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Vie des entreprises

Être tâcheron au XXIe siècle

Vie des entreprises | ZOOM | publié le : 01.04.2004 | Stéphane Béchaux

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Être tâcheron au XXIe siècle

Crédit photo Stéphane Béchaux

Désosseurs, bûcherons, sondeurs, distributeurs de prospectus, horlogers, couseuses à domicile : ils sont encore légion les salariés payés à la tâche. Archaïque, ce système est souvent accepté par les intéressés, notamment lorsqu'ils sont jeunes, qui y voient la possibilité de moduler leur activité et surtout de gonfler leur rémunération… à condition de ne pas lésiner à l'ouvrage.

« Stakhanov du jambon ». Philippe Stella mériterait ce qualificatif. Désosseur pour le compte de la marque de charcuterie nordiste Jean Caby, ce tâcheron n'est pas du genre à rechigner à l'ouvrage. À son poste chaque matin entre 6 heures et 13 heures, il désosse quelque 400 jambons chaque jour. Soit, en moyenne, un par minute. Un rythme d'enfer auquel ce quadragénaire n'est pourtant pas tenu. Sauf que sa paie en dépend. Employé depuis douze ans par Tradeviande, un prestataire de services, il est rémunéré à la pièce. Pour chaque jambon désossé son patron touche environ 0,50 euro. « Il en garde 14 %. Le reste, c'est pour moi. Mais il faut encore enlever toutes les charges sociales, patronales et salariales », explique-t-il. Une pratique courante dans les abattoirs, qui donne lieu à de nombreux abus en matière de droit du travail. « Pour imposer la cadence, les patrons mettent le plus souvent les tâcherons en début de chaîne. Et sur les mêmes chaînes que les autres salariés, ce qui constitue un délit de marchandage », explique Christian Alliaume, de la Fédération agroalimentaire et forestière CGT.

Très fréquent dans la filière viande, le travail à la tâche n'est pas circonscrit à ce secteur. Loin s'en faut. De très nombreuses activités y ont recours. Dans cet inventaire à la Prévert, on trouve en premier lieu l'agriculture, de la sylviculture au maraîchage en passant par la viticulture, mais aussi la distribution directe de publicité, le portage de presse, l'habillement, l'horlogerie ou encore les instituts de sondage… Des dizaines de milliers de salariés continuent, dans l'Hexagone, à être rémunérés de la sorte. Jusque dans la métallurgie. Dans les environs d'Antibes, par exemple, une petite centaine de salariées du spécialiste du matériel électrique Legrand fabriquent, depuis leur domicile, des disjoncteurs par lots de 500. Un travail « payé à la pièce sur une base forfaitaire », comme le stipule l'accord d'entreprise signé par la direction de l'établissement avec trois syndicats, la CFDT, la CFTC et la CGT, en mars 2000. Autre exemple, Duvernay, une PME de Saône-et-Loire, emploie à domicile une centaine de salariés qui montent des pièces de métiers à tisser pour le compte de Stäubli, le fabricant des machines Jacquard.

Contrôle du temps impossible

Côté employeurs, la rémunération à la tâche constitue le plus souvent une réponse à l'impossibilité de contrôler le temps de travail des salariés à domicile, ou de ceux dont l'activité rend difficile un paiement à l'heure. C'est notamment le cas des instituts de sondage et d'études, qui rémunèrent leurs enquêteurs de terrain en fonction du nombre de questionnaires remplis. « Par définition, le décompte du temps de travail n'est pas adapté à cette activité. Nos 1 200 enquêteurs vacataires sont libres d'organiser leur travail et leurs horaires en fonction de leurs disponibilités et de celles des ménages qu'ils interrogent », explique Olivier Perrault, secrétaire général de l'Insee. Pour chaque étude, l'organisme de statistiques établit des barèmes de rémunérations en fonction des difficultés prévisibles de réalisation. De savants calculs auxquels se livrent aussi les acteurs privés du secteur. À l'instar de TNS Sofres, qui détermine le prix du questionnaire de telle sorte qu'il rapporte, en moyenne, 9,45 euros l'heure à ses 400 enquêteurs de terrain.

Reste que ce mode de rémunération, ramené au nombre d'heures travaillées, conduit à de très grands écarts de salaire entre les enquêteurs chevronnés et les débutants. « Ceux qui font du demi-rendement se découragent très vite et partent d'eux-mêmes, explique un chef d'équipe parisien. Sinon, ce sont les boîtes qui ne les reprennent pas car ils ralentissent le travail de terrain. » Nouveauté dans le secteur, les enquêtes téléphoniques ne sont plus rémunérées à la tâche. « On s'est rendu compte que le travail en plateau se déroulait dans un cadre habituel de travail tout à fait compatible avec une rémunération horaire », explique Mauricette Boissonnade, directrice de la production de TNS Sofres. Une normalisation qui n'a pas été du goût des enquêteurs les plus productifs, attachés au système antérieur, plus avantageux pour leur feuille de paie.

