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Enquête

Les ouvriers de Terreal ont survécu à Carlyle et Eurazeo

Enquête | publié le : 01.02.2006 | Stéphane Béchaux

Filiale saine mais non stratégique cherche repreneur. Voilà le type d'annonce que devrait passer tout industriel désireux de se désendetter. Car les fonds n'aiment rien tant qu'investir dans de « belles endormies », en s'appuyant sur la direction en place. « On entre rarement de façon hostile par rapport à l'équipe dirigeante. C'est risqué. On cherche plutôt à être un booster », explique une gestionnaire de fonds américain. Comme dans le cas de Picard Surgelés, des batteries Saft ou de Spie Batignolles, couper les têtes n'est donc pas une idée fixe. Quand l'entreprise tient ses objectifs financiers, les gestionnaires se montrent même assez peu directifs. « On ne prend pas les décisions à la place du management. On intervient comme un catalyseur pour lui permettre d'accélérer le développement de l'entreprise », note Martine Clavel, d'Apax. Résultat, dans ces entreprises aux reins solides, les salariés et leurs représentants notent rarement de grands changements dans les pratiques managériales et l'organisation du travail. Pas de plan social ni de gel des embauches ou de détricotage des accords d'entreprise. Les efforts portent plutôt sur l'optimisation des achats, la gestion des stocks, la mise en place de systèmes de reporting au jour le jour. Des méthodes aussi à l'œuvre dans les groupes cotés… Cas pratique avec le fabricant de briques et de tuiles Terreal, ex-Saint-Gobain, passé sous la coupe de fonds d'investissement voilà deux ans.

On veut notre part du gâteau ! » Début septembre, une bonne partie des 1 700 salariés français de Terreal ont stoppé les machines et cessé le travail, sur les 14 sites de production. À Chagny (Saône-et- Loire) comme à Bavent (Calvados), à Casteil (Pyrénées- Orientales) comme à Roumazières (Charente), un seul mot d'ordre : le partage de la plus-value financière.

Rachetée à l'automne 2003 par les fonds américain Carlyle et français Eurazeo pour 514 millions d'euros, dettes comprises, l'ancienne filiale de Saint-Gobain, spécialisée dans la fabrication de briques et de tuiles en terre cuite, annonce l'été dernier qu'elle change à nouveau de mains. Et de prix. LBO France, le nouvel acquéreur, reprend l'entreprise pour 860 millions d'euros. Pour les deux vendeurs, c'est le jackpot. En moins de deux ans, en tenant compte de l'effet de levier, ils multiplient leur mise de départ par 3,5. Pour les dirigeants, la culbute financière est plus spectaculaire encore. De quoi aiguiser l'appétit des salariés qui, après six jours de grève, obtiennent quelques grosses miettes. Soit une augmentation générale des salaires, hors encadrement, de 1 % et deux primes exceptionnelles d'un montant global de 500 euros. Une victoire pour le personnel, qui ne dissipe pas pour autant les inquiétudes nées des deux LBO successifs. « Quand on rachète une boutique 860 millions d'euros, il faut la rentabiliser. Il va y avoir une pression plus forte au niveau de l'entreprise, en fabrication comme en commercialisation », pronostique Bernard Gire, le délégué syndical FO. « Notre crainte, c'est que LBO France nous ait rachetés beaucoup trop cher et soit obligé de licencier pour rentrer dans ses frais », ajoute Franck Léger, son homologue de la CFTC.

Les premières annonces sont pourtant encourageantes.

Lors d'un comité central d'entreprise, en décembre dernier, le représentant du fonds d'investissement français confirme les déclarations du P-DG, Hervé Gastinel, parues quelques jours plus tôt dans la presse : un plan d'investissement supplémentaire de 100 millions d'euros. Une somme qui va servir à construire deux nouvelles unités de production : l'une, dans le Nord, fabriquera des tuiles pour les marchés belge, allemand et britannique ; l'autre, dans le Sud-Ouest, des briques.

En octobre 2003, déjà, les salariés et leurs représentants craignaient des lendemains qui déchantent. « Tout le monde s'inquiétait de quitter Saint-Gobain, un groupe solide, où on était bien entouré, bien encadré », se souvient Franck Léger. « On était très réticent à l'idée d'être racheté par un fonds américain. D'autant plus que Carlyle traînait une mauvaise réputation, avec des connexions supposées avec les Bush et la CIA », complète Marc Verdeil, son homologue cédétiste. La cession à des fonds d'investissement ne comportait pourtant pas que des désavantages. Elle redonnait des marges de manoeuvre à l'entreprise, jugée non stratégique par Saint-Gobain. Et elle éliminait les risques de doublons, qui n'auraient pas manqué de surgir en cas de revente à un industriel concurrent. Des arguments rappelés à l'époque par le PDG, et par les représentants des deux fonds, lors d'une rencontre avec les salariés de l'usine de Roumazières, la plus grosse unité de Terreal.

Deux ans plus tard, le bilan est positif. Portée par un marché de l'immobilier très favorable, l'entreprise a augmenté son chiffre d'affaires et amélioré son résultat brut d'exploitation. Mais à quel prix ? « On fait le minimum d'entretien sur les machines et on n'a plus de stock de pièces de rechange », déplore Laurent Délias, le délégué cégétiste. « Carlyle et Eurazeo ont fait zéro investissement pour engranger le pognon. On restreint sur les coûts, l'entretien. Ça se ressent sur l'outil de travail », abonde Bernard Gire. Un constat démenti par la direction. « Les pièces de rechange ne sont plus toujours sur étagère, car on a mutualisé les services de main maintenance et d'approvisionnement entre les sites. Mais les investissements ont presque doublé, passant de 17 millions d'euros par an à 30. On a acheté des réserves d'argile supplémentaires, étendu les capacités de l'usine de Saint-Martin-Lalande, amélioré la qualité des produits et la sécurité des équipements », énumère Hubert de la Villéon, le secrétaire général. En deux ans, le taux de fréquence des accidents du travail a ainsi diminué de 50 %, passant de 21 accidents avec arrêt par million d'heures travaillées à 15.

Dans les unités de fabrication, l'organisation du travail a été revue Objectif : utiliser 24 heures sur 24 les fours à feu continu, extrêmement gourmands en énergie. « On a mis en place le travail posté en 5 × 8 partout où c'est nécessaire, pour répondre à la demande », explique le secrétaire général. En deux ans, près de 130 emplois ont aussi été créés sur l'ensemble des sites. Sans pour autant rogner sur les avantages sociaux des troupes. Les négociations salariales, par exemple, n'ont pas pâti du changement de propriétaire, avec des hausses générales de l'ordre de 2 à 2,5 % par an. « Dans la région Sud, on y a même gagné, car on a comblé certains retards salariaux », note Marc Verdeil. Un nouvel accord d'intéressement, avec une répartition plus équitable entre les sites, a aussi vu le jour l'an dernier. Pour un ouvrier, intéressement et participation représentent deux mois de salaire.

Enfin, la direction travaille sur un projet d'ouverture du capital aux salariés. Reste à convaincre les syndicats. « Quand on négocie les salaires, on nous rappelle déjà le niveau de l'intéressement et de la participation. L'actionnariat salarié, ce serait une troisième bonne raison de limiter les hausses », justifie Bernard Gire. Mais peut-être, aussi, un moyen d'obtenir une part du gâteau si LBO France fait, à son tour, une jolie culbute…

Auteur

  • Stéphane Béchaux