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Politique sociale

L'horlogerie sociale se dérègle chez nos voisins helvètes

Politique sociale | REPORTAGE | publié le : 01.04.2004 | Anne Fairiseenvoyée spéciale en Suisse

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L'horlogerie sociale se dérègle chez nos voisins helvètes

Crédit photo Anne Fairiseenvoyée spéciale en Suisse

Des banquiers sans emploi, des restructurations en cascade, un chômage multiplié par deux, et même au-delà, en quatre ans : la Confédération n'est plus l'îlot de prospérité qu'elle a longtemps été. Résultat, le climat social se dégrade. Et l'ouverture, le 1er juin, des frontières aux travailleurs européens restera des plus modestes.

Des gestionnaires de fortune, des analystes du secteur pétrolier ou des orfèvres du marché obligataire à l'ANPE… Depuis trois ans, à Genève comme à Zurich, les agents des offices cantonaux de l'emploi se sont habitués à voir défiler derrière leurs guichets ce public inattendu. « Avant, les demandeurs d'emploi que nous recevions gagnaient en moyenne 40 000 francs suisses par an (25 515 euros). Or c'est l'équivalent du salaire mensuel de beaucoup d'anciens cadres de la finance », résume un employé de l'office genevois. Encore modeste, le nombre de ces chômeurs atypiques va croissant. Dans la cité de Calvin, en janvier dernier, 6 % des inscrits étaient issus d'établissements bancaires ou financiers, soit 1 millier de personnes, dont la moitié de cadres.

Assez pour pousser la capitale mondiale de la gestion de fortune à se mobiliser. Avec Genève Place financière, qui regroupe 500 banques et sociétés financières, l'office cantonal de l'emploi a créé une structure expérimentale inspirée de l'Apec française. Une délégation est même allée visiter l'antenne d'Annecy. Depuis septembre 2003, les as de la finance au chômage sont invités à pousser la porte de Cadre Finance Carrière, au 28, Pont-d'Arve. À deux pas de l'université de Genève, l'immeuble, occupé au rez-de-chaussée par le « fast-food du poulet cuit » et, dans les étages, par un centre de remise en forme, n'a rien de cossu. Mais, ici, ils ont l'assurance de trouver « un diagnostic personnalisé », souligne David Maggio, son responsable, qui a reçu en six mois une centaine de quadras, dont près de la moitié, de niveau bac, sont de purs produits de la promotion interne. « Ils sont complètement démunis. Ils ont vécu dans un cocon. Et doivent subitement faire le deuil d'un emploi, d'un statut social et d'un salaire, reflet des envolées des années 2000, qui n'a plus rien à voir avec la réalité du marché. »

La chute est d'autant plus rude que l'assurance chômage helvétique plafonne les indemnités à quelque 5 900 euros mensuels. Et que la grande majorité d'entre eux ne bénéficient pas des services d'un cabinet d'outplacement. Fini l'époque bénie « où l'on entrait dans une banque privée de gestion de fortune comme en religion, avec l'assurance d'un travail à vie. Au pire, s'il y avait un plan social, il s'accompagnait de mesures dignes de la profession », soupire Marie-France Goy, de l'Association suisse des employés de banque (Aseb). Le « chômage des banquiers » a beaucoup choqué l'opinion dans ce petit pays de 7,2 millions d'habitants, qui affiche l'un des niveaux de vie parmi les plus élevés au monde. La figure type du demandeur d'emploi – de nationalité étrangère, sans formation, âgé de plus de 55 ans et employé dans l'industrie et le bâtiment – a bien évolué : « Jusqu'alors, la perte d'emploi était associée à un problème de qualification, d'insertion sociale et liée à des secteurs à bas salaires », commente Yves Perrin, directeur cantonal du marché du travail, à Genève, qui y voit un signe fort de la gravité de la crise économique.

Fini le Sonderfall Schweiz

L'embellie 1999-2000 aura été de courte durée, et le chômage, descendu à l'époque à 1,7 %, est reparti de plus belle. La Confédération, qui a longtemps fait figure d'îlot préservé, affichait en février un taux de 4,2 % de demandeurs d'emploi (7 % à Genève, depuis toujours lanterne rouge de la Suisse), frisant le niveau record atteint en 1997, au pire d'une décennie qui a vu se fissurer le Sonderfall Schweiz. Ce fameux particularisme suisse qui, en matière économique, se déclinait sur le mode du plein-emploi, bâti sur une politique migratoire permettant d'ajuster l'offre de travail aux besoins des entreprises. Rien d'étonnant à ce que la perte d'emploi figure désormais – pour sept Suisses sur dix – en tête des inquiétudes dans le baromètre annuel du Crédit suisse, détrônant les craintes pour l'avenir du système d'assurance maladie ou de celui des retraites.

