rares. La plupart des ateliers ont déménagé en périphérie, supplantés par les services commercial et marketing. Il n'empêche, Lydie Delias persiste. Chaque matin elle va « à l'usine ». Et savoir la production à portée de main lui paraît essentiel. « Nous ne sommes pas désincarnés. Nous ne sommes pas un bureau d'études dans une tour de la Défense. » En 2001, la fusion avec le groupe Schneider, avortée deux ans plus tard, a provoqué un choc culturel. L'arrivée de cadres de Schneider au tutoiement facile et prompts à s'interpeller par leurs prénoms a fait désordre.

 Nous sommes plutôt classiques. Chez nous, on n'est pas trop familiers », relève cette déléguée syndicale CGT qui donne du monsieur Grappotte quand elle parle du P-DG. Les jargons propres aux deux anciens rivaux ont été sujets à moqueries. « Chez nous, on dit appareillage électrique pour parler des prises et des interrupteurs. Ça a le mérite d'être simple. Schneider parle d'hyperterminal. »

Si Lydie Delias parvient à définir la culture de son entreprise, beaucoup butent sur l'exercice. Mettre des mots sur ce qui rend chaque entreprise, voire chaque établissement, unique, relève du non-dit. C'est souvent à l'occasion de changements brutaux qu'elle se révèle, accélérant parfois mais freinant la plupart du temps les velléités des directions. Pourtant, c'est bien elle, en marge des valeurs formalisées par le management, qui est censée assurer la cohésion d'un groupe. La culture se trouve « dans les murs et non pas sur les murs », rappelle Éric Delavallée, consultant chez Entreprise et Personnel et auteur de la Culture d'entreprise pour manager autrement (Éd. d'Organisation).

C'est un système de croyances, de valeurs, de comportements communs légué en héritage. Et Éric Delavallée de citer en exemple le premier jour de boulot d'un cadre chez Philips. « Il avait mis une veste rouge achetée pour l'occasion. Pour le présenter, son chef lui a fait faire la tournée des différents services. Tout le monde se retournait sur son passage. Il n'a plus jamais mis cette veste. Sans que personne ne lui dise rien, il s'est conformé à cette culture de la modestie. Chez Philips, on n'aime pas les m'as-tu-vu. Et pour comprendre cela il faut revenir cinquante ans en arrière, lorsque l'entreprise travaillait pour des militaires. »

D'où la difficulté, estime Éric Delavallée, de vouloir insuffler par le haut un « esprit entrepreneurial » dans une entreprise qui s'est donné pour devise « ton heure viendra si tu sais attendre ».

Symboles et jargons communs

La culture d'une entreprise revêt de nombreuses formes symboliques qui passent aussi par le nombre de fenêtres dans les bureaux, l'épaisseur de la moquette, le côté cosy ou non du coin café… mais que peu de salariés et de dirigeants parviennent à décoder. Quant aux jargons, ils n'étonnent plus les membres d'une même communauté. Que se passe-t-il quand deux cadres du Crédit lyonnais se rencontrent ? Ils parlent une langue connue d'eux seuls pour se positionner dans la hiérarchie des « RUC », des « DPP » ou des « DE ». Comprendre les responsables d'unité commerciale (les chefs des chefs d'agence), les directeurs particuliers professionnels (les chefs des RUC) et les directeurs d'exploitation (eux-mêmes chefs des DPP). Ils s'invitent à la « gobette » (la fête annuelle des agences), et quand on leur parle de « carotte », ils ne pensent pas incitation financière mais courriers internes circulant dans des enveloppes orange. Mais, en dépit d'un folklore bien ancré, la culture d'entreprise du Lyonnais commence, elle aussi, à être égratignée. Notamment par les jeunes au profil commercial recrutés pour faire exploser les chiffres.

