logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Enquête

PREVENIR l'USURE

Enquête | publié le : 01.05.2004 | Isabelle Moreau, Frédéric Rey

Image

PREVENIR l'USURE

Crédit photo Isabelle Moreau, Frédéric Rey

Comment ElcoBrandt, Cegetel, Scania et les thermes d'Évian s'attaquent aux troubles physiques et psychiques de leurs salariés.

Bonne nouvelle pour les salariés français : depuis qu'ils sont aux 35 heures, ils passent de moins en moins de temps en entreprise. Revers de la médaille, ils travaillent de plus en plus pendant ce temps-là. Corollaire d'une très forte productivité horaire du travail, l'une des meilleures du monde, l'intensité du travail s'est considérablement accrue depuis quelques années. En témoigne l'émergence de deux nouvelles pathologies professionnelles : le stress et les troubles musculo-squelettiques (TMS). Un programme de surveillance épidémiologique des TMS, lancé dans les Pays de la Loire, indique que plus d'un salarié sur dix présente un ou plusieurs dysfonctionnements des membres supérieurs. Quant au stress professionnel, ce mal du XXIe siècle, il affecterait désormais, selon l'Agence nationale d'amélioration des conditions de travail (Anact), un quart des salariés. « Malheureusement, les entreprises continuent bien souvent de ne réagir que lorsque le taux d'absentéisme ou de suicides est important, ou lorsque le CHSCT interpelle la direction, constate le psychiatre Patrick Légeron, responsable du cabinet Stimulus. L'entreprise ne réfléchit pas à l'organisation du travail et les managers continuent de fixer des objectifs bien souvent inatteignables aux salariés qui sombrent dans le stress. »

« La montée des pathologies psychiques et physiques jette une lumière crue sur les contradictions de l'entreprise, insiste Jean-François Carrara, du cabinet de conseil Algoé. Les managers devraient avoir une fonction d'alerte, mais ils n'y sont généralement pas préparés. » Taylor n'est pas mort. Selon une enquête de la Fondation de Dublin pour l'amélioration des conditions de vie et de travail, un tiers des travailleurs européens déclarent, en 2000, effectuer des tâches répétitives et ne disposer d'aucun contrôle sur le déroulement ou l'organisation de leur activité professionnelle. Et la diversité du travail n'est pas toujours la panacée : si une plus grande polyvalence et des tâches plus qualifiantes ont un effet positif sur la satisfaction des salariés, encore faut-il qu'elles ne s'accompagnent pas d'une pression accrue sur les cadences de travail.

Rares sont les entreprises qui s'attaquent au problème en repensant leurs modes de fonctionnement. À l'instar de l'Afpa qui s'est engagée dans une démarche d'évaluation de la charge de travail. Objectif ? Associer les salariés à la discussion sur l'organisation du travail en utilisant des indicateurs pertinents de description des contraintes de travail. « Le problème des sociétés françaises est qu'elles n'ont pas vraiment intégré les notions de risques psychosociaux, contrairement aux entreprises anglo-saxonnes ou à celles du nord de l'Europe qui ont créé la fonction de well-being manager, souligne Patrick Légeron. Certaines, comme Nokia, sont parvenues à chiffrer les conséquences de la qualité de la vie au travail : 1 euro investi dans le bien-être au travail des salariés leur évite de perdre, en raison de l'absentéisme, entre 3 et 5 euros. » De l'aide à la gestion du stress en cas de réorganisation à la prévention des TMS, des entreprises s'attellent néanmoins à améliorer les conditions de travail de leurs salariés. Exemples.