C'est là tout le paradoxe. Décrié par les syndicats comme un mode d'organisation archaïque, le travail à la tâche ne suscite pas un rejet unanime des salariés. En particulier chez les jeunes qui, capables de soutenir des rythmes élevés, y voient le moyen de gonfler leur rémunération, théoriquement sans plafond. Les exploitations forestières, qui paient leurs bûcherons en fonction du volume de bois débité, en sont un parfait exemple. « Entre 19 et 35 ans, les bûcherons sont très favorables au paiement à la tâche. Comme ils sont en pleine forme physique, ils arrivent à gagner pas mal d'argent. Après 40 ans, c'est une autre histoire car ils sont usés physiquement », explique Philippe Peuchot, de la Fédération nationale agroalimentaire et forestière CGT.

Double poste aux abattoirs
Abattoirs et usines de salaisons emploient beaucoup de tâcherons, qui y trouvent leur compte... tant qu'ils en ont les capacités physiques.MOSCHETTI/REA

Même constat dans les abattoirs, où certains jeunes n'hésitent pas à faire des doubles postes pour optimiser leurs revenus. « Les jeunes tapent dedans les premières années, jusqu'au jour où ils commencent à avoir mal partout. Après, ils se fixent un quota journalier plus raisonnable pour s'assurer le même salaire tous les mois », explique Yannick Deloussal, désosseur chez Euroviande.

À Antibes, les ouvrières à domicile de Legrand, toutes volontaires, usent aussi de cette faculté à déterminer leur niveau de revenu en acceptant des charges de travail plus ou moins lourdes. C'est, par exemple, le cas de Sylviane Perronet qui, depuis quatre ans, travaille au rez-de-chaussée de son pavillon. « Au début, je faisais 14 lots par mois. Ça me permettait de gagner le même salaire qu'à l'atelier, voire un peu plus. Aujourd'hui, je me limite à 12 afin d'avoir plus de temps pour mes deux enfants », explique-t-elle. Actuellement, les disjoncteurs qu'elle assemble lui rapportent 84,5 euros net, par lots de 500. Un tarif calculé à partir des chronométrages réalisés en atelier. « À dextérité égale, les opératrices à domicile sont perdantes car elles n'ont pas le même équipement », dénonce Gisèle Amoretti, déléguée syndicale CGT. Autre grief : l'absence totale de contrôle de la durée du travail. « J'en ai vu qui avaient fait trois cents heures dans un mois. Et elles n'ont pas été embêtées pour cela », affirme la syndicaliste. Réponse de la direction : « Les opératrices à domicile s'organisent comme elles veulent. Elles peuvent aussi employer des proches. » Ce que confirme le Code du travail (art. L. 721-1), qui autorise l'emploi du conjoint, d'un auxiliaire ou… des enfants à charge.

Ni heures sup payées ni primes

Une opportunité dont use parfois Françoise, 52 ans. Couseuse à domicile pour une PME de l'Aube, elle monte des pulls – « 100 à 150 par jour » – dans son appartement avec sa machine à coudre personnelle. « Pour chaque article, j'ai des temps de référence, calculés par mon patron. Mais les rythmes sont impossibles à tenir, même en atelier. Je mets systématiquement moitié plus de temps que ce qui est prévu. » Sa dernière fille, âgée de 14 ans, lui donne parfois un coup de main. « Elle découpe les épaules et les met en place », précise-t-elle. Irrégulières, ses journées de travail lui procurent de 300 à 1 000 euros de revenu net mensuel. Sans la moindre majoration pour heures supplémentaires ni frais d'atelier à domicile ou prime d'ancienneté. Des conditions de travail très en deçà des dispositions conventionnelles, mais de plus en plus rares dans ce secteur d'activité. « Dans l'habillement, le travail à domicile payé à la pièce n'existe pratiquement plus. Sauf chez de tout petits sous-traitants qui montent des articles complets », explique Ginette Barbier, déléguée syndicale CGT chez Petit Bateau, à Troyes.

