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Enquête

PAS SIMPLE DE GÉRER LES CERVEAUX

Enquête | publié le : 01.11.2005 | Valérie Devillechabrolle, Stéphane Béchaux

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PAS SIMPLE DE GÉRER LES CERVEAUX

Crédit photo Valérie Devillechabrolle, Stéphane Béchaux

Chercheurs, publicitaires, consultants… Individualistes et peu portés sur la hiérarchie, ces salariés à forte valeur ajoutée ont besoin d'un cadre propice à la créativité. Concilier cette exigence avec l'efficacité de l'organisation n'est pas une mince affaire. D'autant que leurs rangs abritent de fortes inégalités.

Ils sont designers automobiles, consultants en ingénierie financière, chercheurs en biotechnologies, créatifs de publicité ou même journalistes… Leurs univers professionnels n'ont rien à voir, et pourtant tous ont au moins un trait commun : ce qu'ils ont avant tout à offrir, c'est de la matière grise. Une grande famille en expansion, qui inclut tous ceux qui produisent ou vendent des prestations à caractère intellectuel ou immatériel. La découverte de cette catégorie particulière de professionnels n'en est pas vraiment une. Elle remonte en réalité aux années 60, sous la fameuse dénomination des knowledge workers, travailleurs du savoir, popularisée en 1959 par le pape du management américain Peter Drucker. Néanmoins, près de cinquante ans après, pour des entreprises françaises avant tout habituées à gérer des cadres au sens large, ce concept reste « toujours aussi flou tant il recouvre de situations hétérogènes », remarque Jean-Pierre Bouchez, directeur de l'activité de recherche du cabinet de conseil en management Interface, qui a tenté d'en faire une typologie dans les Nouveaux Travailleurs du savoir (Éditions d'Organisation, 2004).

Mal outillées pour prendre en compte les spécificités de ces salariés, les entreprises hexagonales n'ont guère d'excuses. Car ces travailleurs du savoir prennent une importance considérable dans une économie de marché fondée non plus sur une production de masse, mais sur une société de la connaissance où dominent l'information et la communication. Entre 1982 et 2002, le nombre de cadres intellectuels supérieurs a plus que triplé alors que la progression des cadres n'est que de 60 %, toutes catégories confondues (enseignants et cadres de la fonction publique compris), selon une récente enquête de la Dares. Circonstance aggravante, ces cerveaux ne se plient pas facilement aux canons de l'organisation scientifique du travail. À la différence des ouvriers, des employés et de la majorité des cadres administratifs et commerciaux, leur activité n'est « ni substituable ni stockable et toujours difficilement quantifiable », comme le souligne Xavier Baron dans une étude publiée en 2002 par l'association Entreprise & Personnel. Toute la difficulté pour leur employeur est de « maintenir un bon équilibre entre l'efficacité de l'organisation et leur indispensable créativité », explique Pierre-Michel Menger, sociologue à l'École des hautes études en sciences sociales et auteur de Portrait de l'artiste en travailleur (Seuil, 2002).

Pour tenter de résoudre cette quadrature du cercle, les entreprises ont eu recours à pas moins de trois formes d'organisation, observe l'écrivain scientifique Joël de Rosnay : « Elles s'en sont d'abord tenues au management pyramidal traditionnel, de nature taylorien, fondé sur la programmation des tâches et l'évaluation assorties de récompenses et de sanctions. Elles ont ensuite adopté une organisation en réseau reposant sur un pilotage par projets. Nous voyons enfin émerger une organisation par catalyse, qui s'appuie sur de multiples unités autonomes, liées de façon dense et dotées des ressources et des conditions nécessaires pour travailler en parallèle. »

Organisation pyramidale ou catalytique ?

Il arrive parfois que ces trois modèles coexistent dans une même société. « Certaines entreprises sont encore organisées de façon pyramidale à 80 %, en groupes de projet à 15 % et à 5 % seulement en mode catalytique. À l'opposé, dans les métiers à forte créativité comme la publicité, les trois quarts de l'entreprise s'appuient sur un système souple, 15 à 20 % est piloté et 5 % organisé de façon hiérarchique », assure Joël de Rosnay. Des choix organisationnels stratégiques, comme en témoigne l'exemple actuel de Microsoft et de Google. À force de structurer hiérarchiquement son organisation et de sous-traiter sa recherche en Chine, la firme de Bill Gates perd actuellement certains de ses meilleurs talents au profit de Google, dont l'organisation créative a la réputation de primer sur la hiérarchie, ainsi que le rapportait un récent article de Business Week.