ElcoBrandt mise sur l'ergonomie
Pour prévenir le stress lié aux bouleversements technologiques inoessants, un accord d'entreprise prévoit une information individuelle des salariés de Cegetel sur les projets en cours.HANNING/REA

Objectif : éliminer tous les postes « rouges » d'ici à la fin de l'année. ElcoBrandt, le spécialiste de l'électroménager, s'est engagé depuis octobre 2003 dans un vaste programme d'amélioration des conditions de travail sur les chaînes de montage. « Les troubles musculo-squelettiques sont très présents dans nos industries manufacturières, il était important de s'attaquer à ce problème de santé, explique Ugo Schreiber, DRH de l'établissement d'Orléans et chargé de la coordination des politiques RH des autres usines du groupe. Une analyse ergonomique a permis d'évaluer chaque situation de travail qui a été estampillée d'une couleur : du vert pour les postes “doux”, du jaune pour ceux dont la répétitivité est faible, mais qui nécessite une rotation des opérateurs. Quant à ceux frappés de rouge, ils sont voués à disparaître dans l'ensemble de nos établissements, précise Ugo Schreiber. L'année prochaine, nous allons nous occuper des postes jaunes. »

ElcoBrandt ne s'est pas seulement attaché aux critères physiques. Depuis cinq ans, l'entreprise met un soin particulier à diversifier le travail en développant notamment la polycompétence. Les opérateurs ont la possibilité de se voir attribuer une ou plusieurs autres tâches, ce qui permet de rompre avec la monotonie de la chaîne en optant, par exemple, pour une mission de sécurité ou de maintenance. « Nous cherchons à impliquer davantage nos collaborateurs, précise le DRH. En parallèle à ces changements d'organisation, des lieux d'expression ont été mis sur pied pour faire émerger des idées sur leur activité. » Ainsi, un de ces groupes a permis de régler un risque d'accident de travail en remplaçant des gants trop rigides par d'autres plus souples, mais tout autant résistants. Pour attraper des petites pièces, les ouvriers avaient, pour des raisons pratiques, tendance à les enlever et finissaient par se couper en manipulant de la tôle très incisive.

Le management n'a pas été oublié. La hiérarchie a travaillé sur la reconnaissance du travail et sur les aspects relationnels. « Nous incitons nos responsables à avoir des entretiens de félicitations et à ne pas se cantonner à la seule sanction, souligne Ugo Schreiber. Chaque année un entretien de progrès aborde les questions de formation, d'évolution professionnelle et de mobilité. » Depuis un an, le groupe a par ailleurs lancé un baromètre social pour mesurer la contribution de chaque responsable à l'émergence d'un contexte de travail stimulant et propice à la réussite du projet d'entreprise. Les réponses des salariés sont restituées par la hiérarchie, invitée, en cas de nécessité, à mettre en place un plan d'action.

Cegetel privilégie l'accompagnement individuel au changement
Le fabricant d'électroménager ElcoBrandt chasse les TMS sur les chaînes de montage et développe la polycompétence.DECOUT/REA

Comment rester zen dans une entreprise en perpétuel changement ? En cinq ans, Cegetel est passé du stade de grosse start-up de 700 personnes à celui de groupe employant aujourd'hui près de 10 000 salariés. « Dans notre univers de la téléphonie, les changements technologiques interviennent tous les six mois, explique Gérard Taponat, directeur du droit social et des relations paritaires. Mais ces réorganisations permanentes ont un prix pour les salariés qui peuvent ressentir un certain malaise. » Après quinze mois de négociation avec les organisations syndicales, l'entreprise vient de mettre en place toute une série de mesures afin de prévenir les situations de stress. Fini les doutes et les incertitudes en cas de réorganisation.

L'accord conclu avec trois syndicats sur cinq prévoit pour chaque salarié une information individuelle sur le projet en cours. « Le pire, poursuit Gérard Taponat, c'est de ne pas connaître sa place dans la future organisation. Nous allons donner toutes les informations les plus précises sur le devenir de chacun. Les responsables des ressources humaines ne peuvent pas ignorer dans leurs pratiques l'importance de la personne et sa demande d'une attention particulière. » Cegetel reconnaît aussi un droit individuel au « mal-être professionnel ». Le collaborateur peut solliciter un suivi particulier pour l'assister dans les différentes étapes de la réorganisation sans que cela lui soit reproché. Le stress pourra enfin être évoqué lors de l'entretien annuel d'évaluation, le manager pouvant alors adapter les conditions de travail ou proposer des formations adéquates. Pour les plus stressés, il reste la solution des ateliers de relaxation ou les programmes de gestion du stress afin d'aider les personnes à mieux canaliser leur énergie.

