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Politique sociale

Faute d'emploi, les chômeurs créent leur boîte

Politique sociale | ANALYSE | publié le : 01.06.2004 | Stéphane Béchaux

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Faute d'emploi, les chômeurs créent leur boîte

Crédit photo Stéphane Béchaux

Le nombre de chômeurs qui endossent l'habit de patron a bondi en 2003. Un engouement qui doit beaucoup aux dispositifs d'aide et… à la crise. Reste à voir quelle sera la pérennité de ces très petites entreprises, qui font la part belle aux commerces de proximité et aux services aux particuliers.

Faites la queue ! Fin janvier, le stand n° 334, situé au cœur du Salon des entrepreneurs, porte Maillot, à Paris, n'a pas désempli. Ses animateurs ont fini sur les rotules, lessivés par six tables rondes, 39 microconférences et 1 550 entretiens individuels. Cet exposant qui fait un tabac, c'est… l'Unedic. Présent depuis l'automne 2002 sur les salons consacrés à la création d'entreprise, le gestionnaire du régime d'assurance chômage suscite un intérêt croissant de la part des entrepreneurs en herbe. « La demande est incroyable. Les porteurs de projet nous interrogent sur leur rémunération pendant les premiers mois d'existence de leur entreprise et sur leurs droits aux allocations en cas d'échec », indique Jean-Marc Rapin, du département animation et développement de l'Unedic.

Même effervescence dans les agences de l'ANPE, où la fréquentation des ateliers d'information sur la création d'entreprise a progressé de plus de 60 % en un an. « On fait deux réunions d'information collective par mois. Mais on pourrait aussi bien en faire une par semaine », assure Stéphane Brailly, formateur à l'agence de Créteil. Pour l'ANPE, l'accompagnement des porteurs de projet fait d'ailleurs figure de priorité. « Nous voulons faire en sorte que tous les conseillers connaissent les étapes clés de la création d'entreprise et soient en capacité d'informer et d'orienter les demandeurs d'emploi intéressés », souligne Monique de Blignières, à la direction générale.

Cet engouement pour l'entrepreneuriat est confirmé par les statistiques nationales. Après dix années de stagnation, les créations, réactivations et reprises d'entreprises ont progressé de 8 % l'an dernier selon l'Insee, pour atteindre 294 000 unités. La hausse est encore plus significative pour les créations ex nihilo qui, en hausse de 12 %, frôlent la barre des 200 000, grâce notamment à un dernier trimestre très prolifique (+ 19 %). Certes, les statistiques 2003 ne permettent pas d'évaluer précisément le poids des chômeurs dans cette poussée de fièvre entrepreneuriale. Mais les derniers chiffres connus, portant sur l'année 2002, font état d'un bon tiers de demandeurs d'emploi (35 %) parmi les créateurs, dont 16 % de longue durée, et de 14 % d'inactifs.

Autre indicateur fiable, la forte hausse des bénéficiaires de l'aide aux chômeurs créateurs ou repreneurs d'entreprise (Accre) montre clairement que les demandeurs d'emploi sont de la partie : en 2003, ils sont environ 42 000, soit un tiers de plus qu'en 2002, à avoir profité de l'Accre, qui les exonère de charges sociales pendant leur première année d'activité. Quant à l'Agence pour la création d'entreprises (APCE), elle estime à 108 000 (+ 20 % en un an) le nombre de demandeurs d'emploi qui, l'an dernier, se sont mués en chefs d'entreprise. Les plus optimistes veulent y voir le signe d'une évolution des mentalités. Réputé pour son aversion pour le risque, l'Hexagone rejoindrait enfin le club des pays latins qui, de l'Espagne à l'Italie en passant par la Grèce, créent des entreprises à tour de bras.

« Le phénomène commence à s'enraciner dans ce pays. Il y a un appel d'air autour de la notion de liberté professionnelle qui pourrait être un effet induit des 35 heures », estime François Hurel, délégué général de l'APCE. Un vent nouveau entretenu par la loi Dutreil sur l'initiative économique, promulguée en août 2003 et objet d'un formidable battage médiatique. « Les dispositions de la loi et la personnalité très forte de Renaud Dutreil, son ambassadeur, ont certainement joué dans la hausse des créations en 2003 », confirme Anne Damon, déléguée générale de CCI-Entreprendre en France.