À l'image des turbulences rencontrées par leur compagnie aérienne, les repères des citoyens helvétiques vacillent. En deux ans d'existence, éreintée par la concurrence des low cost, Swiss, la nouvelle compagnie nationale, en est déjà à son quatrième plan de restructuration. Avec, à la clé, 3 000 suppressions d'emplois sur 9 500. Pas de quoi effacer le traumatisme de la faillite de Swissair, toujours présent dans les esprits. « On avait le sentiment que l'entreprise suisse était un paquebot inattaquable. Il s'est effondré sous nos yeux ébahis », raconte Yves Flückiger, un économiste genevois.

La crise a modifié les comportements, sonnant la fin du paternalisme en vigueur dans les grandes entreprises. Moindre recours au chômage partiel, qui permettait jusque-là de lisser les à-coups de la conjoncture, recul des investissements en formation continue, lesquels, note un syndicaliste, « poussaient les entreprises à garder leur personnel en temps de crise » : les indicateurs ont viré au rouge. « Les grandes entreprises se séparent plus facilement de leurs employés et vivent plus dans le court terme. Les employés restent moins longtemps en poste et le reclassement est plus difficile. Certaines sociétés, en restructuration permanente, à l'instar de SwissCom, en sont même venues à mettre en place des cellules de reclassement », souligne Mark Richter, responsable à Basel du cabinet BPI Suisse, spécialiste de l'accompagnement des restructurations, dont les effectifs ont triplé depuis 2001.

Quant aux rescapés, ils sont priés de se serrer la ceinture. Ingénieur informatique, Nicolas a dû accepter une baisse d'un quart de son revenu annuel à la suite de la fusion de sa société. Terminé la voiture de fonction ou la prise en charge des mutuelles santé : « Nous avons eu deux mois de réflexion pour signer le nouveau contrat. Comme le secteur est en crise, on contient son mécontentement. » Et la charge de travail va croissant, renchérit Marie-France Goy, de l'Aseb, qui pointe dans le secteur bancaire, en pleine restructuration, l'augmentation des heures supplémentaires, « à l'initiative du salarié et non rémunérées ».

Les Suisses « pètent les plombs »
La faillite de la compagnie Swissair, modèle de l'entreprise suisse, a traumatisé l'opinion publique helvétique.GRECO/AP/SIPA PRESS

Si 60 % des employés sondés en 2001 par l'Aseb déclaraient en moyenne trois à cinq heures supplémentaires en sus de leurs quarante-deux heures hebdomadaires, les semaines de cinquante heures sont aujourd'hui monnaie courante. « Cela use. Sans compter que le salaire évolue peu. Les entreprises privilégient de plus en plus les primes et l'individualisation, surtout au front office », reprend Marie-France Goy. De quoi expliquer la montée d'une certaine incivilité ? « Pourquoi les Suisses pètent les plombs », titrait, fin janvier, l'Hebdo, qui souligne « un durcissement des relations sociales » se traduisant notamment par une « épidémie d'insultes au guichet en Suisse romande ». Le constat est sans appel : « La prospérité s'en va et, avec elle, le vernis de politesse. » Cette détérioration des conditions de travail se traduit par un nombre croissant d'anciens salariés inscrits, pour raisons psychologiques, à l'assurance invalidité, un régime dont le déficit s'est creusé de 18 % entre 2001 et 2002. « C'est également le substitut aux préretraites trouvé par les entreprises », estime Suzanne Blank, chargée de la politique sociale chez Travail. Suisse, l'une des deux centrales syndicales helvétiques.

Autre aspect de cette dégradation, le climat social s'est tendu, particulièrement dans les petites entreprises. Plusieurs grèves de « longue durée » ont fait la une des journaux télévisés fin 2003. Chez Allpack, une PME bâloise de 50 personnes spécialisée dans l'emballage, les salariées payées au rabais, à 3 400 francs suisses brut (2 167 euros), ont débrayé pendant huit jours ouvrables pour protester contre leurs conditions de travail et un nouveau contrat proposé par le repreneur, prévoyant notamment un allongement de la durée du travail hebdomadaire à quarante et une heures et la suppression du treizième mois. En 2001 et 2002, le secrétariat d'État à l'économie n'avait recensé aucune interruption de travail supérieure à une journée…

Droit du travail eurocompatible

Ce conflit musclé, où la police est intervenue pour casser les piquets de grève, s'est soldé par l'ouverture de négociations dans cette entreprise ne relevant d'aucune convention collective. Un point positif car, en l'absence de salaire minimal légal en Suisse, ce sont les conventions collectives qui peuvent le déterminer. Problème : « Seuls 50 % des salariés sont couverts par celles-ci, et seulement deux tiers des conventions définissent un salaire de base », rappelle Serge Gaillard, secrétaire général de l'Union syndicale suisse (USS), la première centrale helvétique, qui fait de leur extension une priorité. Depuis qu'en 1998 un rapport de l'association Caritas a révélé l'importance des working poor, la question n'a pas quitté le débat public. Selon l'Office fédéral des statistiques, il y avait 220 000 travailleurs pauvres (gagnant moins de 2 200 francs suisses, soit 1 402 euros pour une personne seule) en 2002, c'est-à-dire 6,5 % de la population active.