Cet accompagnement en cas de changement s'ajoute à d'autres mesures destinées à améliorer les conditions de vie professionnelle. « Avec cet accord, souligne Gérard Taponat, nous élaborons l'architecture sociale d'une entreprise qui n'a pas encore fêté ses dix ans d'existence. » Cegetel s'engage sur une culture de la prévention des risques physiques et psychiques des salariés. Tout un chapitre est consacré au harcèlement moral. Le plaignant est invité à tenir un carnet dans lequel il va recenser toutes les attitudes qui semblent caractériser le harcèlement dont il est victime. Une étape indispensable pour pouvoir démêler le vrai du faux. « Cependant, même si le cas de harcèlement n'est pas avéré, précise Gérard Taponat, la hiérarchie ou le service des ressources humaines devra prendre les mesures nécessaires pour garantir la qualité des conditions de travail des salariés. »

Les thermes d'Évian luttent contre les accidents du travail

« Si tu te sens jeune dans ta tête, le corps suit… », martelait une animatrice sportive, la quarantaine bien sonnée. Ce n'est malheureusement pas toujours vrai. Et ce déni du vieillissement qui génère des comportements à risque dans le travail peut bien souvent déboucher sur un accident. Les thermes d'Évian, filiale du groupe Danone, en savent quelque chose. Entre janvier 1994 et septembre 1999, le petit club de remise en forme, dont l'activité est centrée sur des cours collectifs de gymnastique comprenant le fitness, la musculation et l'aquagym pour des clients abonnés qui suivent des cours intensifs ou des curistes de passage, croule sous les arrêts de travail. Pour cette seule période, pas moins de douze accidents du travail avec arrêt touchant six des sept animateurs sportifs sont enregistrés. Rupture du talon d'Achille, déchirures, claquages, lésion du ménisque… les blessures sont sérieuses. Un animateur de 30 ans a même fini par être reconnu inapte avant d'être reclassé. Aux thermes d'Évian, ça ne tournait plus rond.

Arrivée en mars 1999, une nouvelle direction cherche à enrayer l'épidémie. Au programme, une nouvelle organisation, une modification des plannings, un recours aux CDD… Si l'amélioration est notable, elle n'empêche pas un nouvel accident du travail en novembre 2000. Signe qu'il fallait passer à la vitesse supérieure. Et c'est là qu'Aravis (Agence Rhône-Alpes pour la valorisation de l'innovation sociale) entre en scène. Sollicité début 2001 par la direction du groupe et le CHSCT, Didier Bisson, responsable de l'antenne Aravis d'Annemasse, se voit confier un objectif clair : « enrayer au plus vite l'hécatombe et aborder la saison avec une équipe au complet et assurer à moyen terme une politique de prévention pérenne tout en amorçant une réflexion sur le vieillissement des animateurs, un sujet un peu tabou dans l'entreprise »,explique-t-il. Après avoir répertorié un certain nombre de facteurs contribuant à l'émergence d'accidents du travail : cours de gym hypertonique qui sollicitent fortement les organismes, plannings gérés à distance, charge de travail importante, vision gestionnaire et quantitative de l'activité et sentiment des animateurs de faire de l'abattage, usure des animateurs…, un groupe de travail est constitué avec des animateurs sportifs et la direction.