« Le Lyonnais a pris un virage stratégique, orienté vers les résultats, explique un cadre ». Pour cela, il a choisi d'embaucher des pointures sans trop d'états d'âme et guère attachées à une entreprise en particulier. Ces gens font peu de cas de l'idée du métier de banquier façon Lyonnais et du respect de la hiérarchie… Ils la court-circuitent, font jouer la surenchère salariale. Du jamais vu dans l'univers feutré de la banque. D'ailleurs, le séminaire d'intégration est symptomatique de l'évolution de la culture, poursuit ce cadre embauché il y a plus d'une dizaine d'années. « À l'époque, on passait une semaine entière à s'imprégner de l'historique de la maison créée en 1863 par Henri Germain… Aujourd'hui, ça dure deux jours. »

Le paternalisme chassé par la rentabilité

Priorité donnée à la création de valeur pour l'actionnaire, changements brutaux de cap stratégique, multiplication des fusions et cessions d'activités, montée de l'individualisme… la conjugaison de ces divers ingrédients a un effet dévastateur sur la culture d'entreprise. Très à la mode dans les années 80, considérée alors comme un levier de l'excellence, elle a commencé à se déliter après la guerre du Golfe. Et, avec elle, l'adhésion des salariés à l'entreprise. « Toute la vogue du New Age, du management participatif, tout ce discours porteur d'espoir s'est transformé, sous l'effet de la crise, en langue de bois, analyse Hubert Landier, spécialiste des relations sociales. Les valeurs communautaires et chrétiennes, portées par la famille, le paternalisme, qui étaient d'ailleurs en adéquation avec les valeurs syndicales, ont été chassées par celles, importées des États-Unis, axées sur la seule rentabilité. Et incompatibles avec la culture héritée de la féodalité : en échange de la fidélité et du labeur du salarié, le patron avait un devoir de protection. Aujourd'hui, le management est tiraillé. » Et le décalage entre les valeurs du top management et celles des salariés ne fait que s'accentuer.

Comment adhérer lorsque la crédibilité d'un groupe est éreintée, que son discours n'est plus trop en harmonie avec ses actes ? Suez vient d'en faire l'expérience. Autoproclamée citoyenne du monde, championne du développement durable, l'entreprise de Gérard Mestrallet s'est dotée en 1998 d'un observatoire social international, une association rassemblant entreprises et consultants chargée de plancher sur les indicateurs de la performance sociale.

Début janvier, machine arrière. À l'annonce d'une perte nette de 900 millions d'euros en 2002 provoquant de facto une réorganisation du groupe, le développement durable voit son espérance de vie sévèrement chuter. L'eau pas chère et non polluée pour les plus pauvres, ce sera pour plus tard. Le groupe, présent dans 130 pays, compte réduire d'un tiers ses investissements à l'étranger. Coup dur pour l'image du groupe et pour les salariés qui adhéraient à ces valeurs éthiques. Mais aussi une preuve supplémentaire de la suprématie de l'instabilité sur le durable.

La culture Vivendi est en miettes

Et la culture d'entreprise a horreur de l'incertain. Rien de tel pour fédérer que des valeurs de croissance et de développement, à l'image de la grande époque strass et paillettes du Vivendi de J2M. « Malgré toutes nos différences – Jean-Marie Messier parlait de “nos deux jambes” en évoquant le pôle environnement et la communication –, les cadres de la holding, les éboueurs d'Onyx ou les salariés de SFR se sentaient réunis sous la bannière Vivendi. Et l'effectif est monté jusqu'à 370 000 salariés », se souvient un cadre proche de la direction. Pour distribuer des stock-options à l'ensemble des collaborateurs, « il a fallu expliquer l'opération à un maximum de salariés, traduire des documents en plus de 60 langues », poursuit-il.

Autre élément de cohésion : l'opération Netgeneration. Quels que soient le statut et la filiale, les salariés de Vivendi Universal ont eu droit à un ordinateur flambant neuf et, moyennant 3 euros par mois pendant trois ans, à l'accès à Internet. « C'était la période idyllique. Travailler chez VU faisait rêver. Il y avait une vraie fierté d'en faire partie. Les cadres allaient régulièrement aux États-Unis. Pour qu'ils rencontrent leurs homologues américains d'Universal, Messier avait fait déplacer les salariés de la holding de Paris à New York pour cinq jours, y compris les secrétaires. »

Mais, avec les premiers démêlés du P-DG avec les actionnaires et l'exposition médiatique quotidienne, dure a été la chute. Une partie des salariés criant au complot a fait front, l'autre a commencé à douter. Et c'est là, en pleine période de crise, que les symboles culturels se sont réveillés pour jeter le trouble. De « la fin de l'exception culturelle française », parole malheureuse de Jean-Marie Messier, aux réunions de travail menées en anglais, cette american touch a franchement irrité. « Les salariés recevaient des courriers signés Jean-Marie. Mais on n'est pas aux États-Unis. Ici, ça ne passe pas. » Aujourd'hui, la culture Vivendi est en miettes. À la holding, 146 postes doivent être supprimés sur la base du volontariat. Mais il se murmure déjà que le nombre de candidats au départ risque d'être élevé.

