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Politique sociale

La loi de lutte contre l'exclusion connaît des ratés sur le terrain

Politique sociale | ANALYSE | publié le : 01.12.1999 | Anne Fairise

L'objectif de la loi votée en 1998 était de booster l'insertion par l'activité économique. Mais les organismes qui procurent du travail aux personnes en grande difficulté en font un bilan encore très mitigé. Le partenariat imposé avec l'ANPE est parfois mal vécu sur le terrain.

C'est fini. Depuis le 1er novembre à Beauvais, les portes de Toutatis sont closes. Cette entreprise d'intérim d'insertion, qui proposait aux chômeurs de longue durée ou aux jeunes sans qualification des jobs de manutentionnaires ou d'agents de production, a mis la clef sous le paillasson, après six ans d'activité. Faute d'offres d'emploi ? « Non. Faute de combattants agréés », répond Patrick Meistersheim, le gérant. « Depuis février, nous ne pouvons plus faire travailler que les personnes agréées par l'agence locale pour l'emploi dont nous dépendons. Ses critères sont serrés : avoir plus d'un an de chômage n'est pas suffisant. Cette volonté de recentrage ne me pose pas de problème, mais le changement s'est fait trop vite. Résultat ? L'ANPE retient très peu de candidats parmi ceux que nous lui présentons. Et elle n'a pas pour l'instant dans ses fichiers de personnes susceptibles de répondre à nos offres. » Conséquence : Toutatis, qui a permis à 160 personnes, en 1998, d'avoir une expérience de travail, a vu fondre ses fichiers. En octobre, il ne disposait plus que de 35 personnes agréées alors qu'il avait assez de missions pour en faire travailler au moins 50. La viabilité économique de l'entreprise étant menacée, Patrick Meistersheim a préféré jeter l'éponge.

Son cas n'est pas isolé. Dans ce même département de l'Oise, à Breteuil, Fil Multiservices s'apprête à licencier l'un de ses permanents. Cette association intermédiaire qui démarche les PME et les artisans pour trouver des missions de courte durée enregistre une sérieuse baisse d'activité. « 50 % en quatre mois », note Guy Fourmaux, son directeur. Difficile à supporter pour une association qui fonctionne en autofinancement, sans aides publiques. Il n'en faut pas davantage pour que certains responsables incriminent la loi anti-exclusion, alors qu'ils ont tous chaleureusement accueilli, il y a quinze mois, un texte qui dote enfin le secteur de l'insertion d'un vrai statut, inscrit dans le Code du travail. Les structures d'insertion n'auraient, selon eux, jamais autant été fragilisées, du moins les associations intermédiaires. Un comble alors que cette réforme ambitieuse amorcée du temps du gouvernement Juppé est censée redynamiser l'insertion par l'économique. Et renverser une tendance à la baisse : en 1997, la création d'entreprises d'insertion a été stoppée net, leur nombre diminuant même de 4 %. Comme, d'ailleurs, celui des associations intermédiaires.

« Il est trop tôt pour avoir une vue globale des effets sur le terrain », expliquent prudemment les différentes fédérations qui chapeautent les quelque 1 000 associations intermédiaires, les entreprises d'insertion – elles sont 780 – et la centaine d'entreprises d'intérim d'insertion, de régies de quartier ou de chantiers-écoles. Un secteur qui représente environ 50 000 équivalents temps plein. La mise en œuvre de la loi n'en est, il est vrai, qu'à son début : les décrets d'application n'ont été pris qu'en février dernier. Il faudra du temps pour apprécier les effets de la nouvelle législation, qui prévoit une réorganisation complète de l'insertion. Car la loi instaure une orientation préalable des personnes en difficulté par l'ANPE. Elle globalise les aides publiques et, enfin, renforce la coordination locale de l'insertion par l'économique. Pour l'instant, le seul retour est le bilan partiel dressé à la mi-octobre devant la Commission des affaires sociales de l'Assemblée nationale par Hélène Mignon, députée (PS) de la Haute-Garonne, chargée de l'évaluation des dispositifs de la loi. Mais le Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale (CNLE) s'apprête à monter au créneau. Il devait, ces jours-ci, tirer le signal d'alarme sur la situation des associations intermédiaires, jugées « en réelle difficulté ». « Les plus petites auront du mal à se maintenir sans se regrouper », observe son président, Jean-Claude Boulard, député socialiste de la Sarthe et lui-même président d'association.