Créateurs par défi ou par dépit

Mais, selon elle, la crise est aussi passée par là. Impossible d'interpréter autrement l'explosion du nombre de porteurs de projet – 264 000 en 2003, contre 150 000 en 2002 – ayant poussé la porte des chambres de commerce et d'industrie l'an dernier. « Les difficultés rencontrées par les salariés ont incité certains d'entre eux à se prendre par la main pour créer leur activité. Il y a des créateurs par défi, et d'autres par dépit », explique-t-elle. Dans les boutiques de gestion aussi, les chiffres sont à la hausse (+ 12 %). Et, l'an dernier, les chômeurs représentaient toujours l'écrasante majorité des 30 000 créateurs accompagnés par l'association dans ses 271 implantations locales. « Beaucoup de salariés portent un projet depuis longtemps. Mais, à choisir, ils préfèrent la sécurité de l'emploi aux risques de la création d'entreprise. Dans les moments de rupture, l'envie de créer peut alors reprendre le dessus. D'autant plus que le chômage est une excellente période pour porter un projet », justifie Christiane Lecocq, présidente du Réseau des boutiques de gestion.

Du côté de l'Insee, on met aussi cette flambée de créations d'entreprises sur le compte d'un certain pessimisme. Priés par Renaud Dutreil et Francis Mer, à l'automne dernier, d'analyser les raisons de la brusque fièvre entrepreneuriale des Français, les experts de la Porte de Vanves ont mouliné les données statistiques. Verdict ? Merci la crise ! « Entre 1987 et 1995, on constate une bonne connexion entre la croissance et le niveau des créations d'entreprises. Mais, depuis 1996, on a nettement basculé dans un phénomène contra cyclique », explique Olivier Marchand, chef du département de l'emploi et des revenus d'activité. Une analyse plutôt sombre, qui n'étonne guère Bernard Brunhes, président de France Initiative Réseau (FIR). « Il y a un effet direct de la crise. Quand le chômage augmente, la création d'entreprise suit. L'an dernier, les demandeurs d'emploi représentaient près de 70 % des porteurs de projet que nous avons soutenus. » Avec des volumes en hausse : les 234 plates-formes d'initiatives locales adhérentes à FIR ont octroyé, l'an dernier, 7 650 prêts d'honneur à des créateurs, contre 6 550 un an plus tôt.

Des politiques inconstantes

Autre enseignement des investigations de l'Insee : la courbe des créations d'entreprises épouse fidèlement, depuis vingt ans, celle du nombre de chômeurs aidés par les dispositifs publics. « La création d'entreprise marche bien quand les aides aux chômeurs marchent bien », résume Olivier Marchand. En la matière, les gouvernements, de droite comme de gauche, ont fait preuve d'une belle inconstance depuis le lancement, par Raymond Barre en 1977, du premier dispositif d'aide aux chômeurs créateurs, au départ réservé aux cadres. Publics cibles, sélectivité des dossiers, types d'aides, organismes gestionnaires… les curseurs n'ont cessé de bouger, au risque de rendre les politiques publiques illisibles, voire inefficaces.

Le dispositif Eden d'encouragement au développement d'entreprises nouvelles, créé en 1999 par Martine Aubry, en fournit une parfaite illustration. Prêt sans intérêt destiné aux jeunes et aux bénéficiaires des revenus de solidarité à l'origine, il se transforme en prime deux ans plus tard, avant de reprendre la forme d'une avance remboursable en janvier 2004. En théorie tout au moins. Car, faute de décrets d'application, les directions départementales du travail sont depuis des mois dans l'incapacité de les distribuer. « On est dans une logique de stop and go. Les chômeurs ne pourront pas compter sur Eden 2004 avant l'été, alors même qu'ils manquent cruellement de fonds propres pour se lancer. Quand arrêtera-t-on de modifier les dispositifs tous les deux ans ? » dénonce Maria Nowak, fondatrice et présidente de l'Association pour le droit à l'initiative économique (Adie), qui aide les exclus du marché du travail à « créer leur entreprise et leur propre emploi ». Actuellement, les chéquiers conseils constituent un autre bug des dépenses actives de l'emploi. Pour cause d'enveloppes financières insuffisantes, certaines directions départementales du travail, notamment franciliennes, sont dans l'incapacité d'en distribuer aux créateurs.