Partout, et même dans le secteur public, les exigences de rentabilité accompagnées de changements de cap incessants ébranlent les convictions. « Nous nous sentons écartelés entre notre culture liée au service public et les exigences de rentabilité des directions successives, constate Françoise Peltier-Gibellineau, déléguée CGT à La Poste. Même s'il subsiste des incompréhensions entre les agents contractuels et les fonctionnaires, la pression des objectifs est vécue négativement par tous. Chez les Cofi (conseillers financiers sous contrat), le turnover est de 33 %. En plus, de plan stratégique en plan stratégique, on a le sentiment que cette grande entreprise va finir en morceaux. C'est très démotivant. Les agents s'accrochent à leur boulot pour des raisons purement alimentaires… »

Mais la pression croissante sur les résultats fait surtout des dégâts dans les entreprises privées. Témoin le changement de mentalité chez Freesbee, ancienne start-up aujourd'hui dans le giron du groupe italien Tiscali qui a racheté une flopée de sociétés rescapées d'Internet (Nomade, Infonie…). « Au début, Freesbee avait été conçu dans un véritable esprit de start-up, se souvient un salarié passé par d'autres hot lines où l'objectif était moins de renseigner le chaland que de facturer un maximum d'appels à l'entreprise cliente. Chez Freesbee, en revanche, les jeunes étaient embauchés à la pelle et obtenaient très vite des responsabilités. Il fallait créer la Rolls-Royce des fournisseurs d'accès avec un centre d'appels de qualité. Les dirigeants levaient des fonds phénoménaux et investissaient sans compter. On était bien payé et on travaillait sans regarder nos montres. Il n'y avait pas de superviseur pour nous dire de raccrocher si on dépassait le temps imparti. »

Puis la bulle Internet a explosé, les actionnaires se sont faits plus exigeants. Insensiblement, le centre d'appels a dû se montrer rentable, les contrôles se sont accentués. « Terminées, les pauses et l'organisation du travail spontanée. » En 2000, les salariés de Freesbee apprennent par une dépêche qu'ils sont rachetés par Libertysurf, lui-même absorbé dans la foulée par Tiscali. Aujourd'hui il ne reste plus grand-chose de l'esprit bon enfant ni des méthodes de travail qui cimentaient la culture d'entreprise. « Les gens ont surtout peur de perdre leur boulot. Les transactions se multiplient… »

Aucun secteur n'échappe à cette perte de repères. Les changements d'actionnaires sont souvent fatals. Ouvrier professionnel depuis trente-quatre ans sur les presses et plieuses de l'usine de tubes de métal soudé de Saint-Germain-de-Livet, près de Lisieux, Michel Langlois a vu son entreprise changer de mains et de nom plusieurs fois. « On s'est appelé Beretta Industries, puis Technifil, puis Sameto, puis Europfil, une société du groupe Fimopart. Dans les années 70, on n'était pas loin de 600. Aujourd'hui, on est passé sous la barre des 100. Avant, pour l'arbre de Noël, l'entreprise louait Le Majestic, le cinéma de Lisieux. Tout ça, c'est fini. » Et le secrétaire du CE d'énumérer la perte des avantages, les primes supprimées et les licenciements…

Oublié, le modèle social de l'ex-Usinor

Les derniers vestiges de la culture d'entreprise deviennent même symboles de l'opposition à la politique de la direction. En novembre dernier, 26 employés de la division Europfil de Saint-Germain-de-Livet ont reçu leur médaille du travail… sur le trottoir, devant l'usine. Par une note interne, la direction, qui vient de dénoncer l'accord de 32 heures signé avec la CFDT, a refusé que cette manifestation s'effectue dans l'établissement et sur le temps de travail. Les élus du comité d'entreprise ont décidé de financer l'achat des médailles et les primes de 213 euros qui les accompagnent. Quant aux autres manifestations traditionnelles, pot de fin d'année et de départ en vacances, elles ont été boycottées par une grande partie du personnel.