Des aides portées à 50 000 francs

La loi anti-exclusion a réduit fortement le champ d'intervention des associations, souvent accusées de concurrencer le marché local de l'intérim parce qu'elles pratiquent à grande échelle la mise à disposition de personnel auprès des entreprises. Entre la limitation de leur activité pour éviter les abus et le statu quo, le Parlement a tranché pour une restriction des interventions du secteur associatif, confiant aux entreprises de travail temporaire d'insertion (voir encadré) le soin de faire la jonction avec le monde du travail.

En clair, impossible, désormais, pour les associations intermédiaires d'envoyer une personne en difficulté plus d'un mois dans une même entreprise, alors que, auparavant, la mission pouvait aller jusqu'à trois mois. Pour couronner le tout, une association ne peut plus placer un chômeur ou un jeune dans une entreprise plus de deux cent quarante heures dans l'année. Résultat : « Beaucoup d'associations enregistrent une baisse de leur activité de l'ordre de 50 %. La question de leur viabilité économique est clairement posée », martèle Jacqueline Saint-Yves, présidente de la Coordination des organismes d'aide aux chômeurs par l'emploi (Coorace), qui regroupe un tiers des 1 130 associations intermédiaires.

Les entreprises d'insertion n'ont pas échappé, elles aussi, à une reprise en main, à travers une révision de leur mode de financement. L'aide publique pour chaque poste d'insertion, composée jusqu'alors d'une aide des directions départementales du travail, abondée d'un financement des directions départementales des affaires sanitaires et sociales (DDASS), variable selon les départements, a été portée à 50 000 francs par an, soit un gain moyen de 10 000 francs. « C'est mieux globalement, même si cela reste en deçà de ce que nous espérions », estime Christian Valadou, secrétaire général du Comité national des entreprises d'insertion (Cnei). « Cette refonte occasionne une perte sèche difficilement évaluable pour un tiers des entreprises d'insertion, celles qui étaient particulièrement choyées par les DDASS. Ces entreprises devront s'adapter à une baisse de leur financement au-delà de l'an 2000 », précise-t-il. Elles devront également s'adapter à la reprise du marché du travail. Les personnes « les plus employables » vont en effet profiter du retour de la croissance et quitter plus rapidement l'insertion. Cette situation va obliger certaines entreprises d'insertion à se recentrer sur les publics prioritaires, alors qu'« avec le développement du chômage de masse, elles s'étaient mises à recruter des publics plus ou moins en difficulté ». « La reprise risque de les obliger à se repositionner. Et il leur sera difficile de le faire sans aide financière », conclut Christian Valadou.

Relations tendues avec l'ANPE

L'autre changement majeur, c'est le partenariat imposé avec l'ANPE qui, lui aussi, provoque quelques sérieux couacs. Là encore, les responsables de l'insertion ont bien accueilli l'obligation faite à chaque structure d'insertion d'obtenir le sésame de son agence locale pour recruter. Ils y ont vu l'occasion de « responsabiliser le service public de l'emploi face aux plus exclus ». Objectif de cet agrément des personnes en difficulté, fondé sur un diagnostic « professionnel et social » ? Vérifier que les recrutements des entreprises concernent effectivement les personnes les plus éloignées de l'emploi, mais également mutualiser les moyens pour faciliter l'accès à l'emploi ordinaire.