Corollaire de ces organisations différenciées, les knowledge workers sont loin d'être logés à la même enseigne. Le consultant Jean-Pierre Bouchez fait ainsi une distinction majeure entre « les travailleurs du savoir dont l'activité est davantage centrée sur le traitement d'informations plutôt banalisées et stockées dans des bases de données » et « les professionnels du savoir qui manipulent les idées et les concepts, en résolvant des problèmes complexes ou en pilotant des projets innovants, souvent en coproduction avec leurs clients ». Si les premiers doivent souvent se contenter d'un management de type prêt-à-porter, semblable à celui qui régit déjà l'ensemble des cadres, les seconds ont droit à un traitement sur mesure.

La raison ? Souvent propriétaires de leurs connaissances, les professionnels du savoir bénéficient d'un avantage indéniable face à leur employeur. Auteurs, en 2002, d'une étude réalisée dans le secteur des jeux vidéo, Fabienne Autier et Thierry Picq, enseignants à l'École de management de Lyon, le confirment : « Plus les ressources humaines de ce secteur sont rares, difficiles à imiter, plus les firmes vont avoir tendance à développer des stratégies de rétention et de fidélisation. »

Stars d'un côté, intellos précaires de l'autre

Mais n'est pas professionnel du savoir qui veut ! Si la plupart se retrouvent au sein de communautés de pratiques, assorties de codes et de styles de vie propres, à l'instar des informaticiens, des consultants et autres publicitaires, « ce socle communautaire unique masque de très fortes inégalités », rappelle Pierre-Michel Menger. Et de citer le cas de la communauté scientifique, qui abrite à la fois des Prix Nobel et des post doctorants à la recherche d'un emploi. « L'enchevêtrement de ces deux populations peut être dans la pratique une source de tension », complète Jean-Pierre Bouchez, en redoutant « un risque de polarisation accru entre les stars, d'un côté, et les intellos précaires, de l'autre ». « Dans les entreprises, cela peut déboucher sur des frustrations de la part de ceux qui vont devoir se débrouiller avec des environnements de travail plus contraints, moins performants et, in fine, moins valorisants en termes de déroulement de carrière », conclut Pierre-Michel Menger.

A contrario, manager des « divas » suppose de tenir compte de certaines particularités. Par exemple, en lieu et place d'un recrutement classique par petites annonces, celui de ces stars s'effectue par le réseau, le bouche-à-oreille ou la notoriété. Dans la pub, les classements, prix et autres festivals déterminent la valeur de marché des créatifs. Et cette réputation n'a pas de frontières. Même constat dans la R & D. Paul-Joël Derian, vice-président chargé de la recherche chez Rhodia, en a fait l'expérience lorsqu'il lui a fallu recruter des chercheurs internationaux de haut vol pour son Laboratoire du futur : « Ils étaient moins intéressés par Rhodia que par la qualité d'un projet de nature à accroître leur valeur de marché sur le plan mondial. C'est une vision très individualiste, très éloignée de la philosophie salariale française habituée à se projeter dix ans plus loin… »

Pour déployer leur créativité, ces grands ego ont besoin d'un environnement de travail propice. « En bons jardiniers, les Japonais ont compris bien avant nous que pour favoriser la germination des idées il fallait se préoccuper de la qualité de l'humus, sans s'inquiéter de savoir ce qui allait pousser », abonde Jean-Michel Saussois, enseignant à l'EAP-ESCP. Et ce spécialiste du management des organisations de rappeler que Honda n'avait pas hésité à laisser à ses créatifs une journée de liberté par semaine, avec la certitude qu'il y aurait un retour sur investissement. Sur cette population, l'ambiance et les conditions de travail jouent en effet un rôle de premier plan. Généralement, elle s'épanouit plus facilement dans des entités à taille humaine que dans des grands groupes. À l'instar de cette PME lyonnaise de jeux vidéo de 10 salariés citée dans l'enquête de l'École de management de Lyon : « L'ambiance est festive et l'équipe fusionnelle. Et, pour mieux se consacrer au projet, même le téléphone a été banni de l'espace de travail, constitué uniquement de bureaux, d'ordinateurs et… de lits pour dormir un peu. » Autre souplesse laissée à ces privilégiés, celle de la gestion de leur temps et de l'espace : « Grâce aux nouvelles technologies, ces travailleurs du savoir ont la possibilité d'œuvrer en plusieurs lieux et même à la maison, note Joël de Rosnay. Avec le risque de les voir tout le temps en activité. » Une spécificité difficilement soluble dans le Code du travail !