Difficile, également, de changer de nationalité. Pour les salariés d'Usinor, fleuron de la métallurgie française, passer sous la coupe d'Arcelor, groupe issu de la fusion entre le luxembourgeois Arbed et l'espagnol Aceralia, équivaut à tourner une page. Désormais, le siège est au Luxembourg, Francis Mer, le P-DG emblématique d'Usinor, a laissé la place à Guy Dollé. Dans les coulisses, certains cadres s'avouent noyés dans un groupe immense et regrettent le manque de proximité avec les décideurs. Quant aux salariés, les annonces de suppressions d'emplois sur le site de Florange, en Moselle, ne sont pas de nature à les rassurer. Pas plus que la fermeture du site de Sollac Biache dans le Pas-de-Calais. Selon les sites, les fermetures devraient s'échelonner de 2004 à 2010. Oublié, d'un coup, le modèle social de l'ex-Usinor. « Comment parler de sentiment d'appartenance à cette nouvelle société ? s'interroge Viviane Claux, salariée chez Arcelor sur le site de Montataire. La cassure est nette entre les salariés et les dirigeants. Le groupe annonce qu'il va se recentrer sur les sites en bord de mer, à Dunkerque, à Fos, en Espagne… Et nous alors, qui sommes dans les terres ? »

Jean-Louis Pierquin, DRH groupe, temporise. « Les angoisses sur l'avenir de la production ne sont pas nouvelles. La globalisation du monde de l'acier s'est réalisée dès 1945 avec la création de la Ceca. » Quant au choc culturel présumé de la fusion, le DRH préfère faire confiance à l'esprit européen. « La confrontation aurait été plus grande si nous avions fusionné avec un groupe asiatique ou américain. Mais, de toute façon, les différences culturelles ne sont pas forcément un obstacle. Il y a parfois moins de différences entre des sociétés françaises et allemandes partageant le même métier qu'entre deux entreprises nationales de secteurs d'activité éloignés. »

Trop ringards, les arbres de Noël

Autre élément déstabilisateur pour l'esprit maison, la montée de l'individualisme. Les salariés prennent de la distance. « Ils ont pris conscience du paradoxe entre une culture censée s'inscrire dans la durée et la logique court-termiste des entreprises, souligne Didier Pitelet, directeur de l'agence de communication en ressources humaines Guillaume Tell. Du coup, le sentiment d'appartenance s'est effondré au profit d'une culture de l'adhésion à un projet, à une idée. Encore faut-il que le management soit suffisamment exemplaire pour convaincre les salariés. » Parallèlement, le goût des Français pour le respect de leur vie privée n'a fait que s'accentuer ces dernières décennies. On renâcle à exhiber progéniture et conjoint aux arbres de Noël, jugés trop ringards. Le méchoui de fin d'année, la convention au palais des Congrès ou la bronzette avec la hiérarchie aux Baléares n'attirent plus les foules.

« On ne sait plus quoi faire, constate Stéphane Lejean, animateur chez Aceva, un inter-CE qui réunit 237 comités d'entreprise dans le Morbihan. Le rôle du CE est quand même de maintenir un lien social et non pas de se résumer à un guichet de billetterie ou de chèques-cadeaux. » Avec le soutien financier du ministère du Travail, plusieurs associations de CE ont ainsi lancé des « recherches-actions » pour identifier les nouvelles attentes des salariés. Au Crédit mutuel, où une étude qualitative a été réalisée sur une vingtaine de comités d'entreprise, les conclusions sont identiques, de Toulouse à Strasbourg. « Nos élus de CE souffrent d'un manque de reconnaissance », constate Serge Ruchaud, responsable du secteur des associations et des CE.