Mais la mise en place de cette procédure obligatoire a été mouvementée. Ce qui est logique puisque le nombre de personnes potentiellement concernées par les agréments est estimé à 150 000 par l'ANPE la première année. D'ores et déjà, des tensions se font sentir : refus d'agréments considérés par les acteurs de l'insertion comme non justifiés, litiges sur les critères de délivrance des agréments ou sur la définition de « personne en difficulté ». « Les agents de l'ANPE s'intéressent davantage au projet professionnel et nous au diagnostic social », commente Brigitte Ogee, de l'Union régionale Ile-de-France des entreprises d'insertion, qui regroupe une soixantaine d'entre elles. Autre critique faite aux services de l'emploi : les délais de délivrance des agréments sont trop longs. C'est le constat que fait Auteuil Impressions, une entreprise d'insertion qui réalise des brochures, des revues et des livres avec huit salariés, dont trois en parcours d'insertion. « J'ai perdu des clients », explique, de son côté, Patrick Legoff, responsable de T', une entreprise de travail temporaire d'insertion basée à Nice qui, depuis juillet, a placé une centaine de personnes en mission dans le bâtiment, les services et l'industrie. « L'agence pour l'emploi s'est engagée à délivrer les agréments en cinq jours maximum. Mais elle a du mal à tenir le délai. Cela va se ressentir dans nos finances. » Face à ces difficultés, certaines entreprises de travail temporaire d'insertion sont déjà entrées dans l'illégalité, préférant se passer des agréments qui conditionnent les aides publiques pour pouvoir faire travailler leurs salariés.

A contrario, dans certaines entreprises d'insertion, des postes disponibles n'ont pas été pourvus parce que les agences pour l'emploi n'ont pas retenu les candidats proposés. « Pendant trois mois, 4 de nos 19 postes sont restés vacants. L'agence locale pour l'emploi ne trouvait pas de candidat. Nous avons fini par nous adresser aux travailleurs sociaux », explique Patrick Marchand, directeur de l'Envie Dauphiné, une entreprise d'insertion grenobloise spécialisée dans la réparation de matériel électrique. « C'est vrai qu'il peut y avoir des tiraillements. Mais la délivrance d'un agrément est, pour nous, synonyme d'accompagnement long », souligne Michel Sansier, conseiller technique à l'ANPE. Lequel contre-attaque en sortant ses statistiques : 60 000 agréments ont été délivrés depuis le mois de février, dont « 41 % dans la journée, après un entretien avec le candidat », et le cap des 100 000 devrait être atteint à la fin de cette année. Pas de quoi, à ses yeux, incriminer la lourdeur administrative. « Les liens avec les structures d'insertion sont assurés, selon la taille des bassins d'emploi et des agences, par un binôme ou par une équipe spécialisée. » Soit, au total, par au moins 800 agents à plein temps ou à temps partiel.

Mais ce bel optimisme dissimule des situations critiques. À Nice, « c'est la bricole », explique Patrick Legoff, responsable de T'. « Sur le bassin d'emploi, une agence pour l'emploi s'occupe des agréments pour les associations, une deuxième pour les entreprises de travail temporaire et une troisième pour les entreprises d'insertion. » En Vendée, en revanche, une équipe départementale a été constituée en vue de délivrer les agréments pour le compte des cinq agences locales et une rotation a été mise en place entre les agents. Un système qui « marche bien », selon Nicolas Hérauld, délégué régional de la Coorace Pays de la Loire : « Cela permet de diffuser une culture commune entre les agents. »