Allergie à la hiérarchie

Autre obstacle à surmonter pour les employeurs de ces privilégiés, leur allergie naturelle pour la hiérarchie. « Non seulement les professionnels du savoir semblent résistants aux tendances hiérarchiques mais, a contrario, ils veulent rarement passer du temps à superviser les autres », écrit Jean-Pierre Bouchez dans son ouvrage. Résultat, plus la firme grandit, plus elle a tendance à externaliser la gestion de ces récalcitrants. Exemple dans le secteur des jeux vidéo, où les entreprises ont, à mesure qu'elles grossissent, tendance à externaliser leurs créatifs pour recruter des ressources humaines plus classiques, telles que les commerciaux et les gestionnaires. Autre illustration dans le secteur naissant des biotechnologies, où les grands groupes pharmaceutiques préfèrent « faire leurs courses » dans les start-up – pour reprendre l'expression d'Itzik Harosh, le fondateur d'une PME spécialisée dans la recherche sur le gène de l'obésité – plutôt que de bousculer leur organisation managériale. Reste que cette externalisation peut aussi se dérouler… en interne, à l'instar du Laboratoire du futur de Rhodia (voir encadré page 16).

Ultime sujet sensible pour les employeurs de divas, la reconnaissance. Alors que les entreprises ont plutôt l'habitude de récompenser leurs éléments méritants en leur donnant du galon, « la légitimité des talents du savoir se mesure avant tout par la reconnaissance des pairs au sein de la communauté professionnelle », explique Jean-Michel Saussois, de l'EAP-ESCP. « Une sorte de box-office qui se construit sur la durée et relève d'une échelle de prestige, avec une gradation qui s'échelonne du simple repérage à la consécration », note, pour sa part, Jean-Pierre Bouchez. « Tout cela nécessite un marketing particulier des outils de classement et entraîne une compétition féroce », souligne Pierre-Michel Menger. Exemple parmi d'autres, celui des génériques de fin dans l'audiovisuel, qui s'allongent à mesure que les intermittents du spectacle se précarisent : la signature devient alors leur seule façon de se mettre en valeur et de se démarquer.

Cette précarisation du spectacle guette-t-elle l'ensemble de la grande famille des travailleurs du savoir ? Sans doute pas. Mais leur âge d'or semble révolu. Les sauts technologiques, de plus en plus rapides, accélèrent l'obsolescence des expertises techniques. Et la mondialisation de l'économie ne se limite plus aux tâches à faible valeur ajoutée, grandes consommatrices de main-d'œuvre. « Certains travailleurs du savoir se retrouvent maintenant en concurrence avec le monde entier », prévient ainsi Pierre-Michel Menger. C'est vrai par exemple des chercheurs ou des professeurs d'université ou de grande école. Ateliers du monde depuis quelques années, la Chine et l'Inde pourraient bien rapidement en devenir aussi le laboratoire…

Une start-up dans le giron de Rhodia
Le groupe cherche à recréer la créativité des petites équipes de campus

Pour retrouver un peu de leur créativité perdue, des grands groupes de recherche n'hésitent pas à recréer des start-up en interne. C'est le cas du chimiste français Rhodia qui a inauguré, l'an passé à Bordeaux, son Laboratoire du futur, le LOF dans le jargon interne. « Nos centres de recherche traditionnels, si compétents soient-ils, ne parvenaient plus à modifier leurs méthodes de travail », explique Paul-Joël Derian, le patron de la recherche, qui s'est inspiré du modèle de la Silicon Valley.

Composé d'une équipe interdisciplinaire et très internationale d'une trentaine de chercheurs faisant appel non plus seulement à la chimie mais aussi à l'informatique et à la mécanique, ce laboratoire se voit confier des thèmes de recherche avec toute latitude pour les mener à terme. « On accepte que ces équipes aient une liberté et une autonomie accrues par rapport à celle de nos chercheurs traditionnels. Mais, en contre partie, le LOF s'engage à nous livrer les résultats dans les trois mois », poursuit-il.

En somme, c'est un peu de l'esprit « campus américain » que Rhodia s'est efforcé de faire souffler sur le LOF : pas de bureaux fermés, mais des espaces ouverts propices à l'interpénétration des disciplines ; un laboratoire ouvert 24 heures sur 24 équipé d'une cuisine pour laisser de la souplesse. Et, last but not least, pas de hiérarchie : tout le monde est au même niveau. De quoi faire des envieux au sein des autres équipes de recherche de Rhodia… D'autant que, selon les syndicats, le LOF accapare désormais la moitié du budget jusque-là dévolu à des recherches plus prospectives. À charge donc pour Paul-Joël Derian de « gérer ces deux organisations différentes de recherche sans les opposer ». « Nos centres traditionnels n'ont pas vu le LOF comme un ennemi mais comme une complémentarité intéressante », assure-t-il tout en reconnaissant que ce laboratoire « introduisait une certaine émulation ». Reste maintenant à ce que « l'esprit du LOF se diffuse un peu dans les centres traditionnels ». À cette fin, Rhodia vient de rendre le passage par le LOF indispensable pour permettre à ses chercheurs d'évoluer…

Auteur

  • Valérie Devillechabrolle, Stéphane Béchaux