Comment fédérer des salariés, comment appréhender une culture par essence mouvante ? Beaucoup aimeraient détenir la recette miracle. Jérôme Duval-Hamel, le DRH du groupe Cegetel, préconise de ne pas susciter un sentiment d'appartenance fort à une culture de groupe. « Car, lorsque celui-ci se dissout, cela ne fait que rendre les salariés encore plus malheureux. Les valeurs formalisées dans des chartes sont des étendards pour l'extérieur. » Pas de grandes valeurs affichées, pas d'université d'entreprise chez Cegetel qui bichonne en revanche la culture opérationnelle, celle des métiers et des produits. « Touchez à cette culture-là et vous provoquez la démotivation. »

« Legrand est resté Legrand »

Une solution qui semble avoir fait ses preuves à Limoges. Malgré la fusion ratée et la cession des actions au groupe financier KKR-Wendel, « Legrand est resté Legrand, estime François Frugier, DRH d'une entreprise où il a fait ses premières armes, il y a trente-deux ans. Évidemment, une entreprise dont le capital est contrôlé depuis plus de cinquante ans par une famille crée des liens de proximité que l'on noue plus difficilement avec un actionnaire anonyme…

Mais, pendant ces deux ans de turbulences, chacun a continué à travailler pour assurer la pérennité de son entreprise. Il y avait, de bas en haut, une volonté de maintenir une intégrité territoriale. Ce n'est pas le fait du hasard. Beaucoup de salariés sont présents depuis vingt-cinq ou trente-cinq ans. D'ailleurs, peu de collaborateurs nous ont quittés malgré les chasseurs de têtes qui se manifestaient ». Un constat nuancé par Lydie Delias. « Il ne faut pas oublier le contexte régional. À Limoges, tout le monde a un ami, un voisin, un parent qui travaille chez Legrand. Si on veut rester dans le Limousin, on n'a pas trop le choix. »

Pris dans la tourmente, défiants à l'égard des directions, les salariés n'ont souvent d'autre alternative que de se raccrocher à leur métier. Salarié chez Vivendi Universal Éducation France (VUEF), Jacques Gaveau vend des dictionnaires Larousse depuis vingt-quatre ans. Il a vécu l'absorption du Robert, puis la fusion avec Bordas. Il n'a pas échappé aux exigences financières de plus en plus fortes au gré des valses d'actionnaires. Aujourd'hui, VUEF (qui regroupe Le Larousse, Le Robert, Retz, Colin et Nathan) attend de tomber dans l'escarcelle de Lagardère. Mais Jacques Gaveau se sent toujours accro à son dico. « Nous sommes atypiques dans le monde de l'édition. On ne fait pas de littérature. On fait des dictionnaires. Je suis laroussien. » Car même si la culture d'entreprise a tendance à couler, on a tous besoin d'une planche de salut.

« On est une grande famille… »
L'Oréal, Auchan, Bouygues Telecom… rites et coutumes nourrissent l'identité

Qu'on se rassure ! En cherchant bien, on trouve encore des sociétés à « identité forte » où les rites et les coutumes ont toujours leurs zélateurs. Souvent pour des raisons très simples : à l'image du petit village d'irréductibles Gaulois, elles gardent une taille humaine, sont couvées par un père fondateur, se trouvent à l'abri des OPA ou se sont construites autour d'une marque phare.

« C'est beaucoup plus facile d'avoir un sentiment d'appartenance à un groupe dont les produits ont du potentiel, explique un cadre de Bouygues Telecom. Les conventions et les grandes soirées pour le lancement d'i-mode, par exemple, ne sont pas désertées. » Et cette entreprise, pourtant nouvelle, est aussi marquée par toute une série de codes. « Avec le temps, nous avons réussi à nous forger notre personnalité. La culture nous a été aussi imposée par le marché de la téléphonie. Elle induit un comportement au travail très réactif, poursuit ce cadre. Nous ne sommes ni dans le show-biz à la TF1 ni dans le béton de Bouygues. Nous avons néanmoins hérité des rites de la maison fondatrice. »