Dans ce contexte, les syndicats ont bataillé pour que l'accord de libre circulation entre l'Union européenne et la Suisse soit assorti de mesures d'accompagnement visant à éviter tout dumping salarial, leur grande crainte. « Pas d'ouverture sans avoir rendu le droit du travail suisse euro-compatible », résume Serge Gaillard. Le 1er juin sonnera la fin de la préférence jusqu'ici accordée à la main-d'œuvre suisse. En contrepartie, mais aussi en lieu et place de la commission contrôlant les conditions d'embauche des étrangers, des commissions tripartites ont été créées dans chaque canton à charge pour elles de repérer les abus et de préconiser un salaire de référence, à inscrire dans une convention collective.

« Pour l'instant, la Suisse est plus focalisée sur les salaires que sur l'emploi. Car elle a le sentiment que les salaires sont élevés et que le taux de chômage reste anecdotique », explique Yves Flückiger. Pourtant, pronostique l'économiste genevois, « le principal effet de l'entrée en vigueur de la libre circulation ne se fera pas sentir sur les salaires mais sur le chômage. Les entreprises, quand elles ont des besoins, se tournent plus facilement vers la main-d'œuvre frontalière, jeune et plus qualifiée, que vers les demandeurs d'emploi plus âgés. Ces derniers ont plus de difficultés à réintégrer le marché du travail ». Même qualifiés.

Pas d'éclaircie à l'horizon

C'est le constat « inquiétant » qu'a fait le canton de Genève au cours des trois dernières années. « Simultanément, nous avons vécu une hausse du nombre de cadres au chômage, des créations d'emplois et des demandes de frontaliers », indique Yves Perrin, directeur du marché du travail du canton de Genève. Selon lui, « la phase de transition qui s'ouvre le 1er juin 2004 va placer la main-d'œuvre locale en situation de concurrence ». C'est la raison pour laquelle la future Apec cantonale, Cadre Emploi Carrière, verra le jour précisément en juin, dès le premier mois de la libre circulation des travailleurs entre l'Union européenne et la Suisse. D'autant que cette échéance sonnera aussi la fin de l'obligation faite aux employeurs suisses de déclarer leurs postes vacants aux services de l'emploi afin que ces derniers s'assurent que le poste ne puisse pas être pourvu par un demandeur d'emploi helvète. « Nous essayons de créer les instruments qui nous permettront d'éviter une dégradation de la situation du chômage », reprend Yves Perrin, qui souligne que l'initiative genevoise intéresse d'ores et déjà d'autres cantons.

Si la presse fait, depuis le début 2004, la chronique quasi quotidienne du retour imminent de la croissance, l'horizon ne semble en effet pas près de s'éclaircir pour les salariés des secteurs en restructuration. À commencer par ceux des banques et des assurances. Un quart des emplois devraient disparaître d'ici à 2010, pronostique une récente étude de l'université de Saint-Gall ! Un phénomène inéluctable que « seule une période de croissance ininterrompue, hypothèse peu vraisemblable, serait susceptible d'arrêter »… Autant dire que, sur les bords du lac Léman, les employés de l'office de l'emploi continueront de voir affluer d'anciens banquiers.

Une ouverture limitée

Et voilà que s'entrouvre le marché du travail helvétique ! Le 1er juin, date d'entrée en vigueur de la deuxième phase de l'accord de libre circulation entre l'Union européenne et la Suisse, c'en sera fini de la préférence nationale en matière d'emploi comme du contrôle des contrats de travail avant toute délivrance d'autorisation de séjour. Une révolution pour la Suisse. Car le strict contrôle du recours à l'immigration – fondé sur une rotation de la main-d'œuvre étrangère et des contingents ciblés (permis annuel, frontalier, saisonnier) – a contenu le développement du chômage. Les étrangers ont servi d'amortisseur conjoncturel, leur permis n'étant pas renouvelé lors des crises. Le comportement des femmes, se retirant alors du marché du travail, confortait cette situation, désormais révolue. La stabilisation d'une partie de la main-d'œuvre étrangère, la nouvelle attitude des femmes qui restent sur le marché du travail lors des crises expliquent d'ailleurs partiellement la hausse du chômage.

Mais si la Suisse entrouvre son marché du travail, elle le fait progressivement. Les contingents ne disparaîtront qu'en 2007. En cas d'immigration trop massive, elle se réservera le droit de réintroduire un contingentement. En 2009, elle pourra aussi se désengager de l'accord si le gouvernement et le peuple, consulté par référendum, en sont insatisfaits. Si tout va bien, la libre circulation avec les 15 États actuels de l'UE entrera totalement en vigueur… en 2014 ! Autrement dit, le 1er juin, seuls quelque 145 000 Européens travaillant comme frontaliers (statut non contingenté) goûteront à la libre circulation vers l'eldorado suisse. Où les salaires sont deux fois plus élevés qu'en France !

Auteur

  • Anne Fairiseenvoyée spéciale en Suisse