L'objectif est d'échanger sur la perception du problème, les causes possibles, les éventuelles solutions à y apporter, puis de décliner le lien santé-performance, sous l'œil bienveillant d'un comité de pilotage réunissant les membres du CHSCT et le médecin du travail. « Dans le même temps, la direction avait impulsé une nouvelle stratégie commerciale axée sur une individualisation du service à la clientèle privilégiant la qualité, intégrant dans le travail des animateurs de nouvelles activités comme la vente de produits dérivés ou l'accueil », indique Didier Bisson. Et de poursuivre : « Il a été plus simple d'organiser l'alternance des tâches “douces” et “intensives” au sein des plannings. D'autres décision sont également été prises, comme la suppression des cours collectifs au-dessous d'un seuil minimal de clients », explique Didier Bisson. Amateurs de cours speed à la mode Véronique et Davina, passez votre chemin…

Scania prévient efficacement les TMS
Enquête épidémiologique, séances d'information et de sensibilisation, réaménagement des postes de travail, le groupe Scania emploie les grands moyens pour faire diminuer le nombre de TMS sur son site d'Angers.EDOUARD CAUPEIL/LUCE

Chez Scania, on n'a pas attendu que les troubles musculo-squelettiques (TMS) explosent pour tirer la sonnette d'alarme. Retour en arrière. En 2001, l'entreprise recense 11 cas de TMS déclarés et reconnus parmi les 560 salariés, dont 5 pour cette seule année. C'est trop. Bernard Proux, le DRH de l'usine d'Angers du constructeur suédois de poids lourds, s'empare du problème qui touche une population embauchée pour une très grande majorité dès l'ouverture de l'usine, en 1992, et dont la moyenne d'âge est aujourd'hui de 35 ans.

Un groupe de travail pluridisciplinaire est aussitôt mis en place, composé de l'infirmière de l'usine, d'un technicien de méthode, d'un responsable de cluster (une équipe comptant entre 15 et 25 personnes), d'opérateurs de production de clusters différents, membres pour certains du CE ou du CHSCT, et de Michel Cherruault, chargé de la sécurité du site. Au fil des interrogations et des constats, le groupe de travail sollicite l'aide de l'Aract (agence régionale pour l'amélioration des conditions de travail) des Pays de la Loire pour assurer une formation-action au sein de l'usine. « L'ensemble des 380 opérateurs de l'usine a suivi des séances de sensibilisation et de formation », explique Michel Cherruault.

Quant aux risques biomécaniques (postures, efforts, répétitivité…), ils ont été appréhendés via la grille d'analyse Orege (outil de repérage et d'évaluation des gestes) élaborée par l'INRS, tandis qu'un questionnaire anonyme, décliné par clusters, permettait d'évaluer les risques psychosociaux. Enfin, « une enquête épidémiologique a été réalisée, à l'initiative du médecin du travail, par un professeur du CHU d'Angers, à laquelle 95 % des salariés ont répondu », se félicite Michel Cherruault. Une enquête qui a mis en évidence des problèmes d'outillage nécessaire pour l'assemblage des pièces de camions. Car chaque jour, grâce au travail des hommes en pantalon gris et chemise blanche, 44 camions – une cinquantaine dès la mi-juin – sortent de l'usine.

Aujourd'hui, de nouveaux éléments d'ergonomie sont pris en compte dans l'élaboration du cahier des charges fixés pour les entreprises qui conçoivent l'outillage et les postes de travail. Et les réunions avec l'Aract qui se poursuivent portent toujours sur l'ergonomie des nouveaux postes. Un exemple : « Lorsque deux opérateurs, mesurant l'un 1,60 mètre, l'autre 1,80 mètre, se succèdent à un poste de travail, il faut prévoir un système de surélévation des tables », explique Bernard Proux, le DRH. Présentée à la direction de Scania – réputée pour sa « recherche permanente d'un bon équilibre entre productivité et conditions de vie au travail », selon le DRH de l'usine –, l'initiative a été très bien perçue par le P-DG suédois, lui même ingénieur de formation. Aujourd'hui, les gestes et postures des salariés sont soigneusement étudiés, tandis que le nombre de cas de TMS reconnus a été contenu (16 cas recensés en 2004).

Auteur

  • Isabelle Moreau, Frédéric Rey