Récemment l'Unedic est entrée dans le cercle des acteurs à même d'influer sur les courbes de la création d'entreprise. Depuis l'instauration, en juillet 2001, du plan d'aide au retour à l'emploi (Pare), les chômeurs peuvent cumuler, pendant dix-huit mois maximum, leurs allocations chômage avec les revenus tirés de leur entreprise, pourvu que ces derniers n'excèdent pas 70 % de leur salaire de référence. En cas d'échec, ils peuvent aussi, pendant trois ans, « récupérer » leurs droits restants à indemnisation, qu'ils aient quitté volontairement ou non leur dernier emploi salarié pour monter leur projet. Enfin, depuis février 2002, l'Unedic accepte que ces avantages se cumulent avec les aides Accre ou Eden. Des mesures de sécurisation des parcours des créateurs d'entreprise qui, montées en charge progressivement, constituent, selon l'Insee, un « facteur explicatif important » pour comprendre l'inflexion à la hausse des créations.

En tête, la vente sur les marchés

Au hit-parade des entreprises créées l'an dernier, la première place revient, en volume, à… la vente sur les marchés. Suivent, loin derrière, le conseil pour les affaires, les agences immobilières, le conseil en informatique et les salons de coiffure. Les plus fortes progressions ? La téléphonie, la réparation informatique, la vente par correspondance et les magasins de bricolage. Certaines activités, en forte régression depuis dix ans, ont également retrouvé des couleurs. Il en va ainsi des crémeries, poissonneries, boucheries, épiceries ou commerces de détail de l'habillement. « Dans l'esprit des Français, la création d'entreprise renvoie à une vision élitiste. Ils matérialisent l'entrepreneur sous les traits d'un homme fortuné et diplômé, à la tête d'une grande entreprise familiale, mais jamais sous ceux de leur boucher ou de leur crémier », explique David Vallat, chercheur au centre Walras (Lyon II-CNRS).

D'après la dernière enquête de l'Insee portant sur l'année 2002, les demandeurs d'emploi se distinguent assez peu du reste des créateurs d'entreprise quant aux secteurs d'activité dans lesquels ils investissent. Légèrement sous-représentés dans les services aux entreprises, ils sont en revanche sur représentés dans les services aux particuliers. Les chômeurs de longue durée portent davantage leur dévolu sur le commerce, tandis que les chômeurs en recherche d'emploi depuis moins d'un an sont plus nombreux dans la construction. « Actuellement, on voit passer beaucoup de projets de vente sur les marchés, d'agences de décoration, de cabinets de sophrologie ou de toilettage canin », témoigne Stéphane Brailly, qui siège à la commission d'attribution de l'Accre du Val-de-Marne.

Profil de jeune chef d'entreprise

Exemple parmi d'autres d'entreprise récemment créée : Noisy l'Escale, une pension pour animaux qui, depuis juin 2003, accueille chiens et chats pendant les congés de leurs maîtres. « Les vétérinaires sont mes principaux prescripteurs. Les animaux viennent de toute l'Ile-de-France », explique Éric Combrez, 48 ans, qui, soutenu par l'Adie, a pu emprunter 4 000 euros à la Caisse d'épargne. Autre exemple, la poissonnerie ambulante de Sylvain Vitale, soutenue financièrement par l'association Nièvre Initiatives locales. « J'ai démarré mon activité juste avant les fêtes de Noël. Je vends dans un rayon de 30 kilomètres autour de Château-Chinon. Pour l'instant, mon chiffre d'affaires est très en avance sur mes prévisions », se réjouit-il.

De manière générale, le profil type du porteur de projet qui, au chômage depuis moins d'un an, crée son entreprise, ressemble comme deux gouttes d'eau à celui du jeune chef d'entreprise au préalable en activité. Le constat est d'autant moins étonnant que le nombre de salariés qui, tentés par l'entrepreneuriat, se mettraient volontairement au chômage pour préparer leur projet serait en nette augmentation. D'après une toute récente enquête ANPE-APCE, près d'un créateur en herbe sur dix serait dans ce cas.

En revanche, les chômeurs de longue durée qui se lancent dans l'aventure cumulent les handicaps. Moins diplômés et plus âgés, ils doivent compter sur un réseau relationnel moins dense et sur une mise de départ plus faible. Des handicaps partiellement comblés par le soutien technique et financier des réseaux d'accompagnement à la création, qu'ils sollicitent plus fréquemment. « Plus une structure est accompagnée, plus elle est pérenne. Il y a un enjeu très fort à ce niveau-là », souligne David Vallat. Une opinion reprise par les acteurs de l'accompagnement qui, de l'Adie aux boutiques de gestion ou aux plates-formes d'initiatives locales, revendiquent des taux de survie des entreprises aidées de 20 points supérieurs à la moyenne nationale.