Loin de la culture start-up décontractée, Bouygues Telecom reste très hiérarchisé. Le comité de direction occupe le dernier étage du siège à Boulogne. Plus on monte dans la hiérarchie, plus les places de parking réservées sont proches de l'ascenseur et plus on occupe une fonction importante, plus les initiales sont réduites. « Les dirigeants se reconnaissent au moyen d'une série de lettres. Mais il faut être initié. Plus on en possède (exemple : SAMC), moins on est important dans la hiérarchie, le top étant bien entendu incarné par MB, pour Martin Bouygues. »

Même esprit d'appartenance chez L'Oréal où on s'avoue fier de travailler pour telle ligne de maquillage ou de shampooings colorants. « Non, les salariées de L'Oréal ne sont pas toutes blondes et canon, dément un cadre du géant de la cosmétique qui préfère quand même garder l'anonymat, car la maison est chatouilleuse sur la discrétion. Les recrutements sont même très ouverts. Il suffit d'avoir du talent, de savoir se débrouiller et foncer. La culture se définirait plutôt par cette manière de travailler. » Politique de rémunération dans le haut du panier, intéressement et participation font le reste.

Et tant pis s'il faut de temps en temps emporter du boulot le week-end à la maison.

Chez Auchan, on y croit aussi. « C'est impressionnant, la grande majorité des caissières disent “nous chez Auchan”, constate un consultant chargé de réaliser un audit social. Je n'en ai entendu qu'une dire “eux chez Auchan”, mais elle venait de chez Mammouth. » Sous la houlette des Mulliez, grande famille du Nord qui s'est employée à ne pas être cotée en Bourse, on cultive l'esprit d'appartenance. L'inauguration d'un magasin s'accompagne de la chanson des salariés et pour rien au monde on ne raterait la « soirée participation » organisée par magasin. « C'est supersympa, affirme, enthousiaste, Catherine Roth, responsable du personnel du magasin de Soisy et ancienne de chez Docks de France avant qu'ils ne soient absorbés par Auchan.

Ces soirées créent des liens. Les chiffres de la participation sont annoncés et certains salariés montent sur scène pour présenter des sketches, faire de la danse folklorique ou jouer du synthé. » Une participation très fédératrice que les salariés peuvent placer sur un fonds commun de placement Valauchan composé pour l'essentiel de titres de l'entreprise.

Le mythe de la caissière qui, grâce à son épargne, pourra s'acheter un pavillon, fait encore rêver.

« Dans certains magasins, il y a 100 % d'actionnariat Valauchan », explique Catherine Roth, qui apprécie le côté « grande famille » de son magasin. « On est 300. Cela permet de résoudre facilement les problèmes, d'être plus à l'écoute. C'est sûr, on n'est pas à Vélizy où ils sont plus de 1 000. » Quant au jargon propre aux hypers, difficile d'y échapper. Les gens « de l'extérieur » regardent bizarrement cette tribu qui parle de sbam (sourire, bonjour, au revoir, merci) ou de TG (tête de gondole) mal approvisionnée.

Chez Décathlon, également dans le giron des Mulliez, le sport aide à fédérer les salariés. « L'objectif est de faire coïncider les valeurs des salariés avec celles de l'entreprise, souligne Jean-François Masse, le responsable des relations sociales. On travaille mieux dans une entreprise qui vous ressemble. Du coup, on recrute des jeunes qui aiment le sport et on n'a jamais de mal à trouver des candidats lorsqu'on organise des journées rando en VTT, des matchs de foot ou des sorties à ski. »

Chez Ikea, le père fondateur Ingvar Kamprad a laissé des traces. Mieux vaut adhérer à l'« Ikea way » (simplicité, convivialité et… bons résultats) pour se faire sa place au soleil. Et pas question de rater la session annuelle de présentation des résultats organisée dans un centre de vacances ni les fêtes ikéennes (anniversaires de magasin, pots de fin d'année). Et quand, à l'initiative d'Ingvar Kamprad, il a été décidé de verser l'intégralité de la recette de la journée du 9 octobre 1999 aux salariés, ce fut un coup de génie. Ceux-ci se souviendront longtemps du chèque de 14 238 francs à l'époque (2 170 euros) qu'ils ont encaissé. De quoi se sentir attaché au logo jaune sur fond bleu. Même si le management de proximité et paternaliste a ses limites.

Auteur

  • Sandrine Foulon