Les relations entre les différents organismes d'insertion et l'ANPE dépendent aussi des liens qui ont pu se nouer par le passé. « Nous travaillons depuis cinq ans déjà avec l'agence locale pour l'emploi. Avec ce nouveau partenariat, nous allons plus loin », explique Paul Garcia, directeur d'Est Emploi. Cette entreprise de travail temporaire d'insertion basée à Vaulx-en-Velin, dans la banlieue lyonnaise, place environ 120 personnes par mois. « Nous sommes en train d'organiser des réunions mensuelles avec les agents de l'ANPE pour suivre le parcours de nos salariés. » Ce qui est loin d'être le cas partout. Mais après « une période où les interpellations par les organismes d'insertion se sont multipliées », la situation évolue « positivement », note la députée Hélène Mignon dans son rapport. Elle pointe surtout des « blocages relationnels ». « Il y a des questions de personnes entre des directeurs d'agence pour l'emploi et des structures d'insertion », reconnaît-on dans le monde de l'insertion. Mais un vrai partenariat pourrait enfin apparaître dans les comités techniques, en train de se constituer sur le terrain entre les structures d'insertion et les agences locales. La Délégation à l'emploi a promis pour fin 1999 une analyse détaillée de la situation, afin de formuler des propositions générales sur les méthodes de coopération, à l'échelon local.

Faire du quantitatif

Le recadrage de l'insertion par l'économique n'était pas la seule intention du gouvernement. Avec la loi de 1998, il a fait le pari de développer l'offre d'insertion par un doublement, d'ici à la fin 2000, des capacités d'accueil des entreprises d'insertion. Ce qui représente 9 000 emplois en équivalent temps plein. Une annonce jugée « un peu présomptueuse » par le Comité national des entreprises d'insertion, qui a enquêté sur le terrain. « Nous sommes loin du compte. Mais nous avons la capacité d'augmenter de 50 à 60 % le nombre de postes », note Christian Valadou, qui juge insuffisants les fonds dégagés (40,5 millions de francs en 1999). « On risque de favoriser un développement de structures non pérennes si les moyens nécessaires ne sont pas débloqués pour l'ingénierie des projets et la professionnalisation des acteurs. »

Au ministère de l'Emploi, on se félicite que le nombre de postes en entreprises soit passé de « 7 000 à 9 000 en un an ». Quant aux postes d'accompagnement en entreprises d'intérim d'insertion, ils ont doublé. Mais il n'y en a que… 500. Et encore. Il faudrait soustraire ceux de Toutatis, l'entreprise d'intérim d'insertion de l'Oise disparue corps et biens après la refonte du circuit de l'insertion. On ose espérer qu'elle sera l'une des seules.

Ce que la loi a changé

L'association intermédiaire (AI) : elle recrute des personnes en difficulté et les met à disposition de particuliers, d'associations, d'entreprises ou de collectivités locales pour effectuer des tâches peu ou non qualifiées. En 1997, les 1 129 AI ont fourni 41 millions d'heures de travail à plus de 218 000 personnes. Jusqu'alors, elles ne pouvaient se positionner sur des activités assurées par le privé. La loi a supprimé cette clause de « non-concurrence ». Mais, depuis juillet, toute personne mise à disposition plus de seize heures doit avoir été agréée par l'ANPE ; la durée de mise à disposition dans une même entreprise ne peut excéder un mois, renouvelable une fois, et la durée totale de mise à disposition deux cent quarante heures sur une année. Les AI continuent de bénéficier d'une exonération de charges patronales dans la limite de sept cent cinquante heures par an.

L'entreprise d'insertion (EI) : c'est une véritable unité de production de biens et de services marchands qui propose aux personnes en difficulté un contrat de travail de vingt-quatre mois maximum (CDD, CIE ou contrats en alternance) et une formation. Il en existe près de 780, dans le BTP, l'environnement et les services de récupération. En 1997, elles employaient plus de 10 150 personnes en contrat d'insertion. La loi a augmenté les aides attribuées aux EI. Et elles bénéficient, depuis janvier 1999, d'une exonération des charges patronales de 100 % au lieu de 50 %.

L'entreprise de travail temporaire d'insertion (Etti) : elle met à disposition dans le cadre de missions d'intérim des personnes en difficulté auxquelles elle apporte un suivi et un accompagnement. Il en existe 140, fournissant des emplois de manutention, de magasinage, de BTP. La loi a ramené de 180 000 à 120 000 francs l'aide au poste d'accompagnement. En contrepartie, les Etti bénéficient d'une exonération totale des charges patronales.

Auteur

  • Anne Fairise