Sociétés de services très volatiles

Selon l'Insee, le taux de survie à trois ans des créations d'entreprises ex nihilo atteint 68 % pour les actifs occupés, 63 % pour les demandeurs d'emploi de courte durée et 57 % pour les chômeurs de longue durée et les inactifs. Des chiffres contestés par François Hurel. « Le répertoire Sirene de l'Insee suit l'entrepreneur, pas l'entreprise. Résultat, quand une société déménage, fusionne ou change de statut, elle est traitée statistiquement comme un échec. Si on s'en tient aux dépôts de bilan, le vrai taux d'échec économique à trois ans, c'est 18 % », assure-t-il. « Les petites entreprises de services, sans stock, sont très volatiles. Mais ça ne veut pas dire pour autant qu'elles sont moins rentables que celles qui nécessitent de gros investissements, qu'on ferme moins facilement », complète Christine Lecocq.

Dans les réseaux d'aide à la création, on s'apprête quand même à suivre avec une certaine appréhension les premières années de vie des entreprises du cru 2003. « L'enjeu, c'est la pérennité de ces 200 000 entreprises nouvelles. Car ça ne sert à rien d'en créer davantage si c'est pour les voir disparaître massivement dans les prochaines années », admet Anne Damon. Ce que semblent craindre les experts de l'Insee qui, dans leur note à Renaud Dutreil et Francis Mer, tablaient sur « un nombre plus important de cessations » dans l'avenir. En la matière, l'exemple de l'année 1994 fait figure d'épouvantail. Boostées par des dispositifs très attractifs pour les chômeurs – octroi d'une prime forfaitaire de 4 878 euros et exonération de charges sociales pendant un an –, les créations et reprises d'entreprises avaient alors frôlé la barre des 300 000, comme l'an dernier. Trois ans plus tard, la moitié avaient disparu…

L'autre interrogation concerne le nombre d'emplois qu'engendreront, à terme, ces nouvelles entreprises. La très forte hausse des créations ex nihilo, en 2003, ne concerne en effet que des entreprises sans salariés au démarrage, dont les perspectives d'embauche à moyen terme paraissent limitées. « Le développement de la création d'entreprise se fera sur la TPE », prédit François Hurel, en rappelant qu'en France la moitié seulement des entreprises n'ont pas de salariés, contre les trois quarts aux États-Unis. Une analyse à laquelle souscrit l'ensemble des acteurs. Autrement dit, il va falloir faire du volume…

Gros succès de la « Ich-AG »

La « Ich-AG » est-elle une mesure sans perspective ou un succès sans précédent ? Pendant que le gouvernement Schröder et l'opposition s'affrontent sur le sujet, les experts restent muets, jugeant qu'il est trop tôt pour faire le bilan de cette aide à la création d'entreprise réservée aux chômeurs.

Les statistiques disponibles au 31 mars 2004 montrent que, depuis le 1er janvier 2003, 130 000 personnes ont déjà sauté le pas, alors qu'on en attendait au mieux 50 000. À la Bundesagentur, on a même enregistré un record en mars, avec 13 000 nouveaux bénéficiaires.

Dans le même temps, 12 000 personnes sont sorties du dispositif, dont 8 500 pour le seul premier trimestre 2004. Conformément à la devise du gouvernement Schröder vis-à-vis des chômeurs « Soutenir et exiger », la Ich-AG vise à les responsabiliser et à « libérer les énergies individuelles ». En dépit de son nom, cette « Je-SA » n'est pas une nouvelle forme juridique de société mais une subvention accordée au créateur d'entreprise individuelle.

Versée pendant trois ans à la place de l'allocation chômage, elle s'élève à 600 euros par mois la première année, 360 euros la deuxième et 240 euros la troisième. Le chômeur doit néanmoins cotiser pour sa couverture santé et retraite, à hauteur de 180 euros mensuels. Photographe, centre de conseil psychosocial, jardinier, chauffeur de maître, garde d'enfants ou loueur de parasols… Les activités créées sont très diverses, mais se concentrent principalement dans le domaine des services.

Parfois « exotiques », elles font dire aux détracteurs de la Ich-AG, qui sera réexaminée en 2006, qu'elle n'est pas un modèle d'avenir. Jugeant les activités créées rarement viables, ils prédisent un effondrement prochain du dispositif. Sauf que, pour l'instant, rien ne prouve que la non-viabilité des projets soit la cause principale des retraits. Il s'agirait plutôt, d'après les experts, de faux pas administratifs, de retours à l'allocation chômage (plus intéressante dans certains cas) ou d'embauches réussies dans des emplois salariés.

Thomas Schnee, à Berlin

Auteur

  • Stéphane Béchaux