Dans la distribution directe de publicité, en revanche, le travail à la tâche est la règle. Employée depuis neuf ans par Kicible, une filiale du quotidien régional Sud-Ouest, Marie-Claude Amoros est, comme ses 1 300 collègues, rémunérée en fonction du nombre de prospectus glissés dans les boîtes aux lettres. Chaque « poignée » lui rapporte quelques centimes d'euro, payés pour 53 % en salaire et pour 47 % en frais. « Plus j'en fais, plus je gagne. Mais le plus que je peux atteindre, c'est 600 euros de salaire mensuel et 450 de frais », explique cette déléguée cégétiste responsable, à Toulouse, de six secteurs d'un bon millier de boîtes chacun. En cause, les temps de préparation des tournées, non rémunérés et chronophages. « Le travail d'encartage des publicités à distribuer demande un temps fou. Il se fait le plus souvent à la maison, avec toute la famille », explique Marc Norguez, responsable du secteur à la Filpac CGT. D'où, finalement, des salaires horaires très inférieurs au smic.

128 kilos de quetsches à l'heure

Des conditions de travail qui devraient changer. Engagées depuis dix ans, les négociations portant sur la mise en place d'une convention collective se sont achevées le 9 février dernier par un accord unanime. « C'est la fin du travail à la tâche pour les 70 000 salariés de ce secteur. Ils vont désormais bénéficier d'un contrat de travail écrit, avec un temps de travail défini et décompté », se félicite Philippe Debruyne, négociateur CFDT. Les discussions, très ardues, ont longtemps buté sur la mesure de la durée effective du travail. Si les partenaires sociaux ont fini par s'entendre sur les temps de distribution – de 70 à 570 boîtes aux lettres par heure selon la densité de l'habitat –, impossible de s'accorder sur les temps de préparation des tournées. Une tâche finalement confiée à l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact). Applicable en juillet 2005, la nouvelle convention devrait permettre aux employeurs d'en finir avec les multiples procédures judiciaires intentées par d'anciens salariés pour travail dissimulé ou pour non-paiement des heures effectivement travaillées.

Le type même d'argument qui pousse les employeurs à reconsidérer leurs positions. En Meurthe-et-Moselle et dans la Meuse, les exploitants agricoles ont accepté de revoir les barèmes appliqués aux saisonniers pour la cueillette des fruits de l'automne 2004. Négociées voilà quatre ans en commission paritaire, les « normes de récolte à l'heure » atteignaient 32 kilos pour les « mirabelles cueillies », 128 kilos pour les « quetsches tout venant » ou 4,2 kilos pour les « framboises de plein air en barquettes ». Des chiffres jugés excessifs par l'Inspection du travail. « On a mis en évidence que l'application de ces barèmes conduisait à l'instauration de rémunérations inférieures au smic », explique Christian Poncet, directeur du travail au service régional des inspecteurs du travail en agriculture de Lorraine. Un salaire minimum dont le travail à la tâche ne permet pas de s'affranchir. En théorie, tout au moins.

Mirabelles raisins et cocos

Quatre cent vingt-huit pieds de vigne par jour ouvré. En Côte-d'Or, c'était autrefois le forfait d'un tâcheron chargé de l'entretien des vignes. Aujourd'hui, la profession compte en superficie. L'hectare de vigne entretenue est désormais évalué à 485 heures, soit 3,65 hectares pour un temps plein, avec un salaire lissé sur douze mois.

« Attention à ne pas se faire déborder par la pousse de la végétation. Malgré l'absence de contraintes horaires, il faut justifier sa feuille de paie tous les mois », explique Chantal Mansot, tâcheronne dans le Pommard depuis douze ans. En Gironde, le système diffère quelque peu: les tâcherons sont rémunérés au « prix-fait », pour chacune des opérations d'entretien, en fonction du nombre de pieds de vigne.

« Ramenés au temps passé, les salaires à la tâche sont très inférieurs aux minima conventionnels. Ça génère du travail au noir », dénonce Bruno Valade, de la FGA CFDT en Aquitaine. Le travail à la tâche est pourtant strictement encadré, pour l'ensemble des travaux agricoles, par un décret du 28 septembre 1995 et une note du ministère de l'Agriculture du 6 octobre 1997. Le contrat de travail doit notamment préciser le temps de référence retenu « dans des conditions normales d'activité », le salaire horaire de référence, le salaire de l'unité récoltée et la périodicité maximale de comptage.

Courant dans les vignobles – on parle alors de travail à façon –, le travail à la tâche est aussi pratiqué en arboriculture et dans le maraîchage, au moment des récoltes. C'est, par exemple, le cas dans les Côtes-d'Armor, pour le ramassage des cocos de Paimpol – ces haricots demi-secs à la gousse jaune pâle marbrée de violet. Négociée en commission paritaire, la norme de récolte des « plumeurs » de cocos est aujourd'hui fixée, pour un smic journalier, à 145 kilos. Un mode de rémunération qui est également utilisé dans le Loir-et-Cher pour la cueillette des framboises et des fraises ou en Meurthe-et-Moselle pour celle des poires, des pommes et des mirabelles.

Auteur

  • Stéphane Béchaux